Diégèse | |||||||||
samedi 16 août 2014 | 2014 | ||||||||
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La Fortune des Rougon2 | |||||||||
La
masure de l'impasse Saint-Mittre se composait d'abord d'une
grande
salle sur laquelle s'ouvrait directement la porte de la rue ; cette
salle, dont le sol était pavé et qui servait à la fois de cuisine et de
salle à manger, avait pour uniques meubles des chaises de paille, une
table posée sur des tréteaux et un vieux coffre qu'Adélaïde avait
transformé en canapé, en étalant sur le couvercle un lambeau d'étoffe
de laine ; dans une encoignure, à gauche d'une vaste cheminée, se
trouvait une Sainte Vierge en plâtre, entourée de fleurs
artificielles,
la bonne mère traditionnelle des vieilles femmes provençales, si peu
dévotes qu'elles soient. Un
couloir menait de la salle à la petite
cour, située derrière la maison, et dans laquelle se trouvait un puits.
À gauche du couloir, était la chambre de tante Dide, une étroite pièce
meublée d'un lit en fer et d'une chaise ; à droite, dans une pièce
plus
étroite encore, où il y avait juste la place d'un lit de sangle, couchait Silvère, qui avait dû imaginer
tout un système de planches,
montant jusqu'au plafond, pour garder auprès de lui ses chers volumes
dépareillés, achetés sou à sou dans la boutique d'un fripier du
voisinage. La nuit,
quand il lisait, il accrochait sa lampe à un clou,
au chevet de son lit. Si quelque crise prenait sa grand-mère, il
n'avait, au premier râle, qu'un saut à faire pour être auprès d'elle. La vie du jeune homme resta celle de l'enfant. Ce fut dans ce coin perdu qu'il fit tenir toute son existence. Il éprouvait les répugnances de son père pour les cabarets et les flâneries du dimanche. Ses camarades blessaient ses délicatesses par leurs joies brutales, Il préférait lire, se casser la tête à quelque problème bien simple de géométrie. |
Émile Zola 1870
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Ce type d'éducation agit le plus souvent par la forme de l'accumulation ou celle de la superposition plutôt que par celles de l'association et de l'extrapolation. Silvère pensait ainsi fermement que s'il pouvait lire tous les livres écrits depuis le commencement des livres, sinon depuis le commencement des temps, il aurait en sa possession tout le savoir élaboré par l'humanité. Ainsi, éprouvait-il les plus grandes difficultés à passer d'un traité de philosophie à un manuel d'algèbre, ne voyant pas comment il pourrait aisément assembler ces deux matières dans un esprit passablement encombré. C'est ce que fait que les meilleurs maîtres ne son pas ceux qui donnent à lire et à réciter des litanies apprises par cœur, mais bien ceux qui, à partir de connaissances éparses tracent entre elles, pour leurs élèves, les lignes et les chemins qui les assemblent. Ils utilisent d'ailleurs toutes les possibilités qui leur son offertes, jusqu'à celles que seule la rêverie permet. Ils emmènent aussi leurs élèves en dehors de la classe pour observer le monde et acquérir ainsi une des capacités qui leur sera parmi les plus utiles dans leur vie : la déduction. Car, savoir n'est rien si l'on ne peut déduire. Les plus habiles de ces maîtres ont aussi des techniques qui permettent d'amener les esprits qui leur sont confiés à développer leur intuition. On n'a pas encore une connaissance parfait de ce qu'est l'intuition qui, pourtant, semble ne pas faire défaut à nombre d'animaux. Il s'agit sans doute de capter et d'assembler de multiples indices pour émettre diverses hypothèses et parmi celles-ci en choisir une et la suivre. Le bon joueur d'échecs est celui qui est maître en déductions. Mais, le maître des échecs ajoute assurément à la déduction beaucoup d'intuition. Silvère avait de bonnes dispositions, mais il lui manquait un maître. |
Daniel Diégèse 2014
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Depuis
que tante Dide le
chargeait des petites commissions du ménage,
elle ne sortait plus, elle vivait étrangère même à sa famille. Parfois,
le jeune homme songeait à cet abandon ; il regardait la pauvre vieille
qui demeurait à deux pas de ses enfants, et que ceux-ci cherchaient à
oublier, comme si elle fut morte ; alors il l'aimait davantage, il
l'aimait pour lui et pour les autres. S'il avait, par moments,
vaguement conscience que tante Dide expiait d'anciennes fautes, il
pensait : « Je suis né pour lui pardonner. » Dans un
pareil esprit,
ardent et contenu, les idées républicaines s'exaltèrent
naturellement. Silvère, la nuit, au fond de son
taudis, lisait et relisait un volume
de Rousseau, qu'il avait découvert chez le fripier voisin, au milieu de
