mars 2009




Noëmie
1
Je ne sais plus dépasser le souvenir de ton sourire et tes yeux mêmes sont cachés par l'oubli qui demeure. J'ai souhaité cet oubli. J'ai voulu oublier de toi ce qui pouvait me faire souffrir et puis, avec le temps, c'est désormais cet oubli qui me fait souffrir. Tu n'es plus dans aucun des lieux où je vais. Je ne connais plus personne qui pourrait évoquer ton nom. Tu ne connais certainement rien de ces paysages et nous nous croiserions un jour sans nous reconnaître dans une foule nouvelle que nous n'aurions pu imaginer. Elle est là, cette histoire qui commence et qui finit par "il était une fois". Il était une fois, un instant, un instant soudain, il était une fois, un instant la vie et puis tu as repris le temps, un instant, tu as repris le temps. Elles sont là, mes histoires, déliées pourtant de toute promesse à ton égard, de tout espoir aussi et comme le ciel s'assombrit et comme j'aurais pu aussi te choisir comme tristesse. Connais-tu toi aussi quand le corps se dessèche de tristesse dans le lit du soir, quand le sang entier afflue dans la poitrine et retrouve tous les pleurs depuis le premier jour, les pleurs de l'enfance, des morts, des séparations, les fins des films d'amour tristes, toutes ces fictions qui nous préparent à disparaître ?
2
C'est en fait le seul élément de fiction que j'aie trouvé pour jouer mon rôle de personnage, l'amour. Pour préciser ce rôle et le rendre un peu dramatique, il s'est agi d'amour perdu. Je sais bien que ce sera là le seul élément de fiction que j'aurai trouvé et je ne saurais en trouver un seul autre pendant le mois qui vient et qui, pour toute cette année, est mon dernier mois de parole et aussi mon dernier mois d'écriture. Je vais donc continuer à décrire et à évoquer cet amour perdu. Mais le texte s'évide à ton absence.
3
Mais je sais que ton absence masque l'absence de cet enfant et que ton absence ne sera jamais qu'intermittence face à l'absence éternelle de cet enfant qui n'est pas venu, qui ne viendra pas, qui ne viendra plus. Je ne connaîtrai ni ses rires ni ses pleurs, je ne connaîtrai que son absence et je ne saurai jamais arrêter le souvenir, ni de ses rires ni de ses pleurs. Mais je sais que ton absence n'est rien. Mais je sais que ton absence ne sera plus rien.
Parfois je vais confronter le souvenir et son absence dans une ville qui n'est pas une ville, une ville qui est un souvenir et qui est le souvenir le plus banal. Cette ville, c'est Venise, ou c'est la nuit et parfois c'est la neige. J'aime la neige. La neige détourne les yeux, déroute, embue les yeux d'aucune autre émotion que le froid, que le petit froid de la neige. Parfois je laisse mes souvenirs aller seuls à Venise sur la lagune trop pâle. Suis-je capable, suis-je en état de les accompagner ?
4
C'est peut-être pour cela qu'une femme seule semble toujours abandonnée. Elle n'a pas d'enfant. J'ai tenté longtemps et je tente encore parfois, peu souvent, pas si souvent, parfois seulement, de ressembler à une aventurière. Les aventurières sont les seules femmes seules qui ne semblent pas abandonnées dans leur solitude. Une aventurière est une femme que l'on rejoint. C'est une femme qui rejoint, qui revient, qui part, qui arrive. Ce n'est pas une femme abandonnée. Je ne renonce pas à faire croire parfois que je suis une aventurière. Je ne sais pas si j'y parviens. Puis j'arrête de jouer à l'aventurière. Alors il ne se passe rien. Il ne se passe plus rien. Alors je pense à toi et dès que je pense à toi, c'est bien l'angoisse qui revient prendre le pouls de ma vie et qui s'impose et qui traîne.
