Diégèse | |||||||||
vendredi 15 août 2014 | 2014 | ||||||||
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ce qui représente 26,9829% de la vie de l'auteur | sept cent soixante-trois semaines d'écriture | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
Silvère grandit dans un
continuel tête-à-tête avec Adélaïde. Par une
cajolerie d'enfant, il l'appelait tante Dide, nom qui finit par rester
à la vieille femme ; le nom de tante, ainsi employé, est,
en Provence, une simple
caresse. L'enfant eut pour sa grand-mère une singulière tendresse mêlée d'une terreur respectueuse. Quand il était tout petit et qu'elle avait une crise nerveuse, il se sauvait en pleurant, épouvanté par la décomposition de son visage ; puis il revenait timidement après l'attaque, prêt à se sauver encore, comme si la pauvre vieille eût été capable de le battre. Plus tard, à douze ans, il demeura courageusement, veillant à ce qu'elle ne se blessât pas en tombant de son lit. Il resta des heures à la tenir étroitement entre ses bras pour maîtriser les brusques secousses qui tordaient ses membres. Pendant les intervalles de calme, il regardait avec de grandes pitiés sa face convulsionnée, son corps amaigri, sur lequel les jupes plaquaient, pareilles à un linceul. Ces drames secrets, qui revenaient chaque mois, cette vieille femme rigide comme un cadavre, et cet enfant penché sur elle, épiant en silence le retour de la vie, prenaient, dans l'ombre de la masure, un étrange caractère de morne épouvante et de bonté navrée. |
Émile Zola 1870
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Silvère savait ainsi intuitivement que la conscience était un état provisoire que l'on pouvait abandonner, puis reprendre. La confrontation avec des troubles de la conscience aussi prononcés dès le plus jeune âge, influe nécessairement sur la manière dont un jeune être aborde la vie. On apprend d'ordinaire aux enfants, et surtout aux garçons, et cela encore davantage dans les campagnes, à ne pas être trop sensibles, allant même parfois jusqu'à leur imposer des épreuves destinées, au moins le croit-on, à les endurcir. C'est qu'il faut bien les préparer à toutes les souffrances du travail, mais aussi à ce qu'ils partent un jour à la guerre. Silvère, grâce à cette observation forcée et répétée de sa grand-mère savait que la sensibilité est une description facile, non d'un état, mais d'un mouvement, d'ailleurs beaucoup mieux traduit par le terme « émotion », qui garde justement la trace de ce déplacement. Il avait aussi compris que sa grand-mère ne souffrait pas de ce que le voisinage se complaisait à nommer « folie », mais qu'elle ne parvenait pas à bien contrôler les mouvements de son âme. Il savait qu'elle était comme ces enfants qui, emportés par le jeu, entièrement pris par une course après une proie imaginaire, mais ô combien désirable, arrivés à proximité d'un mur, ne peuvent plus freiner et s'y cognent violemment sans pouvoir s'arrêter. Il avait dès lors, très jeune, tenté de déterminer, pour les prévenir, ce qui provoquait les crises d'Adélaïde. Il n'avait rien trouvé si ce n'était, justement, qu'elles survenaient après qu'elle l'eût regardé fixement jusqu'à ce que son regard le traverse pour rejoindre ses souvenirs perdus. |
Daniel Diégèse 2014
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Lorsque tante Dide revenait à elle, elle se
levait péniblement,
rattachait ses jupes, se remettait à vaquer dans le logis, sans même
questionner Silvère ; elle ne se souvenait de
rien, et l'enfant, par un
instinct de prudence, évitait de faire la moindre allusion à la scène
qui venait de se passer. Ce furent surtout ces crises renaissantes qui attachèrent profondément le petit-fils à sa grand-mère. Mais, de même qu'elle l'adorait sans effusions bavardes, il eut pour elle une affection cachée et comme honteuse. Au fond, s'il lui était reconnaissant de l'avoir recueilli et élevé, il continuait à voir en elle une créature extraordinaire, en proie à des maux inconnus, qu'il fallait plaindre et respecter. Il n'y avait sans doute plus assez d'humanité dans Adélaïde, elle était trop blanche et trop roide pour que Silvère osât se pendre à son cou. Ils vécurent ainsi dans un silence triste, au fond duquel ils entendaient le frissonnement d'une tendresse infinie. |
Émile Zola 1870
