Premier octobre

Je suis maintenant installé dans la maison des souks que François Vermand occupe en dilettante. Notre cohabitation se passe bien car il n'y a pas vraiment de cohabitation. François habite un appartement tarabiscoté ; je hante, moi, un vaisseau silencieux posé sur la vague bruissante des échoppes, des ateliers de la grande ville arabe.

La nuit est étale, signalée par les appels répétés et rythmés des vigies des nombreux minarets qui la veillent et par le chahut de quelques habitués du hammam voisin.

La maison est vaste. Passé le porche en ogive et ses lourds vantaux de bois que l'on ferme le soir, passé le fouillis de cartons, de ballots, de ferrailles et de sacs plastique de la cour du khan, on y accède par un escalier de pierre d'une seule volée.

Le corps d'habitation est au premier étage et sa forme générale est celle d'un "U" auquel les âges ont ajouté quelques excroissances. C'est l'ancienne résidence consulaire de l'Empire austro-hongrois dont la partie la plus ancienne aurait été bâtie au 16ème siècle. Elle a sans douté été détruite en 1822 par le tremblement de terre qui a alors rasé la ville, puis elle a été pillée en 1945 lors d'émeutes fomentées par les autorités françaises déçues par l'ingratitude des colonisés qui les chassaient. Elle n'a rien d'un palais. Les plafonds sont faits de poutres de bois rondes. Les murs sont peints d'un blanc inégal et brillant.

Face à la porte, un couloir droit dessert les pièces communes, le petit salon et la terrasse. On peut déceler sur la droite les traces d'une double circulation qui permettait autrefois aux maîtres et à leurs invités de ne pas rencontrer les domestiques. L'appartement est sur un seul niveau, mais chaque pièce est précédée d'une ou deux marches à monter ou à descendre car la construction suit la pente naturelle du souk.
Le grand salon est de la fin du XIXème siècle, rêve de bourgeois orientaux avides de légitimité occidentale. Une colonne centrale en inspire l'agencement dédoublé : deux salons, deux tapis, deux grands miroirs face à face. La pièce, au-dessus des toits des boutiques, est claire, si claire. Un piano à queue vermoulu de gammes patientes et laborieuses occupe tout un coin. François y laisse quelques partitions de piécettes baroques qu'il casse régulièrement quand il est désoeuvré.

Sa chambre est au centre de la maison. Il dort dans un lit double sous une Vierge à l'enfant chromo qui se mire inlassable dans les glaces d'une armoire digne d'une chambre de meublé provincial. De cette chambre, il n'a rien touché, rien déplacé. Il s'y pose la nuit plus qu'il ne s'y couche. Il s'y pose seul, en voyageur de commerce interculturel consciencieux.
Hôte excentrique, il m'a éloigné. De la chambre qu'il m'a cédée et qui après avoir été murée vient d'être ouverte et restaurée, il me dit qu'il voulait faire un salon arabe. Il n'en a rien fait. Un tapis, un coffre, un lit simple et sobre, des murs blancs sans aucune des atteintes de décoration qui touchent les autres pièces, je profite pleinement de mes quatre fenêtres.
Mes quatre fenêtres sont des compagnes charmantes. Quatre fenêtres au nombre des épouses qu'autorise l'Islam.

La première est une ancienne porte. Elle ouvre sur la terrasse et ses barreaux soutiennent un plant de jasmin.

La deuxième, percée dans une cloison de bois, est fermée de volets verts fraîchement repeints.

La troisième est une porte vitrée ouvrant sur un balcon qui surplombe le khan. Le balcon est de la juste largeur d'un matelas, et lorsque j'y ai dormi, ces dernières nuits chaudes, sa rambarde de fer forgé me faisait comme un lit-cage de jeune enfant.

La quatrième encadre un dôme et un minaret, que complète en ce début d'automne le croissant de lune qui chaque soir décroît.
Jean Cocteau, je crois, disait que si le feu prenait à sa maison, il sauverait le feu. Si la tempête assaillait le vaisseau du souk, j'emporterais mes fenêtres, et avec elles, la brise, la lune et le chant des muezzins.

Mathieu Talence

Plus tard : je n'ai pas parlé de la terrasse. Elle est le seul endroit que François ait tenté d'aménager lui-même. En effet, il a trouvé la maison telle qu'elle est, à peine émergée du siècle dernier et de souvenirs de famille sans prix. Il était parfaitement impossible d'y changer quoi que ce soit. Alors, il a bordé la terrasse de plantes en pots mangées de mauvaise herbe. De la vigne du khan, il a monté un rejet, qui court sur la rambarde. Coeur ouvert de la maison, il l'occupe et je ne saurais ni ne voudrais lui disputer cet espace. 
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