5
Je n'ai jamais voulu être un homme. L'année dernière, l'année d'avant encore, j'ai regardé ces deux hommes que j'accompagnais et qui parfois m'accompagnaient. J'ai vécu avec eux leur vie d'homme pendant deux fois une année. Je ne voulais pas être un homme. Je ne voulais être ni Gustav, ni Mathieu. Je n'aurais pas voulu être toi non plus. Je n'ai jamais pensé que j'aurais pu être toi. Mais je me sens si peu une femme, une femme pour si peu et je ne suis plus la jeune fille de ma mémoire, et il est toujours plus difficile de retrouver le reflet de cette jeune fille dans les miroirs. Je devrais repartir en voyage pour retrouver l'illusion des voyages et avec cette illusion l'illusion des paysages, l'illusion des parfums, l'illusion d'autres agencements de couleurs, l'illusion du dépaysement et donc celle de la nostalgie.
6
Si je partais en voyage, je pourrais partir n'importe où. Mais je sais que je regarderais le calendrier des années précédentes et que si je partais aujourd'hui, je partirais vers l'Italie et j'arriverais sur les lidos de l'Émilie Romagne, dévastés par l'hiver. Je serais seule. Je resterais seule. je voudrais rentrer. Je penserais un peu à toi avant d'en mesurer l'inamovible inutilité. Tu es mon souvenir inutile. Tu es mon souvenir. Je regarde ton souvenir par la fenêtre et de la fenêtre, je ne vois plus que l'encadrement. Mon regard ne dévoile rien, ne découvre rien. Je ne sais plus vraiment si c'est toi que je cherche.
7
Je ne sais même plus si j'ai su que tu existais. Je dois laisser même ton souvenir. Il ne me dit plus rien
Comment sera désormais le monde sans toi ni le souvenir de toi ? Il sera peut-être en dehors des mots, au delà de l'ici de ces mots, ailleurs. Je n'aurai peut-être plus rien à écrire d'un monde sans toi. 
Je m'étonne des rues de la ville. Je m'étonne des rues des villes. Je regarde. La ville sans ton souvenir est une autre ville à laquelle il faut que je m'habitue. Je ne sais plus. Puis il y a les bruits de la ville, des bruits de ville, des bruits de n'importe quelle ville. Je me rappelle ton absence qui s'ajoute à la disparition, à ce pèlerinage vers le vide.
8
Ainsi, je dois reconnaître et je le reconnais, et je le reconnais parfois, et je le reconnais sans cesse, qu'entre ton absence et le souvenir de toi, ce souvenir qui n'est jamais ton souvenir, je ne sais donc pas vraiment ce qu'est la vie. Et je pense parfois que tu es une chimère et je relis Descartes et je sais cependant que les sirènes, les hippogriffes et choses semblables sont forgées par moi-même.
Je me rappelle pourtant quand j'avais dans la tête l'idée d'en finir avec toi, avec tes foucades, tes sursauts, la brutalité de tes escapades sans suite.
9
Je sais désormais que je n'en finirai pas. Je n'en finirai jamais avec toi puisque tu es ma vie, comme sont ma vie aussi tous les paysages et toute la mémoire des paysages. Je n'en finirai pas avec toi comme je n'en finirai pas avec ma tristesse. Il n'y a pas de transparence. Il y a parfois un peu de suffisance, parfois encore un peu d'insuffisance. Je suis ainsi vouée à la tristesse et à ton souvenir même si je parviens parfois à les dissocier l'un de l'autre. 
Je l'ai cherché. Je l'ai bien cherché. On dira que c’est comme ça. On verra bien. On va bien voir.
10
J'étais l'an dernier à Todi. Nous étions tous les trois l'an dernier à Todi. Nous ne savions pas ce que nous y faisions, chacun dans des souvenirs distincts. 