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Ce qui les liait était du même ordre que ce qui lient derrière les murs d'un couvent ou d'un monastère deux religieuses ou deux moines qui, des années durant, vont chanter ensemble les mêmes psaumes, réciter les mêmes prières, écouter et lire les mêmes textes et accomplir dans le silence des rituels sacrés comme ils accomplissent aussi les gestes quotidiens. Quand l'une va mourir, quand l'autre va mourir, ils ne s'autoriseront peut-être pas de larmes mais redoubleront de prières et s'endormiront plus tard, un jour ou une nuit dans une douceur muette. Ces attachements-là, qui existent aussi entre les frères, entre les sœurs, approche au plus près de la sainteté. |
Daniel Diégèse 2014
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Cet air grave et
mélancolique qu'il respira dès son enfance donna à
Silvère une âme forte,
où s'amassèrent tous les enthousiasmes. Ce fut
de bonne heure un petit homme sérieux, réfléchi, qui rechercha
l'instruction avec une sorte d'entêtement. Il n'apprit qu'un peu
d'orthographe et d'arithmétique à l'école des frères, que les
nécessités de son apprentissage lui firent quitter à douze ans. Les
premiers éléments lui manquèrent toujours. Mais il lut tous les volumes
dépareillés qui lui tombèrent sous la main, et se composa ainsi un
étrange bagage ; il avait des données sur une foule de choses,
données
incomplètes, mal digérées, qu'il ne réussit jamais à classer nettement
dans sa tête. Tout petit, il était allé jouer chez un maître
charron, un brave homme
nommé Vian, dont
l'atelier se trouvait
au commencement
de l'impasse, en face de l'aire Saint-Mittre, où le charron déposait
son bois. Il montait
sur les roues des carrioles en réparation, il
s'amusait à traîner les lourds outils que ses petites mains pouvaient à
peine soulever ; une de ses grandes joies était alors d'aider les
ouvriers, en maintenant quelque pièce de bois ou en leur apportant les
ferrures dont ils
avaient besoin. Quand il eut grandi, il entra
naturellement en apprentissage chez Vian, qui s'était pris d'amitié
pour ce galopin qu'il rencontrait sans cesse dans ses jambes, et qui le
demanda à Adélaïde sans
vouloir accepter la moindre pension. Silvère accepta avec empressement,
voyant déjà le moment où il rendrait à la
pauvre tante Dide ce
qu'elle avait dépensé pour lui. En peu de temps,
il devint un excellent ouvrier. Mais il se sentait des ambitions plus
hautes. Ayant aperçu, chez un carrossier de Plassans, une belle calèche neuve, toute luisante de
vernis, il s'était dit qu'il construirait un
jour des voitures semblables. Cette calèche resta dans son esprit
comme
un objet d'art rare et unique, comme un idéal vers lequel tendirent ses
aspirations d'ouvrier. Les carrioles auxquelles il travaillait
chez Vian, ces
carrioles qu'il avait soignées amoureusement, lui semblaient
maintenant indignes de ses tendresses. Il se mit à fréquenter l'école
de dessin, où il se lia avec un jeune échappé du collège qui lui prêta
son ancien traité de géométrie. Et il s'enfonça dans l'étude, sans
guide, passant des semaines à se creuser la tête pour comprendre les
choses les plus simples du monde. Il devint ainsi un de ces ouvriers
savants qui savent à peine signer leur nom et qui parlent de l'algèbre
comme d'une personne de leur connaissance. Rien ne détraque autant un
esprit qu'une pareille instruction, faite à bâtons rompus, ne reposant
sur aucune base solide. Le plus souvent, ces miettes de science donnent
une idée absolument fausse des hautes vérités, et rendent les pauvres
d'esprit insupportables de carrure bête. Chez Silvère, les bribes de
savoir volé ne firent qu'accroître les exaltations généreuses. Il eut
conscience des horizons qui lui restaient fermés. Il se fit une idée
sainte de ces choses qu'il n'arrivait pas à toucher de la main, et il
vécut dans une profonde et innocente religion des grandes pensées et
des grands mots vers lesquels il se haussait, sans toujours les
comprendre. Ce fut un naïf, un naïf sublime, resté sur le seuil du temple, à genoux devant des cierges qu'il prenait de loin pour des étoiles. |
Émile Zola 1870
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S'il
avait été parisien et né quelques années plus tôt, Silvère eût sans
doute été tenté de rejoindre les
disciples de Monsieur de Saint-Simon, tant leur doctrine que leur
enseignement semblent conçus pour les jeunes esprits de cette trempe.
