Diégèse




lundi 18 août 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




Lorsqu'il ne restait plus que les femmes, si par malheur elles causaient à voix basse, après avoir desservi la table :
« Ah ! les fainéantes ! criait
Macquart. Est-ce qu'il n'y a rien à raccommoder ici. Nous sommes tous en loques…
Écoute
, Gervaise, j'ai passé chez ta maîtresse, où j'en ai appris de belles. Tu es une coureuse et une propre à rien. » Gervaise, grande fille de vingt ans passés, rougissait d'être ainsi grondée devant Silvère. Celui-ci, en face d'elle, éprouvait un malaise. Un soir, étant venu tard, pendant une absence de son oncle, il avait trouvé la mère et la fille ivres mortes devant une bouteille vide. Depuis ce moment, il ne pouvait revoir sa cousine sans se rappeler le spectacle honteux de cette enfant, riant d'un rire épais, ayant de larges plaques rouges sur sa pauvre petite figure pâlie. Il était aussi intimidé par les vilaines histoires qui couraient sur son compte. Grandi dans une chasteté de cénobite, il la regardait parfois à la dérobée, avec l'étonnement craintif d'un collégien mis en face d'une fille.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Gervaise à cet âge était assez étrange pour susciter chez les hommes des sentiments mêlés de désir et de répulsion. Son physique bancal, sa pilosité généreuse, qu'elle avait héritée de sa mère, ainsi que la pâleur de son teint impressionnaient défavorablement ceux qui la rencontraient. Elle compensait tout cela par un air enjoué, une parole déliée et une force physique qui laissait les garçons pantois. Il n'était donc pas entièrement faux de déclarer que Gervaise était une coureuse et elle n'avait pas encore quinze ans qu'elle n'était plus jeune fille. En ce temps-là, dans les campagnes et dans les faubourgs, il n'était pas rare que les filles fautent dès qu'elles étaient nubiles. Les parents les surveillaient cependant car, sinon, le curé de la paroisse leur faisait les gros yeux, mais surtout parce que la faute, réelle ou supposée, rendait plus difficile la perspective de pouvoir les marier. Bien sûr, ce que les familles redoutaient le plus arrivait très souvent et les jeunes imprudentes se trouvaient enceintes. La famille se serrait, maugréant contre cette bouche supplémentaire à nourrir. Parfois on régularisait. Parfois, on ne le pouvait pas. 
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014
Quand les deux femmes avaient pris leur aiguille et se tuaient les yeux à lui raccommoder ses vieilles chemises, Macquart, assis sur le meilleur siège, se renversait voluptueusement, sirotant et fumant, en homme qui savoure sa fainéantise. C'était l'heure où le vieux coquin accusait les riches de boire la sueur du peuple. Il avait des emportements superbes contre ces messieurs de la ville neuve, qui vivaient dans la paresse et se faisaient entretenir par le pauvre monde. Les lambeaux d'idées communistes qu'il avait pris le matin dans les journaux devenaient grotesques et monstrueux en passant par sa bouche. Il parlait d'une époque prochaine où personne ne serait plus obligé de travailler. Mais il gardait pour les Rougon ses haines les plus féroces. Il n'arrivait pas à digérer les pommes de terre qu'il avait mangées.
La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Certains esprits semblent être nés pour corrompre jusqu'aux idées les plus nobles. Le moteur de cette corruption est le plus souvent quelque rancune, quelque ressentiment. Pour Antoine Macquart, son envie de revanche le portait vers les Rougon et toutes ses autres haines en découlaient. Pour d'autres, la rancune vient d'un physique ingrat, ou d'une intelligence bornée qui font que, ne comprenant pas ses erreurs, l'aigri y voit un coup du sort ou, pire, la malveillance de ses voisins. Il suffit parfois d'une maison qui se construit en face de la sienne et qui lui enlève quelques minutes de soleil le matin pour qu'une guerre s'enflamme et dure parfois des générations. La rancune est un sentiment méchant dans le cœur des hommes. Heureux sont ceux qui en sont épargnés.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014
« J'ai vu, disait-il, cette gueuse de Félicité qui achetait ce matin un poulet à la halle… Ils mangent du poulet, ces voleurs d'héritage !
– Tante Dide, répondait Silvère, prétend que mon oncle Pierre a été bon pour vous, à votre retour du service. N'a-t-il pas dépensé une forte somme pour vous habiller et vous loger ?
– Une forte somme ! hurlait
Macquart exaspéré. Ta grand-mère est folle !… Ce sont ces brigands qui ont fait courir ces bruits-là, afin de me fermer la bouche. Je n'ai rien reçu. » Fine intervenait encore maladroitement, rappelant à son mari qu'il avait eu deux cents francs, plus un vêtement complet et une année de loyer. Antoine lui criait de se taire, il continuait avec une furie croissante :
« Deux cents francs ! la belle affaire ! c'est mon dû que je veux, c'est dix mille francs. Ah ! oui, parlons du bouge où ils m'ont jeté comme un chien, et de la vieille redingote que Pierre m'a donnée, parce qu'il n'osait plus la mettre, tant elle était sale et trouée ! » Il mentait ; mais personne, devant sa colère, ne protestait plus. Puis, se tournait vers Silvère :
« Tu es encore bien naïf, toi, de les défendre ! ajoutait-il.