Le jour est venu d'écrire que mon amour perdu n'est pas Mathieu, que mon amour perdu n'est même pas Gustav, qui est le personnage principal de ce qui n'est pas une histoire, de ce qui n'est pas mon histoire. Nous n'avons eu ni les uns ni les autres le courage, le courage ou l'opportunisme de mêler des textes d'amour, de les croiser, de les suspendre. C'est ainsi. Nous resterons des personnages juxtaposés dans le temps long du texte et de la vie, sans retour. Il reste seulement qu'il faut mieux regarder les choses. Il reste parfois les odeurs. Si je parviens à retrouver cette exacte odeur, celle-là même qui mêlant épice et sueur me rendrait un peu de joie et un peu de peine, à moins que les volutes sonores ne la remplacent et m'emportent brillamment ailleurs.
11
C'est le voyage d'Italie qui prend la place de l'amour, du souvenir, de ton souvenir, toute la place de la mémoire et ainsi de la nostalgie. J'aurais pu ne pas aller à Subiaco, qui est comme le nom d'un baiser dans le langage populaire. J'aurais pu ne pas y aller et ne pas y retourner non plus. Mais Subiaco est là désormais et prend la place de tous les baisers, de toutes les tendresses. Le jour n'est pas venu de dévoiler ton nom.
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Ce que je redoutais est arrivé. Actrice, il y avait bien sûr l'angoisse du vide, du trou, de la perte du texte. Il y a désormais ici l'angoisse du vide, du trou, de la perte du texte. 
J'avais 91 jours pour m'expliquer et je n'avais rien à expliquer. J'avais 91 jours pour parler de toi et je ne savais pas parler de toi. J'avais 91 jours pour pleurer un amour perdu et je ne savais pas pleurer. 
Et le temps a passé. Et le texte a défilé. Et il reste du temps mais je ne suis pas certaine qu'il reste du texte. Je suis ainsi demeurée sans intention de venir, sans l'intention de venir, sans intention de partir, sans l'intention de partir.
13
Que devrais-je raconter que je n'ai pas encore écrit ? Un accident ? Il n'y a pas de fiction sans accident. C'est même de cette façon que l'on schématise, à l'Université, la fiction, comme un accident sur la ligne du temps. De cet accident sont ensuite définies des antériorités et des postériorités. Il n'y a pas d'accident dans mon récit et dans le récit de ce voyage et de ces jours avec Gustav et Mathieu, il n'y a que des micro accidents pour de micro récits. Je n'ai plus de micro accidents à raconter ici.
Il resterait le vrai... Mais qu'est-ce que le vrai ? Vous ne verrez jamais rien, rien de mes sentiments, rien de mes désirs, rien de mes peurs ni même de mes plaisirs. Je veux parler de mes sentiments véritables et de mes désirs véritables et de ce qui me fait véritablement peur ou de ce qui me fait vraiment plaisir.
Où es-tu dans cette histoire qui se perd ?
14
De toutes ces années, je ne me rappelle aucun accident. Je me rappelle parfois la pluie qui oblige à presser le pas. Je me rappelle parfois le froid qui aide à demeurer. Je me rappelle des attentes, parfois d'interminables attentes pour partir, pour revenir, pour aller ici ou là, sans aucune autre indication du motif de ce déplacement. Mais je ne me rappelle aucun accident. Nous ne serions donc pas dans une fiction. Ce serait donc autre chose ? La vie ? Il y a sans doute la vie, la vie, la vie douce, qui s'étale doucement, étale, étalée, et le vent qui s'adoucit, et la sève des arbres qui sans doute, remue, doucement.
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Qu'est-ce que je pourrais bien annoncer ? Qu'est-ce que je pourrais bien décrire, puisque l'annonce et la description seraient la base de l'écriture ? Je n'ai plus rien à annoncer et je ne sais rien décrire, ni le ciel bleu ni même un ciel de traîne aux nuées en volutes. Je ne peux cependant pas me taire. Je pourrais alors te dénoncer. Je pourrais raconter tes escapades qui reviennent encore, après tout ce temps, dans certains de mes rêves. Je voudrais inventer. Je voudrais pouvoir inventer.
