Diégèse

2014




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La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870

Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014

Lorsqu'on sort de Plassans par la porte de Rome, située au sud de la ville, on trouve, à droite de la route de Nice, après avoir dépassé les premières maisons du faubourg, un terrain vague désigné dans le pays sous le nom d'aire Saint-Mittre. L'aire Saint-Mittre est un carré long, d'une certaine étendue, qui s'allonge au ras du trottoir de la route, dont une simple bande d'herbe usée la sépare. D'un côté, à droite, une ruelle, qui va se terminer en cul-de-sac, la borde d'une rangée de masures ; à gauche et au fond, elle est close par deux pans de muraille rongés de mousse, au-dessus desquels on aperçoit les branches hautes des mûriers du Jas-Meiffren, grande propriété qui a son entrée plus bas dans le faubourg. Ainsi fermée de trois côtés, l'aire est comme une place qui ne conduit nulle part et que les promeneurs seuls traversent.

1er janvier Anciennement, il y avait là un cimetière placé sous la protection de Saint-Mittre, un saint provençal fort honoré dans la contrée. Les vieux de Plassans, en 1851, se souvenaient encore d'avoir vu debout les murs de ce cimetière, qui était resté fermé pendant des années. La terre, que l'on gorgeait de cadavres depuis plus d'un siècle, suait la mort, et l'on avait dû ouvrir un nouveau champ de sépultures à l'autre bout de la ville. Abandonné, l'ancien cimetière s'était épuré à chaque printemps, en se couvrant d'une végétation noire et drue. Ce sol gras, dans lequel les fossoyeurs ne pouvaient plus donner un coup de bêche sans arracher quelque lambeau humain, eut une fertilité formidable. De la route, après les pluies de mai et les soleils de juin, on apercevait les pointes des herbes qui débordaient les murs ; en dedans, c'était une mer d'un vert sombre, profonde, piquée de fleurs larges, d'un éclat singulier. On sentait en dessous, dans l'ombre des tiges pressées, le terreau humide qui bouillait et suintait la sève.
Nous étions, le soir tombé, ces promeneurs et c'est là que nous avions pris l'habitude, cet été de canicule, de nous retrouver le soir, à la fraîche, disions-nous, pour deviser gravement de l'état de la ville et du pays, du gouvernement lointain dans ses effets et si proche dans dans son oppressante surdité. Tes yeux brillaient et attrapaient des rayons de lune. Ta barbe jeune, douce encore et jamais rasée répondait à la mousse des murs qui semblaient murmurer des serments réprobateurs. Ta voix m'était une source et je m'enivrais de l'éclat de tes dents, à ton sourire sacré. Nous parcourions sans cesse l'Europe dans tes récits de bataille, de places à prendre, de monarques à renverser. Tu étais de toutes les nations et je t'écoutais. Nous ne craignions certainement rien alors, sinon, vaguement, le désir qui pouvait naître de notre exaltation commune, et que je réfrénais.
2 janvier Une des curiosités de ce champ était alors des poiriers aux bras tordus, aux nœuds monstrueux, dont pas une ménagère de Plassans n'aurait voulu cueillir les fruits énormes.
Dans la ville, on parlait de ces fruits avec des grimaces de dégoût ; mais les gamins du faubourg n'avaient pas de ces délicatesses, et ils escaladaient la muraille, par bandes, le soir, au crépuscule, pour aller voler les poires, avant même qu'elles fussent mûres.
La vie ardente des herbes et des arbres eut bientôt dévoré toute la mort de l'ancien cimetière Saint-Mittre ; la pourriture humaine fut mangée avidement par les fleurs et les fruits, et il arriva qu'on ne sentit plus, en passant le long de ce cloaque, que les senteurs pénétrantes des giroflées sauvages. Ce fut l'affaire de quelques étés.

Nous nous étions promis d'y entrer de nuit, pour rien, pour se faire peur, pour rejouer à l'enfance et aux gamineries excitantes. Quels fantômes aurions-nous trouvés dans ce cimetière d'antan, sinon des fantômes de pauvres gens, malhabiles et discrets, encombrés de soucis sans grande importance ni grande cruauté. Nous aurions croisé peut-être un jeune fusillé de 1848 et certainement aussi un ou deux prêtres réfractaires, même si Plassans n'a jamais été un haut lieu des révolutions, ni même des révoltes. La ville aime les dévotions et se soucie peu du clergé qui les lui propose. Elle a ses cercles et ses loges, ses messes et ses rites laïcs et proclamés. Elle entretient la componction plutôt que la ferveur, quels que soient les temps, les modes et les régimes. Paris est loin, comme le sont Madrid ou même Nice. Dans le cimetière, il était certain que les morts parlaient provençal et dansaient les danses de chez nous. Nous entendions parfois des gémissements, que nous attribuions un peu rapidement au vent se glissant dans les frondaisons bruissantes.
3 janvier