Ils ont dépouillé ta mère, et la brave femme ne serait pas morte, si elle avait eu de quoi se soigner.
– Non, vous n'êtes pas juste, mon oncle, disait le jeune homme, ma mère n'est pas morte faute de soins, et je sais que jamais mon père n'aurait accepté un sou de la famille de sa femme.
– Baste ! laisse-moi tranquille ! Ton père aurait pris l'argent tout comme un autre. Nous avons été dévalisés indignement, nous devons rentrer dans notre bien. » Et Macquart recommençait pour la centième fois l'histoire des cinquante mille francs. Son neveu, qui la savait par cœur, ornée de toutes les variantes dont il l'enjolivait, l'écoutait avec quelque impatience.
« Si tu étais un homme, disait
Antoine en finissant, tu viendrais un jour avec moi, et nous ferions un beau vacarme chez les Rougon. Nous ne sortirions pas sans qu'on nous donnât de l'argent. » Mais Silvère devenait grave et répondait d'une voix nette :
« Si ces misérables nous ont dépouillés, tant pis pour eux ! Je ne veux pas de leur argent. Voyez-vous, mon oncle, ce n'est pas à nous qu'il appartient de frapper notre famille.
Ils ont mal agi, ils seront terriblement punis un jour.
– Ah ! quel grand innocent ! criait l'oncle. Quand nous serons les plus forts, tu verras si je ne fais pas mes petites affaires moi-même. Le bon Dieu s'occupe bien de nous ! La sale famille, la sale famille que la nôtre ! Je crèverais de faim, que pas un de ces gueux-là ne me jetterait un morceau de pain sec. » Lorsque
Macquart entamait ce sujet, il ne tarissait pas. Il montrait à nu les blessures saignantes de son envie. Il voyait rouge, dès qu'il venait à songer que lui seul n'avait pas eu de chance dans la famille, et qu'il mangeait des pommes de terre, quand les autres avaient de la viande à discrétion.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Le sort de la France, son avenir proche et lointain, valaient pour Antoine Macquart la somme de dix-mille francs, somme à laquelle il aurait fallu ajouter les intérêts légitimes et retrancher, augmentée aussi des intérêts, la somme de deux-cents francs. Le régime tout entier, avec le Parlement, l'économie du pays et sa diplomatie, ne valaient pas plus que ça. De ces dix-mille francs procédait l'opinion politique de monsieur Macquart. La chose peut paraître scandaleuse. Pour autant, Macquart n'était ni ne sera le dernier à raisonner de la sorte. Il y a en embuscade derrière les idées et les engagements politiques de beaucoup de citoyens des monstres qui peuvent parfois se laisser séduire pour moins de dix-mille francs. Qu'il advienne que la France soit occupée par la soldatesque étrangère et l'on verra, soyons-en certains, pour quelques œufs, pour du fromage et pour un peu de beurre, certaines personnes que l'on pense aujourd'hui respectables vendre le sentiment patriotique qu'ils portent en bandoulière, et même pour moins que cela. D'autres ou bien les mêmes iront jusqu'à vendre leurs voisins. On pense d'ordinaire que le courage s'oppose à la trahison et qu'il suffirait en conséquence d'être courageux pour ne jamais trahir. C'est bien mal connaître l'âme humaine qui ne se satisfait jamais d'oppositions aussi simplistes. On peut courageusement trahir et demeurer fidèle par crainte ou par faiblesse. Cela vaut en politique comme cela vaut tout autant dans les affaires matrimoniales. Antoine Macquart n'était ni faible ni courageux. On n'aurait même pas pu affirmer qu'il aimait l'argent. Il ne l'aimait d'ailleurs pas. Ce qu'il voulait et ce qu'il aimait, c'était son argent, c'est à dire celui des Rougon et pour cet argent-là, il n'y avait chez lui ni courage ni faiblesse, ni fidélité ni trahison possibles, il n'y avait que la fin qui valait tous les moyens, dussent-ils entraîner mort humaine.
Silvère était à l'opposé de son oncle Antoine, comme il était à l'opposé de son oncle et de sa tante Rougon; Il n'y avait aucune possibilité que Silvère trahît. Les ressorts de son âme qui rendaient la trahison impossible ne sont pas simples à démonter. Ce n'était pas son instruction. On a vu des savants se trahir eux-mêmes et trahir les siens. Ce n'était pas son éducation. On ne lui en avait pas donné et le peu qu'il avait, il se l'était donnée lui-même. Ce n'était pas sa capacité à raisonner. On a vu certains tuer parce que cela leur semblait logique. Il y avait autre chose, que les chrétiens nomment la grâce et que d'autres religions ou d'autres civilisations doivent nommer autrement. Il semblait bien que ce fût la nature qui l'avait fait ainsi, croyant parfaitement ce à quoi il croyait et n'étant pas capable, en aucune manière, d'y déroger. C'était précisément pour ces raisons que son oncle Macquart lui reprochait sa naïveté. Car, un naïf, est d'abord quelqu'un qui croit, ce qu'il voit et ce qu'on lui dit. Venez-en à le tromper et qu'il s'en aperçoive, le naïf se révélera pour ce qu'il est, un croyant bafoué. Il faut croire à moitié à ses idées pour être capable de les trahir. Celui qui ne laisse aucun espace entre ses idées et sa conscience ne pourra consentir à la trahison car celle-ci ne saurait entrer dans son système de croyance. Quel ces croyances soient généreuses et cela fabrique des héros. Qu'elles soient malfaisantes et cela fabrique des monstres et des bourreaux.

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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