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Alors si je devais inventer, j'inventerais encore un voyage et ce serait encore un voyage en Italie. Je vous accompagnerais encore vers les plages frileuses de Fregene à la fin de l'hiver. J'inventerais encore des marches dans le sable et les pas sur le sable feraient des signes qui ne seraient pas des signes et qui seraient des messages et qui seraient de la mémoire pure. Les mots de la fin de l'hiver sont des mots de fin d'hiver.
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J'inventerais la fin de l'hiver, un peu de soleil, une lune montante, l'Italie tout occupée à produire et à reproduire la Méditerranée. Tu ne serais pas là. Je t'appellerais parfois. Tu ne répondrais pas. Ce serait encore un film trop long. Ce serait encore un film avec beaucoup trop d'images pour aussi peu de mots, aussi peu d'événements. Ce serait encore un film et ce ne serait pas encore un texte. Ce serait un film pour lutter contre la solitude ou l'impression de solitude.
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Les personnages ne s'interrompent jamais. Les personnages ne sont pas malades, ne sont pas indisponibles. Ils demeurent. Ils occupent le terrain et ils occupent aussi l'espace. Alors le monde continue.
Je vais prochainement laisser la place à Mathieu. Il a en soute une biographie beaucoup plus complète que la mienne et beaucoup plus romanesque aussi. Mathieu est un personnage beaucoup plus romanesque que je ne pourrai jamais l'être. Il suffit donc d'avoir encore un peu de patience pour retrouver le roman et avec le roman un peu de fiction. Pourtant, le genre du texte, le premier genre, le seul genre, presque le seul genre, c'est le drame. C'est ce drame indéfiniment recommencé, et qui fixe le souvenir, et qui nous permet de nous souvenir.
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C'est d'accord, il n'y aura pas de drame. Il n'y aura plus aucun drame. Je vais laisser encore quelques mots. Je vais laisser encore quelques signes. Je vais encore marcher la nuit sur des plages désertes. Je ne rencontrerai personne. On ne retrouvera pas mon corps inerte sur le sable au matin. Il n'y aura pas d'histoire. Je ne vais pas faire d'histoire. Je ne joue pas la comédie. Aux enfants, est-ce que l'on dit toujours aux enfants qu'ils doivent arrêter de jouer la comédie, quand ils pleurent, quand ils pleurent sans avoir mal, quand ils pleurent et que leurs parents leur disent qu'ils n'ont pas mal ?
Mais je me souviens et j'ai mal. Je ne joue pas la comédie. Mais tes bras s'amenuisaient à mesure du temps déçu et je ne savais alors rien de toi, rien dire et dans mes rêves.
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Ainsi, malgré tous les efforts que je fais pour te chasser des mots, tu reviens, avec ton appareil d'images et de souvenirs. Tu reviens car tu es mon seul accident et tu es ma seule peine. Je ne voudrais plus dormir mais je dors et je dors encore, je sais que je vais me calmer et que demain, c'est le printemps et que je pourrais aussi décider que tout cela est terminé et qu'il faudrait faire autre chose, autrement et je partirais, je prendrais un billet d'avion pour une destination bizarre, orientale.
21
Mais encore une fois, je ne partirai pas. Tous les voyages sans toi sont un seul et même voyage d'attente, de diversion. Alors je vais rester ici pour ces quelques jours et remplir mon contrat et continuer à parler de toi sans jamais dévoiler ton existence, ton absence, ni ta réalité même. Je garde pour moi la douceur de certains duvets, l'âpreté de tes lèvres dans l'amour, un peu de sueur qui venait parfois. Je garde cela pour moi, au delà même de la mémoire. Est-ce que tu sais encore jouer l'amoureux ? J'imagine des cache cache, des yeux qui se croisent et le lit si proche, et toute la tendresse et tout l'amour de la tendresse morte.