Ce sont ces mêmes étés qui ont mangé notre enfance, nous modifiant aussi rapidement la voix, le corps et le sentiment. Hier, nous avions l'âge encore de suivre les gamins dans l'antique cimetière et celui de nous jeter aux bras des poiriers maléfiques. Puis nous regardions rieurs les bandes affairées de la hauteur de nos seize ans, la brume s'emmêlant dans le duvet soudain dru de nos mentons. C'en était fait. Nous étions hommes. Les odeurs musquées de l'aire Saint-Mittre pouvaient nous laisser songeurs et nos souffles croisés dans le soir accentuaient le rauque de nos voix. Nous regardions le cimetière qui semblait nous rappeler que notre vie ne serait l'affaire que de quelques étés. La conversation repartait au galop vers le monde, avide, elle aussi, de notre jeunesse et ne laissant rien au silence, pas même notre trouble.
4 janvier Vers ce temps, la ville songea à tirer parti de ce bien communal, qui dormait inutile. On abattit les murs longeant la route et l'impasse, on arracha les herbes et les poiriers. Puis on déménagea le cimetière. Le sol fut fouillé à plusieurs mètres, et l'on amoncela, dans un coin, les ossements que la terre voulut bien rendre. Pendant près d'un mois, les gamins, qui pleuraient les poiriers, jouèrent aux boules avec des crânes ; de mauvais plaisants pendirent, une nuit, des fémurs et des tibias à tous les cordons de sonnette de la ville. Ce scandale, dont Plassans garde encore le souvenir, ne cessa que le jour où l'on se décida à aller jeter le tas d'os au fond d'un trou creusé dans le nouveau cimetière. Mais, en province, les travaux se font avec une sage lenteur, et les habitants, durant une grande semaine, virent, de loin en loin, un seul tombereau transportant des débris humains, comme il aurait transporté des plâtras. Le pis était que ce tombereau devait traverser Plassans dans toute sa longueur, et que le mauvais pavé des rues lui faisait semer, à chaque cahot, des fragments d'os et des poignées de terre grasse. Pas la moindre cérémonie religieuse ; un charroi lent et brutal.

Jamais ville ne fut plus écœurée.

Il en allait de cet écœurement qui prépare les révoltes. Chacun connaissait parfaitement, sur plusieurs générations, les ouvriers, les contremaîtres, tous ceux qui, de loin, de près, avaient participé à la macabre procession, et chacun les connaissait comme étant de Plassans. De les connaître et de connaître leurs pères et leurs grands-pères les faisait regarder comme des profanateurs insultant leurs propres morts, et cela faisait naître une sourde colère. La ville mesurait confusément les engrenages d'incurie huilés de paresse qui avaient permis et fourni ce cortège. Les femmes se signaient au passage de ce char de la mort. D'autres se croyaient maudites ou envoutées. Les esprits se moquaient bien pourtant des os qui les avaient abrités. Ils continuaient leur sarabande provençale sur l'aire Saint Mittre et ne la quitteraient pas avant longtemps.