Peut-être eût-il même suivi en orient les proscrits des procès de 1832.
Malgré leurs outrances, l'enclos des saint-simoniens était le seul
endroit, à Paris, comme dans toute la France et sans doute dans le
monde entier, où des ouvriers et des ouvrières côtoyaient et
discutaient avec
des médecins ou des ingénieurs polytechniciens. Le comte de
Saint-Simon, fût-il d'ascendance noble et de la famille du mémorialiste
qui vécut au temps de Louis IV, n'était au commencement, ni philosophe,
ni théologien.
C'est très certainement en observant le travail manuel qu'il en conclut
qu'il fallait abolir les privilèges de naissance. Silvère, de la même
façon, constatant son habileté dans le maniement des outils et sa
capacité à travailler le bois aussi bien que le fer, en était venu à
penser qu'il pourrait s'élever, non pas pour changer de condition et
devenir rentier, mais pour faire un travail qui le satisferait. L'idée
selon laquelle le travail devait permettre de s'accomplir, était
encore, en ce milieu de siècle, une idée neuve. Jusqu'alors, le travail
était le travail, plus ou moins dur et plus ou moins payé, mais il
n'était ni question de l'aimer ni de ne pas l'aimer. Silvère se serait
vite reconnu dans l'ambition première du saint-simonisme, qui était
« d'améliorer le sort moral, physique et
intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Mais, en ce basculement du siècle, la maison de Ménilmontant était désertée des disciples de Saint-Simon depuis près d'une vingtaine d'années. Silvère était aussi trop jeune pour s'embaucher avec eux en Égypte, au service du Pacha, aux fins de construire un barrage sur le Nil tout en rêvant à un canal qui joindrait la Mer Rouge à la mer Méditerranée avec Monsieur de Lesseps. En revanche, il avait l'âge de rejoindre les rescapés de cette aventure utopique dans le désert algérien. Il aurait alors pu aider Warnier et Carette dans leur entreprise de dessiner la carte des tribus algériennes et se serait très certainement engagé contre la conquête coloniale. On ne saura cependant jamais si Silvère aurait rejoint Thomas Ismaÿl Urbain, converti à l'Islam, et qui voulait défendre les droits des populations arabes contre les envahisseurs français. L'époque, partout dans le monde, ne manquait pas d'occasions de s'engager à défendre des causes justes tant l'avènement du règne de la machine faisait trembler et s'effriter les fondations de l'ordre ancestral imposé par le travail de la terre, des saisons, par le recommencement immuable des semailles et des moissons, de la pluie et du gel, du soleil et du vent. Le monde bruissait alors, de la vieille Europe aux terres australes, de désirs de libertés nouvelles et d'émancipation. Sans guide, Silvère accumulait les connaissances et les rangeait dans le théâtre de sa mémoire dont il avait fabriqué lui-même les gradins et la nomenclature. Eût-on pu visualiser le fatras qu'il avait accumulé que l'on eût pensé à un manuscrit ancien dont des parties entières ont été usées et effacées par le temps. Mais des rencontres fortuites qu'il suscitait naissait, dru, son goût pour l'universel. |
Daniel Diégèse 2014
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