Diégèse | |||||||||
mercredi 6 août 2014 | 2014 | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
Joséphine
Gavaudan, que toute la
ville connaissait sous le diminutif
familier de Fine, était
une grande et grosse gaillarde d'une trentaine
d'années. Sa face carrée, d'une ampleur masculine, portait au menton et
aux lèvres des poils rares, mais terriblement longs. On la nommait
comme une maîtresse femme, capable à l'occasion de faire le coup de
poing. Aussi ses larges épaules, ses bras énormes imposaient-ils un
merveilleux respect aux gamins, qui n'osaient seulement pas sourire de
ses moustaches. Avec cela, Fine avait une toute petite
voix, une voix
d'enfant, mince et claire. Ceux qui la fréquentaient affirmaient que,
malgré son air terrible, elle était d'une douceur de mouton. Très courageuse à la besogne, elle aurait pu mettre quelque argent de côté, si elle n'avait aimé les liqueurs ; elle adorait l'anisette. Souvent, le dimanche soir, on était obligé de la rapporter chez elle. Toute la semaine, elle travaillait avec un entêtement de bête. Elle faisait trois ou quatre métiers, vendait des fruits ou des châtaignes bouillies à la halle, suivant la saison, s'occupait des ménages de quelques rentiers, allait laver la vaisselle chez les bourgeois les jours de gala, et employait ses loisirs à rempailler les vieilles chaises. C'était surtout comme rempailleuse qu'elle était connue de la ville entière. On fait, dans le Midi, une grande consommation de chaises de paille, qui y sont d'un usage commun. Antoine Macquart lia connaissance avec Fine à la halle. Quand il allait y vendre ses corbeilles, l'hiver, il se mettait, pour avoir chaud, à côté du fourneau sur lequel elle faisait cuire ses châtaignes. Il fut émerveillé de son courage, lui que la moindre besogne épouvantait. Peu à peu, sous l'apparente rudesse de cette forte commère, il découvrit des timidités, des bontés secrètes. Souvent il lui voyait donner des poignées de châtaignes aux marmots en guenilles qui s'arrêtaient en extase devant sa marmite fumante. D'autres fois, lorsque l'inspecteur du marché la bousculait, elle pleurait presque, sans paraître avoir conscience de ses gros poings. Antoine finit par se dire que c'était la femme qu'il lui fallait. Elle travaillerait pour deux, et il ferait la loi au logis. Ce serait sa bête de somme, une bête infatigable et obéissante. Quant à son goût pour les liqueurs, il le trouvait tout naturel. Après avoir bien pesé les avantages d'une pareille union, il se déclara. Fine fut ravie. Jamais aucun homme n'avait osé s'attaquer à elle. On eut beau lui dire qu'Antoine était le pire des chenapans, elle ne se sentit pas le courage de se refuser au mariage que sa forte nature réclamait depuis longtemps. Le soir même des noces, le jeune homme vint habiter le logement de sa femme, rue Civadière, près de la halle ; ce logement, composé de trois pièces, était beaucoup plus confortablement meublé que le sien, et ce fut avec un soupir de contentement qu'il s'allongea sur les deux excellents matelas qui garnissaient le lit. Tout marcha bien pendant les premiers jours. Fine vaquait, comme par le passé, à ses besognes multiples ; Antoine, pris d'une sorte d'amour-propre marital qui l'étonna lui-même, tressa en une semaine plus de corbeilles qu'il n'en avait jamais fait en un mois. Mais, le dimanche, la guerre éclata. Il y avait à la maison une somme assez ronde que les époux entamèrent fortement. La nuit, ivres tous deux, ils se battirent comme plâtre, sans qu'il leur fut possible, le lendemain, de se souvenir comment la querelle avait commencé. Ils étaient restés fort tendres jusque vers les dix heures ; puis Antoine s'était mis à cogner brutalement sur Fine, et Fine, exaspérée, oubliant sa douceur, avait rendu autant de coups de poing qu'elle recevait de gifles. Le lendemain, elle se remit bravement au travail, comme si de rien n'était. Mais son mari, avec une sourde rancune, se leva tard et alla le restant du jour fumer sa pipe au soleil. |
Émile Zola 1870
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La