Nous, nous voulions quitter Plassans, rejoindre Paris dans un espoir de barricades, de harangues et de serments. Nous pensions même à Londres, à Rome, à Berlin, dans un grand tour révolutionnaire du siècle passé. Nous n'avions rien lu, encore, mais ces ouvriers mortuaires nous apparaissaient comme le comble de ce que nous considérions déjà comme une aliénation.
5 janvier Pendant plusieurs années, le terrain de l'ancien cimetière Saint-Mittre resta un objet d'épouvante. Ouvert à tout venant sur le bord d'une grande route, il demeura désert, en proie de nouveau aux herbes folles. La ville, qui comptait sans doute le vendre et y voir bâtir des maisons, ne dut pas trouver d'acquéreur ; peut-être le souvenir d'un tas d'os et ce tombereau allant et venant par les rues, seul, avec le lourd entêtement d'un cauchemar, fit-il reculer les gens ; peut-être faut-il plutôt expliquer le fait par les paresses de la province, par cette répugnance qu'elle éprouve à détruire et à reconstruire. La vérité est que la ville garda le terrain et qu'elle finit même par oublier son désir de le vendre. Elle ne l'entoura seulement pas d'une palissade ; entra qui voulut.
Puis, nous reprîmes nos promenades. D'autres jeunes gens venaient se souvenir de leurs chapardages d'enfance. On croisait des ombres parfois. On s'éloignait alors par pudeur et par discrétion et on ne distinguait pas, alors, dans la semi obscurité, le rouge au front des jeunes filles lorsque des gémissements se laissaient parfois entendre. Nos conversations se faisaient plus sérieuses encore et chacun gardait pour soi les rêves et l'agitation nocturnes que la vie secrète de l'aire Saint-Mittre pouvait provoquer sur ces sangs jeunes et abstinents. Parfois, une main cherchait une main. Parfois, à la faveur d'un cercle qui se formait, du passage d'un nuage, de l'absence de la lune, un genou rencontrait un autre genou. Personne ne saurait dire si ces approches s'étaient poursuivies. C'est aussi un fait de la province que de garder longtemps le secret de ses premiers émois.
6 janvier Et, peu à peu, les années aidant, on s'habitua à ce coin vide ; on s'assit sur l'herbe des bords, on traversa le champ, on le peupla. Quand les pieds des promeneurs eurent usé le tapis d'herbe et que la terre battue fut devenue grise et dure, l'ancien cimetière eut quelque ressemblance avec une place publique mal nivelée. Pour mieux effacer tout souvenir répugnant, les habitants furent, à leur insu, conduits lentement à changer l'appellation du terrain ; on se contenta de garder le nom du saint dont on baptisa également le cul-de-sac qui se creuse dans un coin du champ : il y eut l'aire Saint-Mittre et l'impasse Saint-Mittre.
Le cimetière était oublié. Mais il ne l'était qu'en apparence car non plus que les saints, les lieux ne ressuscitent. Les cimetières demeurent cimetières dans la mémoire des familles. Il en va de même des champs de bataille qui, longtemps après, paraissent encore étouffer le bruit de la mitraille et le cri des blessés, et l'on n'y va jamais, en sortie de famille, qu'en sorte d'ambulance, avec un air d'urgence et un sentiment de péril. L'aire Saint-Mittre et l'impasse Saint-Mittre faisaient peur et demeuraient en conséquence le lieu de toutes les affaires. Parfois, une dame à chapeau, passant à proximité par hasard, rougissait à l'idée qu'elle y avait peut-être conçu l'un de ses enfants.
7 janvier Ces faits datent de loin. Depuis plus de trente ans, l'aire Saint-Mittre a une physionomie particulière. La ville, bien trop insouciante et endormie pour en tirer un bon parti, l'a louée, moyennant une faible somme, à des charrons du faubourg qui en ont fait un chantier de bois. Elle est encore aujourd'hui encombrée de poutres énormes, de dix à quinze mètres de longueur, gisant çà et là, par tas, pareilles à des faisceaux de hautes colonnes renversées sur le sol. Ces tas de poutres, ces sortes de mâts posés parallèlement et qui vont d'un bout du champ à l'autre, sont une continuelle joie pour les gamins. Des pièces de bois ayant glissé, le terrain se trouve, à certains endroits, complètement recouvert par une espèce de parquet, aux feuilles arrondies, sur lequel on n'arrive à marcher qu'avec des miracles d'équilibre. Tout le jour, des bandes d'enfants se livrent à cet exercice. On les voit sautant les gros madriers, suivant à la file les arêtes étroites, se traînant à califourchon, jeux variés qui se terminent généralement par des bousculades et des larmes ; ou bien ils s'assoient une douzaine, serrés les uns contre les autres, sur le bout mince d'une poutre élevée de quelques pieds au-dessus du sol, et ils se balancent pendant des heures. L'aire Saint-Mittre est ainsi devenue le lieu de récréation où tous les fonds de culotte des galopins du faubourg viennent s'user depuis plus d'un quart de siècle.
Les enfants ont ainsi donné une vie diurne à ce lieu qui n'était auparavant fréquenté que la nuit. Les mères qui surveillent de loin leur marmaille en devisant du temps qui a bien passé n'ignorent le plus souvent rien de l'autre usage de l'aire Saint-Mittre et de son impasse dès que le soir est tombé. Les poutres et les madriers forment des sièges confortables. Des arènes ont été ménagées un soir à bras d'hommes pour une réunion d'un des nombreux groupes factieux. Elle est le théâtre de joutes verbales qui sont oubliées dès que prononcées. Avec ces poutres, l'aire vit ainsi son âge industriel mais son usage ne change pas. Allégorie du temps, elle est le matin réservée aux enfants, le soir à la jeunesse qui bouillonne et la nuit aux amants clandestins ou trop désargentés pour louer une couche et qui trouvent là des baldaquins improvisés. On y a même envoyé la maréchaussée mais son tintamarre avait dispersé longtemps avant son arrivée les quelques couples qui, séparément, s'en étaient allés, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre, comme dans les toilettes des gares, sans même l'air gêné. La province connait la débauche tout autant que la capitale mais n'en laisse rien paraître. Elle ne se raconte guère et ces choses-là se savent comme on sait que l'été succède au printemps.
8 janvier Ce qui a achevé de donner à ce coin perdu un caractère étrange, c'est l'élection de domicile que, par un usage traditionnel, y font les bohémiens de passage. Dès qu'une de ces maisons roulantes, qui contiennent une tribu entière, arrive à Plassans, elle va se remiser au fond de l'aire Saint-Mittre.
Aussi la place n'est-elle jamais vide ; il y a toujours là quelque bande aux allures singulières, quelque troupe d'hommes fauves et de femmes horriblement séchées parmi lesquels on voit se rouler à terre des groupes de beaux enfants. Ce monde vit sans honte, en plein air, devant tous, faisant bouillir leur marmite, mangeant des choses sans nom, étalant leurs nippes trouées, dormant, se battant, s'embrassant, puant la saleté et la misère.

