diegese
diégèse 2006

l'atelier du texte

Séquence 10
Séquence 11
Séquence 12


C'est une lumière vive. C'est une lumière très vive, blanche, et l'on ne peut pas comparer cette lumière blanche, très vive, à une autre lumière. On ne peut pas dire que c'est une lumière comme dans ce lieu ou dans cet autre lieu, comme dans cette circonstance ou comme dans cette autre circonstance. On peut le dire, mais on sait que c'est inutile. C'est une lumière qui n'existe que comme lumière de mise en scène.

Et c'est Mathieu qui vient. Il entre, il ne s'assoit pas. Il est derrière le canapé. Il est debout derrière le canapé.

Mathieu : je vois se dessiner un paysage. Je vois se dessiner un paysage montagneux. Je vois et j'entends. J'entends aussi ce paysage de montagne. Je suis seul. Je suis seul à voir ce paysage. 

Vous ne voyez rien. 

Vous ne verrez jamais rien. 

Vous ne verrez jamais rien, rien de mes sentiments, rien de mes désirs, rien de mes peurs ni même de mes plaisirs. Je veux parler de mes sentiments véritables et de mes désirs véritables et de ce qui me fait véritablement peur ou de ce qui me fait vraiment plaisir. Vous ne verrez jamais rien de tout cela car je suis nécessairement dissimulateur, par nécessité, par profession. 

C'est mon métier. Mon métier ne porte pas de nom. On peut dire, par approximation que je suis prostitué, mais d'une prostitution particulière. Je me loue. Mes prestations sont tarifées. Je me loue comme ami. Je fais l'ami auprès de gens qui n'ont pas d'amis. Je propose plusieurs types de contrats d'amitié qui peuvent varier dans leur durée et dans les prestations fournies. Dans certains cas, je peux sous-traiter, je peux sous-traiter mes contrats d'amitié à des sous-traitants qui sont d'anciens stagiaires, car j'accepte des stagiaires, j'accepte parfois les stagiaires à qui je donne des certificats avec lesquels ils peuvent essayer de proposer leur propre prestation tarifée d'amitié. 

Combien est-ce que cela coûte un ami ? Cela coûte à peine plus cher qu'un ami supposé gratuit, car nous, les amis sous contrat, n'acceptons aucun cadeau, ni à Noël ni pour notre anniversaire, ni pour quelque autre raison que ce soit. Notre anniversaire est d'ailleurs fêté à la date qui convient le mieux au client et il garde les cadeaux, il garde ensuite les cadeaux. 

Je peux détailler les principales caractéristiques de l'offre. Quel est mon argument publicitaire, mon argumentaire de vente, ma promotion, le mot-clé ? L'apaisement. Je propose l'apaisement. Dans une vie troublée par des amours difficiles ou l'absence d'amour, dans une vie compliquée par des passions ou l'absence de passion, par le désir, un trop plein de désirs ou l'absence de désirs, mon offre, ma proposition, mon marché, c'est l'apaisement, le lieu d'une relation enfin apaisée avec un autre et cet autre, c'est moi et c'est moi que vous payez pour cela. Je propose des contrats de courte durée ou de durée moyenne. Je propose des contrats extensifs ou des contrats intensifs. Les contrats intensifs sont de courte durée, ce sont, par exemple, des contrats de vacances et ce sont des vacances à la mer ou à la montagne, à la campagne ou à l'étranger. Il existe des clauses particulières du contrat qui définissent ce qui est pris en charge par le client et ce qui constitue mes frais professionnels, mes frais professionnels réels. Ensuite, tout dépend de ce qui se passe. C'est de l'ordre du secret professionnel. Il peut s'agir tout aussi bien de susciter des surgissements insensés au coeur de la ville que de proposer une longue promenade calme pour apaiser une journée mouvante. Après, c'est professionnel.

Je vais lancer prochainement les contrats extensifs à durée indéterminée, le CDI de l'amitié, avec des interventions ponctuelles, espacées tous les cinq ou les dix années. Je propose aussi le contrat d'amitié de fin de vie et j'organise alors les obsèques et je remplis une page entière du livre de condoléances, je remplis même une page entière.

Je dis que ce métier ne porte pas de nom alors qu'il s'agit bien de prostitution. On me demande parfois s'il m'arrive d'éprouver des sentiments pour mes clients comme on demande à la prostituée s'il lui arrive d'éprouver du plaisir avec ses clients. Nous, les professionnels de l'amitié savons bien que la question n'a pas de sens, n'a aucun sens, que la question des sentiments ou du plaisir est une question d'un autre ordre, que l'existence même du contrat évacue, évanouit, détruit, disperse. Ce serait poser la question du sommeil à un somnambule.

On me demande aussi parfois ce qu'est ma vie et même parfois aussi, et même parfois, parfois, si j'ai une vie, si j'ai une vie autre, une autre vie que celle professionnelle d'ami tarifé, de prostitué de l'amitié. Et la question n'a pas plus de sens que la question du plaisir et des sentiments et je ne peux pas répondre à cette question, à cette autre question et je ne peux même pas entendre cette question, cette autre question. On voudrait tout savoir sur moi, mais c'est un fantasme et le fantasme n'est pas inscrit dans les clauses particulières du contrat. Ce serait même une clause de rupture.

Noir.
Séquence 12