bagarre était peut-être la raison secrète pour laquelle
Antoine avait choisi Fine comme épouse car, il connaissait son travers
qui voulait que, parfois, pris par l'alcool sans pourtant être vraiment
ivre, il se mît à frapper les femmes. Le pire avait failli arriver dans
une
ville de garnison où il avait séduit une fille perdue. On l'avait
retrouvée assommée dans le caniveau et Antoine avait été inquiété. Il
ne se rappelait en aucune manière les raisons pour lesquelles il
l'avait laissée pour morte et il n'y en avait peut-être pas. La même
histoire s'était répétée dans une autre ville mais cette fois-ci, la
jeune femme s'était enfuie et avait raconté à la maréchaussée que, sans
raison, Antoine s'était mis à la battre, comme pris d'une folie subite
ou comme sous l'emprise d'une drogue puissante. Antoine avait alors
échappé de peu à la prison. Dès lors, il était arrivé à la conclusion
qu'un démon le poussait à frapper les femmes avec lesquelles il avait
quelque commerce, et cela, qu'il bût ou qu'il ne bût pas. Il alla voir
un
exorciste pour lui conter l'histoire et pour lui demander de le
désenvoûter. L'exorciste, qui n'était sans doute pas un charlatan, lui
dit qu'il ne pouvait rien pour lui et qu'il ne s'agissait en
l'occurrence ni du diable, ni d'un démon. Il osa même un jour consulter
un médecin qui ne put que constater la conformité de ses attributs à la
norme des attributs masculins et qui ne décela rien d'autre que de
mauvaises dents, une haleine fétide et, déjà, les marques de couperose
que prennent tôt celles et ceux qui abusent de la boisson. Antoine en
conçut donc l'idée, qui peut sembler curieuse, qu'il ne pouvait
s'empêcher de frapper les femmes et, comme il ne voulait pas vivre une
vie de totale abstinence, qu'il lui fallait une femme qui pût supporter
ses coups, et peu importe qu'elle les lui rendît. Pendant la première semaine de leur mariage, celle qui suivit les noces pour lesquelles ils furent accompagnés d'une bande d'ivrognes et de rempailleuses de chaises, Antoine crut que la présence imposante de son épouse avait suffi à déjouer sa manie. Et, en effet, il ne la battit pas. Il se dit même que les sacrements du mariage avaient une puissance qu'il ne soupçonnait pas. Alors, quand le dimanche, sa manie le reprit et que, sans raison, il s'attaqua à cette montagne de chair et de muscles, il en conçut le lendemain une grande tristesse, se sentant abandonné du sort et maudit. La rancune qu'il ressentait allait tout autant vers lui-même que vers sa femme qui l'avait rossé. On peut en tirer d'ailleurs des leçons sur les vertus prétendues des corrections que l'on assène aux enfants comme aux criminels. Si la correction physique, la fessée et autres balivernes étaient efficaces, depuis le temps qu'elles sont appliquées, ce bas-monde serait un havre de paix. Si la crainte de la fessée suffisait à empêcher les vols de confiture, les armoires des familles nombreuses crouleraient sous les pots intacts. Il faudra certainement trouver un jour d'autres remèdes pour contrer les pulsions mauvaises que de vouloir les contraindre et les empêcher par la force et par la violence. Il faudra bien un jour admettre que ces punitions-là n'ont aucun effet. Entre Fine et Antoine, les coups pleuvaient. La douleur parfois, parvenait à calmer Antoine comme s'il se réveillait d'un rêve éveillé. Fine résistait et personne ne sut jamais si elle y prenait quelque plaisir. On ne savait dire non plus si sa moustache et son physique de fort des halles avaient sur Antoine un effet sédatif ou un effet aphrodisiaque. Il est en effet assez courant de constater chez deux hommes qui se battent une forme d'excitation qui ne cesse de troubler et rien ne ressemble plus à deux chiens qui se battent que deux chiens qui copulent. Antoine avait peut-être des penchants secrets pour les êtres de son sexe, toute chose que Plassans pouvait difficilement assouvir. Il s'arrangea donc de la rempailleuse de chaises et de ses gros poings, rêvant parfois sur ses jambes velues. |
Daniel Diégèse 2014
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