Toutes ces bandes cohabitent sans encombre. Les enfants, parfois, font semblant de craindre les enfants des bohémiens car ils redoutent leur habileté dans les jeux, habileté gagnée au cours de leurs voyages. Les hommes et les femmes de l'une ou de l'autre bande échangent parfois un regard furtif, souligné par des yeux qui brillent, une allure altière. Mais les yeux se détournent vite. Les mondes demeurent séparés, comme l'étaient dans l'antique cimetière Saint-Mittre les morts et les vivants. Jamais les bohémiens ne se sont mêlés aux jeux nocturnes, aux débats politiques. Seuls les enfants, le plus souvent, parvenaient à trouver autour d'une cabane ou d'un jeu de balle leur appartenance à une humanité commune.
9 janvier Le champ mort et désert, où les frelons autrefois bourdonnaient seuls autour des fleurs grasses, dans le silence écrasant du soleil, est ainsi devenu un lieu retentissant qu'emplissent de bruit les querelles des bohémiens et les cris aigus des jeunes vauriens du faubourg. Une scierie, qui débite dans un coin les poutres du chantier, grince, servant de basse sourde et continue aux voix aigres. Cette scierie est toute primitive : la pièce de bois est posée sur deux tréteaux élevés, et deux scieurs de long, l'un en haut monté sur la poutre même, l'autre en bas aveuglé par la sciure qui tombe, impriment à une large et forte lame de scie un continuel mouvement de va-et-vient. Pendant des heures, ces hommes se plient, pareils à des pantins articulés, avec une régularité et une sécheresse de machine. Le bois qu'ils débitent est rangé, le long de la muraille du fond, par tas hauts de deux ou trois mètres et méthodiquement construits, planche à planche, en forme de cube parfait. Ces sortes de meules carrées, qui restent souvent là plusieurs saisons, rongées d'herbes au ras du sol, sont un des charmes de l'aire Saint-Mittre. Elles ménagent des sentiers mystérieux, étroits et discrets, qui conduisent à une allée plus large, laissée entre les tas et la muraille. C'est un désert, une bande de verdure d'où l'on ne voit que des morceaux de ciel. Dans cette allée, dont les murs sont tendus de mousse et dont le sol semble couvert d'un tapis de haute laine, règnent encore la végétation puissante et le silence frissonnant de l'ancien cimetière.
Il n'y a d'allée et il n'y a de chemin sans destination. Quand la scierie s'est depuis plusieurs heures arrêtée, quand les gamins du faubourg ont rejoint leurs foyers et que les bohémiens, lassés par leurs chants, fatigués de leurs danses, s'endorment dans la proximité du feu de camp, des visiteurs, furtifs et mystérieux rejoignent l'allée qui les conduit tout à la fois en enfer comme au paradis. Ils l'ont nommée l'allée du bout ou parfois seulement même "au bout". L'appellation est curieuse quand on aurait attendu plutôt "l'allée du fond" ou "au fond" qui auraient mieux convenu. Mais il s'agissait bien pour celles et pour ceux qui s'y rendaient d'aller "au bout" de quelque chose d'inassouvi, secrètement public, intimement partagé avec d'autres stigmatisés par leurs désirs. Alors, la nuit, les morceaux de ciel se faisaient lucarnes et la mousse de haute laine accueillait le frisson des corps. Un peintre ou un sculpteur qui s'y serait égaré y aurait vu très certainement le tableau vivant d'une représentation de l'enfer comme on le faisait au Moyen-Âge ou encore une allégorie de la luxure sinon de la vie des démons. Il n'y avait nul observateur de ces bacchanales cependant. Et qui aurait essayé se serait promptement fait rosser. Le lieu et sa réputation provoquaient tant de crainte qu'il en était devenu légendaire. L'ancien cimetière pouvait bien faire croire que dans l'allée du bout, vivants et morts se rejoignaient pour des commerces incroyables.
10 janvier On y sent courir ces souffles chauds et vagues des voluptés de la mort qui sortent des vieilles tombes chauffées par les grands soleils. Il n'y a pas, dans la campagne de Plassans, un endroit plus ému, plus vibrant de tiédeur, de solitude et d'amour. C'est là où il est exquis d'aimer. Lorsqu'on vida le cimetière, on dut entasser les ossements dans ce coin, car il n'est pas rare, encore aujourd'hui, en fouillant du pied l'herbe humide, d'y déterrer des fragments de crâne.
Personne, d'ailleurs, ne songe plus aux morts qui ont dormi sous cette herbe. Dans le jour, les enfants seuls vont derrière les tas de bois lorsqu'ils jouent à cache-cache.