22
C'est désormais le printemps. Je ne sais que faire des changements de saison. Mes souvenirs de printemps, cependant, sont différents des souvenirs des autres saisons. Les souvenirs de printemps sont des souvenirs indistincts où le soleil semble toujours avoir été volé à des ciels plombés, à des pluies implacables. Mais puisque c'est le printemps, on ne se rappelle que le soleil. Je ne vais pas te laisser entrer dans les souvenirs de printemps. Tu resteras en dehors. Je traquerai le soleil. 
23
Nous ne gardons que quelques mots de notre existence de personnages, quelques mots accrochés, quelques mots noués à des images persistantes, des images de soleil dans la pluie, des images de nuit dans le jour aussi. De toutes les répliques que nous sommes conduit à lancer, nous ne savons jamais quelle sera celle qui fera mouche, celle qui fera citation, celle qui sera reprise comme étant la réplique constitutive du personnage que nous devons jouer. Que disais-je l'année dernière ? Rien ou presque, un peu de Descartes, tronqué maladroitement pour ne pas laisser passer mon tour. Que disais-je il y a trois ans ? Rien encore, laissant l'auteur à la crainte de la mort. Qu'aurais-je dit en fin de parcours, en fin de compte, en fin de texte ? Rien pour moi. Pour qui voudra lire, cela reste indécidable.
24
Je devrais commencer à penser à ce que je vais faire après cette écriture. Je n'aurai pas rempli ma mission mais il n'était sans doute pas possible de la remplir. Je ne sais pas si je lirai ce que Mathieu écrira pendant ses quatre-vingt-onze jours, puis plus tard, Gustav et puis D., quand l'hiver sera revenu. Je ne sais pas si je partirai en voyage. Je ne sais pas si j'aurai envie de contredire, de compléter, de corriger, de modifier les textes qu'ils écriront. Je ne sais pas si j'y attacherai de l'importance, comme si tout cela était très provisoire. J'irai certainement à Venise, il paraît que l'on y oublie.
25
Car pour moi l'oubli serait un accès à l'existence. Un personnage n'oublie rien de toutes ses ellipses. Les séquences d'un personnage sont gravées pour tout le temps du texte et aussi pour tout le temps de la lecture du texte et la lecture peut se faire aussi rétrospective. Oublier n'est permis que pour les vivants, pour ceux qui ne jouent aucun rôle, qui ne jouent pas de rôle. Rêver aussi. Je partirai ainsi à Venise entre le rêve et l'oubli, pour vivre sous le signe du sommeil.
Te rappelles-tu combien je t'aimais à Venise ?
26
Je pense avoir compris hier pourquoi je ne parvenais pas à écrire ma fiction. C'est bien que c'est impossible d'être un personnage qui écrit sa propre fiction. Je pourrais être un personnage qui écris une fiction. Cette fiction serait d'un autre ordre diégétique. Je ne peux pas être un personnage qui écrit une fiction du même ordre diégétique que celui qui l'institue comme personnage. La proposition me met face à la mise en abyme infinie du personnage qui écrit un personnage qui écrit un personnage qui écrit un personnage qui écrit un personnage qui écrit un personnage qui écrit un personnage qui écrit un personnage qui écrit un personnage qui écrit... ad libitum.
Et pourtant, des trois personnages, je suis celle qui assume le mieux la fonction de personnage.
27
Et si je disparaissais ? 
Je pourrais disparaître, laisser ici le texte qui ne s'écrit pas, que je n'écris pas. 
Pourrais-je encore exister en dehors de cet espace du texte qui n'est pas encore écrit ? 