vieilles serrures. Cette
lecture le tenait éveillé jusqu'au matin. Dans
le rêve cher aux malheureux du bonheur universel, les mots de liberté,
d'égalité, de fraternité, sonnaient à ses oreilles avec ce bruit sonore
et sacré des cloches qui fait tomber les fidèles à genoux. Aussi, quand
il apprit que la République venait d'être proclamée en France, crut-il
que tout le monde allait vivre dans une béatitude céleste. Sa
demi-instruction lui faisait voir plus loin que les autres ouvriers,
ses aspirations ne s'arrêtaient pas au pain de chaque jour ; mais ses
naïvetés profondes, son ignorance complète des hommes, le maintenaient
en plein rêve théorique, au milieu d'un Éden où régnait l'éternelle
justice. Son paradis fut longtemps un lieu de délices dans lequel il
s'oublia. Quand il crut s'apercevoir que tout n'allait pas pour le
mieux dans la meilleure des républiques, il éprouva une douleur
immense
; il fit un autre rêve, celui de contraindre les hommes à être heureux,
même par la force. Chaque acte qui lui parut blesser les intérêts du
peuple excita en lui une indignation vengeresse. D'une douceur d'enfant, il eut des haines politiques farouches. Lui qui n'aurait pas écrasé une mouche, il parlait à toute heure de prendre les armes. La liberté fut sa passion, une passion irraisonnée, absolue, dans laquelle il mit toutes les fièvres de son sang. Aveuglé d'enthousiasme, à la fois trop ignorant et trop instruit pour être tolérant, il ne voulut pas compter avec les hommes ; il lui fallait un gouvernement idéal d'entière justice et d'entière liberté. Ce fut à cette époque que son oncle Macquart songea à le jeter sur les Rougon. Il se disait que ce jeune fou ferait une terrible besogne, s'il parvenait à l'exaspérer convenablement. Ce calcul ne manquait pas d'une certaine finesse. |
Émile Zola 1870
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Silvère
avait pourtant passé beaucoup de temps à apprendre par cœur le début du
Contrat social de
Jean-Jacques Rousseau mais il aurait dû méditer davantage sur la
première phrase qui dit beaucoup sur le pouvoir des hommes sur les
hommes : « L'homme est né libre, et partout il est dans les
fers. Tel
se croit le
maître des autres, qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux. »
Si
le jeune homme avait eu un maître, celui-ci aurait pu l'avertir
des risques qu'il y a, en politique comme dans les affaires amicales ou
familiales, à vouloir faire malgré le bonheur des hommes malgré eux. La
Révolution française, avec la Terreur a fourni en cela des exemples que
Rousseau ne pouvait pas connaître. En matière de libération des
peuples, l'épopée napoléonienne a démontré les risques que représente
la guerre étrangère comme instrument d'une libération des peuples,
fût-ce pour leur épargner le joug d'un tyran. Mais Silvère ne retenait
vraiment que la première partie de la phrase et nourrissait des désirs
violents de libération. Il avait pourtant longuement médité sur le
commencement du livre III qui traite du Gouvernement en général :
« J'avertis le
lecteur que ce chapitre doit être lu posément, et que je ne sais pas
l'art d'être clair pour qui ne veut pas être attentif. »
Rousseau savait peut-être qu'il ne suffit pas d'être attentif pour
comprendre et qu'il faut aussi le vouloir et y consentir. Silvère ne comprenait pas tout de Rousseau, ni d'ailleurs des autres auteurs auxquels il s'abreuvait. Il se consolait parfois en relisant la dernière phrase de ce même Contrat social : « Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue : j'aurais dû la fixer toujours plus près de moi. » Il y avait pourtant un autre membre de sa famille qui, contrairement à Macquart qui savait à peine lire son nom, avait lu le livre de Rousseau. Il s'agissait bien sûr du Docteur Pascal qui avait fait sienne cette dernière phrase et, par la déduction et par l'intuition, comme par la volonté farouche de ne rien faire peser de lui-m^me sur aucun de ses semblables, s'appliquait à observer et à raisonner passionnément sur tout ce qui l'entourait. Le docteur Pascal eût été un bon maître pour Silvère, mais, malheureusement, il ne s'intéressait pas à l'édification et à l'instruction des jeunes âmes et il visitait peu sa grand-mère, vexé très certainement, de ne pouvoir la guérir de ses crises nerveuses. Alors, il laissa Silvère fréquenter son oncle Macquart, au risque de voir ce dernier frelaté toutes les puretés que l'âme de Silvère pouvait receler. |
Daniel Diégèse 2014
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16 août | |||||||||
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