Mais il n'est pas nécessaire de penser aux morts pour que ceux-ci participent aux sarabandes. On a pu trimballer leurs os à travers la ville dans sa torpeur épuisée, les morts sont restés sur l'aire Saint-Mittre et partagent avec les vivants, le soleil, le vent et le bruit du vent entre les madriers les jours de tempête, les herbes tendues vers le ciel et le ciel lui-même, vaste panneau sans cesse renouvelé. Et il semble alors au promeneur que les fragments de crânes ont été apportés en fétiches par les morts eux-mêmes en promenade.
Ainsi va la vie sans heurts de l'aire Saint-Mittre et de son impasse, faisant se côtoyer sans  encombre véritable morts et vivants, enfants et grandes personnes, petit recoin d'humanité de l'éternelle province.
11 janvier L'allée verte reste vierge et ignorée. On ne voit que le chantier encombré de poutres et gris de poussière. Le matin et l'après-midi, quand le soleil est tiède, le terrain entier grouille et, au-dessus de toute cette turbulence, au-dessus des galopins jouant parmi les pièces de bois et des bohémiens attisant le feu sous leur marmite, la silhouette sèche du scieur de long monté sur sa poutre se détache en plein ciel, allant et venant avec un mouvement régulier de balancier, comme pour régler la vie ardente et nouvelle qui a poussé dans cet ancien champ d'éternel repos. Il n'y a que les vieux, assis sur les poutres et se chauffant au soleil couchant, qui parfois parlent encore entre eux des os qu'ils ont vu jadis charrier dans les rues de Plassans, par le tombereau légendaire.
Lorsque la nuit tombe, l'aire Saint-Mittre se vide, se creuse, pareille à un grand trou noir. Au fond, on n'aperçoit plus que la lueur mourante du feu des bohémiens. Par moments, des ombres disparaissent silencieusement dans la masse épaisse des ténèbres. L'hiver surtout, le lieu devient sinistre.

Il n'y a pas d'aire Saint-Mittre dans toutes les villes et même pas dans toutes les villes de Provence et les cimetières sont, par nature, celles des œuvres humaines qui perdurent le plus longtemps. On ne déplace pas très souvent les morts et s'est même construite tout au long du temps une législation qui protège les morts mieux que les vivants. C'est certainement aussi que l'on prête aux morts un esprit de vengeance que les vivants craignent parfois autant que leur propre mort. Mais à mieux y réfléchir, quelle raison y aurait-il à ce que les morts se vengent quand la plupart des motivations des mauvaises actions humaines, sinon toutes, ont disparu. Ils ne possèdent rien, et même pas leurs tombes qui sont demeurées la propriété perpétuelle des vivants. Ils n'aiment pas et n'ont pas de désirs et n'ont ainsi aucune jalousie.Les morts demeurés par habitude sur le lieu ni ne s'ennuient ni ne se distraient , et ne portent sur la vie nocturne de l'aire Saint-Mittre aucune forme de jugement. Ils n'en tirent non plus aucune curiosité. Ce serait donc bien étonnant que des esprits, détachés de leur enveloppe corporelle et désormais de leur squelette même, aient le goût de venir chercher noise à des humains auxquels ils ne peuvent bien trouver qu'un peu de vanité.
12 janvier Un dimanche soir, vers sept heures, un jeune homme sortit doucement de l'impasse Saint-Mittre et, rasant les murs, s'engagea parmi les poutres du chantier. On était dans les premiers jours de décembre 1851. Il faisait un froid sec. La lune, pleine en ce moment, avait ces clartés aiguës particulières aux lunes d'hiver. Le chantier, cette nuit-là, ne se creusait pas sinistrement comme par les nuits pluvieuses, éclairé de larges nappes de lumière blanche ; il s'étendait dans le silence et l'immobilité du froid avec une mélancolie douce.
Le jeune homme s'arrêta quelques secondes sur le bord du champ, regardant devant lui d'un air de défiance. Il tenait, cachée sous sa veste, la crosse d'un long fusil dont le canon, baissé vers la terre, luisait au clair de lune. Serrant l'arme contre sa poitrine, il scruta attentivement du regard les carrés de ténèbres que les tas de planches jetaient au fond du terrain. Il y avait là comme un damier blanc et noir de lumière et d'ombre, aux cases nettement coupées. Au milieu de l'aire, sur un morceau du sol gris et nu, les tréteaux des scieurs de long se dessinaient, allongés, étroits, bizarres, pareils à une monstrueuse figure géométrique tracée à l'encre sur du papier. Le reste du chantier, le parquet de poutres, n'était qu'un vaste lit où la clarté dormait, à peine striée de minces raies noires par les lignes d'ombres qui coulaient le long des gros madriers. Sous cette lune d'hiver, dans le silence glacé, ce flot de mâts couchés, immobiles, comme raidis de sommeil et de froid, rappelait les morts du vieux cimetière. Le jeune homme ne jeta sur cet espace vide qu'un rapide coup d'œil ; pas un être, pas un souffle, aucun péril d'être vu ni entendu. Les taches sombres du fond l'inquiétaient davantage. Cependant, après un court examen, il se hasarda, il traversa rapidement le chantier.