En quelques lignes, le printemps est venu. En quelques lignes, le soleil vient et repart. En quelques lignes je suis allée à Venise et je ne suis pas allée à Venise. En quelques lignes, j'ai appelé cet amour perdu et j'ai oublié cet amour perdu. En quelques lignes, j'ai tenté d'exister. En quelques lignes, il y a eu le soir, le jour, la lumière et la nuit. C'est ce qui fait le texte, le soir et la lumière.
28
Je n'ai peut-être pas échoué. J'ai peut-être accompli ma mission. J'ai peut-être prouvé qu'il ne se passe jamais rien. Il n'y a que le souvenir. Il n'y a que dans le souvenir qu'il s'est passé quelque chose. Parfois dans l'avenir aussi. Le présent est parfaitement calme. Il ne se passe jamais rien au présent.
Il y a bien la passion... Mais la passion ne fait pas événement. Est-ce que la passion, l'évocation de la passion, de la passion littéraire, peut être autre chose qu'une didascalie, qu'une indication de texte, une indication de jeu ?
Je voudrais ne plus rien faire. J'ai déjà connu cela.
29
Je manque d'énergie. C'est pourquoi il ne se passe rien. Il me faudrait plus d'énergie pour distinguer autre chose que mon évanescence à la vie qui mêle les paysages, les temps et les personnages. Il s'est sans doute passé quelque chose. J'aurais pu construire une fiction. Il aurait alors fallu que j'hystérise les paysages, les temps et les personnages. J'ai su le faire, avant. Je savais le faire, avant et de cette fiction possible, il ne reste qu'un seul mot : avant.
De mes voyages, il ne reste que des idées de voyage. Ces idées de voyage peuvent aussi provoquer de la lassitude qui vient encore entamer l'énergie qui pourrait demeurer. Il faudrait changer. Il faudrait inventer des jeux nouveaux pour de nouveaux temps. Mais cette vie, comme le dit Descartes, il est pourtant sûr que ce n'est pas rien du tout.
30
Je n'ai plus que deux jours ici. 
Je pense à tout ce que je n'ai pas raconté, à mes souvenirs, à ce livre de mémoires. Qui se souvient encore que je suis journaliste et que j'ai présenté le journal télévisé ? C'est sans doute ce qui me rend inapte à la fiction. Pendant toutes ces années, j'ai cherché et j'ai espéré l'événement parfait, l'événement inoui à annoncer. Cet événement serait fugitif et précis. Sur cet événement, nous pourrions méditer sur la fugitivité de la vie.
J'aurais pu écrire que je me souviens encore des informations du premier journal télévisé que j'ai présenté. J'aurais pu raconter l'attente et le trac avant le premier journal télévisé que j'ai présenté. J'aurais pu avouer que je ne me rappelle aucune des informations du dernier journal télévisé que j'ai présenté. Et je me souviens que le jour de ta mort, je n'ai pas annoncé ta mort et je me souviens que le jour de ton départ, j'ai demandé à ce que l'on me remplace et je me souviens bien de mon émotion.
31
Et puis qu'est-ce que j'ai écrit depuis 90 jours ? Je n'ai jamais rien écrit d'autre que la dévastation de l'amour et du manque d'amour. J'ai écrit aussi les limbes de l'absence, de cette absence qui n'est même plus une absence après tout ce temps, qui n'est même plus un manque, après tout ce temps, qui n'est plus que le temps qui continue de passer, qui ne fabrique plus de souvenir, qui va finir par ne plus provoquer de sensation, ce temps qui perd sens. Qu'est-ce que j'ai écrit ? S'agit-il vraiment d'écriture ? Je ne sais plus de quoi il s'agit.
Je n'ai rien dit de ce travail que j'ai accepté en 2006. J'étais didascalienne pour un acteur qui avait perdu le sens. J'avais accepté ce travail pour me servir à moi-même ma propre didascalie, celle qui dit ce que je dis, qui donne sens à ce que je dis, à ce que je fais et exprimer ce que je pense, et dire ce que je pense sans que je l'aie dit ou, alors même que je dis autre chose.