Les morts de l'aire Saint-Mittre le regardaient passer pourtant, mais il ne les pas vus, ni même senti leur présence inquiète. Car ils avaient déjà vu, ces morts du cimetière antique, de jeunes gens furtifs et déterminés, des comploteurs, des bandits, des amoureux trompés, et même des révolutionnaires. Ils en avaient vu de jeunes morts les rejoindre et qui, dès lors, n'avaient eu de cesse que de réclamer d'autres jeunes morts pour demeurer en bande. Alors, ce jeune homme encore bien vivant qui passait au milieu d'eux avec un fusil sans souci de leurs craintes vénérables les inquiétait. Ils ne savaient dire quelles étaient ses intentions véritables car, contrairement à ce que l'on croit souvent, les morts n'en savent pas plus que les vivants.
Ces taches sombres, qui l'inquiétaient et qui semblaient trahir la limpidité de la lumière de la lune n'étaient que les traces plus sombres de quelques esprits plus noirs qui avaient péri par la violence des temps d'alors. Demeuraient encore près du mur, "au bout", quelques-uns des vingt et cinq royalistes assassinés dans leur prison, deux ou trois courageux tombés sur les champs de bataille improvisés du centre-ville. Et il y avait même le cadet, un tout jeune mort des barricades parisiennes de 1848, qui n'avait pas voulu rester loin de son pays et était revenu là, parler provençal avec ses ancêtres. Alors ils le regardaient et quand les morts regardent le souffle du vent cesse soudain, les animaux se figent, les plantes arrêtent un court instant leur lent et patient travail de vie. Alors, le promeneur frissonne, la chouette oublie son cri, les chats et les chiens détournent leur errance.
13 janvier Dés qu'il se sentit à couvert, il ralentit sa marche. Il était alors dans l'allée verte qui longe la muraille, derrière les planches. Là, il n'entendit même plus le bruit de ses pas ; l'herbe gelée craquait à peine sous ses pieds. Un sentiment de bien-être parut s'emparer de lui. Il devait aimer ce lieu, n'y craindre aucun danger, n'y rien venir chercher que de doux et de bon. Il cessa de cacher son fusil. L'allée s'allongeait, pareille à une tranchée d'ombre ; de loin en loin, la lune, glissant entre deux tas de planches, coupait l'herbe d'une raie de lumière. Tout dormait, les ténèbres et les clartés, d'un sommeil profond, doux et triste. Rien de comparable à la paix de ce sentier. Le jeune homme le suivit dans toute sa longueur. Au bout, à l'endroit où les murailles du Jas-Meiffren font un angle, il s'arrêta, prêtant l'oreille comme pour écouter si quelque bruit ne venait pas de la propriété voisine. Puis, n'entendant rien, il se baissa, écarta une planche et cacha son fusil dans un tas de bois.
Peu à peu, les morts surpris reprirent leur pose immobile et silencieuse et les rares animaux encore éveillés sortirent dans le froid. On entendit un cri d'oiseau assourdi par le bois et par le givre. La lune elle-même, rassurée par la quiétude des lieux put songer à disparaître et sembla accélérer sa course. Les quelques bohémiens, de l'autre côté de l'aire avaient laissé leur feu s'éteindre. Le jeune homme ne paraissait pas avoir froid et le but qu'il poursuivait pouvait bien le protéger des frimas. Il faisait pourtant bien froid en ces premiers jours de décembre 1851 et tout laissait croire que le temps s'était mis au diapason inverse de la politique, se rafraîchissant à mesure que les esprits s'échauffaient. Il était bien imprudent, ce jeune homme qui se promenait ainsi la nuit, au-delà des faubourgs de Plassans, comme un conspirateur, semblant ignorer cependant que les conspirateurs sont plusieurs. Lui était seul, au bout de l'allée, n'ayant que la lune avec qui comploter.
14 janvier Il y avait là, dans l'angle, une vieille pierre tombale oubliée lors du déménagement de l'ancien cimetière et qui, posée sur un champ et un peu de biais, faisait une sorte de banc élevé. La pluie en avait émietté les bords, la mousse la rongeait lentement. On eût cependant pu lire encore, au clair de lune, ce fragment d'épitaphe gravé sur la face qui entrait en terre : Cy-gist… Marie… morte… Le temps avait effacé le reste.
Quand il eut caché son fusil, le jeune homme, écoutant de nouveau et n'entendant toujours rien, se décida à monter sur la pierre. Le mur était bas ; il posa les coudes sur le chaperon. Mais au-delà de la rangée de mûriers qui longe la muraille, il ne vit qu'une plaine de lumière ; les terres du Jas-Meiffren, plates et sans arbres, s'étendaient sous la lune comme une immense pièce de linge écru ; à une centaine de mètres, l'habitation et les communs habités par le méger faisaient des taches d'un blanc plus éclatant. Le jeune homme regardait de ce côté avec inquiétude, lorsqu'une horloge de la ville se mit à sonner sept heures, à coups graves et lents.
Il compta les coups, puis il descendit de la pierre comme surpris et soulagé.

La nuit pouvait commencer. Certes, le soleil avait disparu depuis longtemps et l'obscurité avait pris l'aire Saint-Mittre et semblait ne plus devoir la quitter. Mais, la nuit obéit davantage aux sonneries des hommes qu'au soleil et à la lune. Cette nuit commença à sept heures. Les bêtes étaient nourries. On avait mangé. La lumière dans les maisons pauvres était éteinte. Les morts du cimetière ne bougeaient toujours pas et cette Marie, morte jeune ou pas, était embarrassée de garder le fusil du jeune homme enfiévré qui attendait là sur sa couche funéraire. Tout cela ne lui disait rien qui vaille car on ne sort pas la nuit tombée avec un fusil pour sans raison violente. Elle se demandait quelles étaient les bataille de ce jeune homme inquiet, tout à la fois impatient et patient.
Le temps s'était allongé près de lui jusqu'à ne plus bouger ou presque. Dans le silence de sa présence nocturne et armée, le temps s'était figé, comme glacé par le froid qui montait vers le ciel. Le temps espérait encore qu'il s'agissait là d'un rendez-vous amoureux et que le fusil marquait seulement la crainte d'un amant jaloux. Le temps se fait parfois complice des criminels et des amoureux.
15 janvier Il s'assit sur le banc en homme qui consent à une longue attente. Il ne semblait même pas sentir le froid. Pendant près d'une demi-heure, il demeura immobile, les yeux fixés sur une masse d'ombre, songeur. Il s'était placé dans un coin noir ; mais, peu à peu, la lune qui montait le gagna et sa tête se trouva en pleine clarté.
C'était un garçon à l'air vigoureux, dont la bouche fine et la peau encore délicate annonçaient la jeunesse. Il devait avoir dix-sept ans. Il était beau, d'une beauté caractéristique.
Sa face maigre et allongée semblait creusée par le coup de pouce d'un sculpteur puissant ; le front montueux, les arcades sourcilières proéminentes, le nez en bec d'aigle, le menton fait d'un large méplat, les joues accusant les pommettes et coupées de plans fuyants, donnaient à la tête un relief d'une vigueur singulière. Avec l'âge, cette tête devait prendre un caractère osseux trop prononcé, une maigreur de chevalier errant. Mais, à cette heure de puberté, à peine couverte aux joues et au menton de poils follets, elle était corrigée dans sa rudesse par certaines mollesses charmantes, par certains coins de la physionomie restés vagues et enfantins.
Les yeux, d'un noir tendre, encore noyés d'adolescence, mettaient aussi de la douceur dans ce masque énergique.

Certains visages portent ainsi tous les âges et l'on peut distinguer une vieillesse décharnée chez celui-là qui n'a pas vingt ans, un embonpoint assuré chez tel autre qui paraît maigre. Ce joli visage, sinon cette frimousse, va devenir ce visage alourdi par des chairs épaisses, quand celui-là, qui paraît grossier et presque disgracieux, va prendre avec l'âge une force séduisante. Car un visage est animé. Et c'est pourquoi tous les morts ont presque le même visage, sauf quand ils sont soumis au talent du croque-mort qui saura leur donner presque toute l'apparence de la vie.
Les jeunes muscles de son corps tendaient à ses mouvements la toile de ses vêtements épaissis par l'hiver, laissant deviner plus que dévoilant une musculature fine et nerveuse qui, nu, devait le laisser ressembler à l'écorché des salles de classe. Tout était dessiné à l'extrême chez ce jeune homme et, dès lors, son immobilité faisait figure d'affut pour une proie absente mais qui pouvait surgir. Ce corps aurait alors bondi comme le font les chats et nulle crainte que la proie aurait succombé à la jeune force animale de l'ombre immobilisée dans le faisceau de la lune montante.
Sa bouche seule, ourlée d'un duvet malhabile, pouvait trahir la tendresse.

 
16 janvier Toutes les femmes n'auraient point aimé cet enfant, car il était loin d'être ce qu'on nomme un joli garçon, mais l'ensemble de ses traits avait une vie si ardente et si sympathique, une telle beauté d'enthousiasme et de force, que les filles de sa province, ces filles brûlées du Midi, devaient rêver de lui, lorsqu'il venait à passer devant leur porte, par les chaudes soirées de juillet.
Il songeait toujours, assis sur la pierre tombale, ne sentant pas les clartés de la lune qui coulaient maintenant le long de sa poitrine et de ses jambes. Il était de taille moyenne, légèrement trapu. Au bout de ses bras trop développés, des mains d'ouvrier, que le travail avait durcies, s'emmanchaient solidement ; ses pieds, chaussés de gros souliers lacés, paraissaient forts, carrés du bout. Par les attaches et les extrémités, par l'attitude alourdie des membres, il était peuple ; mais il y avait en lui, dans le redressement du cou et dans les lueurs pensantes des yeux, comme une révolte sourde contre l'abrutissement du métier manuel qui commençait à le courber vers la terre. Ce devait être une nature intelligente noyée au fond de la pesanteur de sa race et de sa classe, un de ces esprits tendres et exquis logés en pleine chair, et qui souffrent de ne pouvoir sortir rayonnants de leur épaisse enveloppe. Aussi, dans sa force, paraissait-il timide et inquiet, ayant honte à son insu de se sentir incomplet et de ne savoir comment se compléter. Brave enfant, dont les ignorances étaient devenues des enthousiasmes, cœur d'homme servi par une raison de petit garçon, capable d'abandons comme une femme et de courage comme un héros. Ce soir-là, il était vêtu d'un pantalon et d'une veste de velours de coton verdâtre à petites côtes. Un chapeau de feutre mou, posé légèrement en arrière, lui jetait au front une raie d'ombre.

Il y avait là dans sa mise quelque chose d'un gamin de Paris, quelque chose d'un Gavroche au Père Hugo. On ne saura jamais mesurer avec exactitude l'influence que ce jeune mort a pu avoir sur la jeunesse de province. Pour cette jeunesse accablée par les tâches et tenue dans l'ignorance, Paris est devenue depuis la révolution la place des grandes gestes émancipatrices. Gavroche est devenu leur emblème, quand bien-même ils ne savent pas lire. Le grand brassage des armées napoléoniennes a donné à leurs pères le sentiment commun de la patrie sans cesse menacée et à leurs fils le souvenir que Paris pouvait se soulever. Ce chapeau de feutre mou était le signe d'appartenance à cette jeunesse malhabile qui, depuis plus de quatre-vingts ans, fait en France les révoltes et les révolutions, trouvant dans les cris, les échauffourées et les coups de main l'emploi d'une vigueur que le bourgeois aurait voulu voir demeurer au travail. Alors qu'il était voué par sa condition à l'épaississement continu de son corps, son esprit tout entier voulait s'aiguiser dans la lutte.
Il demeurait là, sur la pierre tombale à l'épitaphe abrasée, comme un amant lassé par le chagrin, comme un jeune père veillant son premier né emporté par l'absence de soins, comme un fils venant chercher sur sa tombe l'amour de sa mère défunte, comme un mari éperdu et résigné à la mort de son épouse emportée par les couches, comme tous ceux que l'on voit le dimanche sur les tombes, abasourdis du chagrin de demeurer en vie et frappés au même instant par la force de leur vie.
La lune continuait son chemin, allongeant ou raccourcissant les ombres, dans cette absence de compassion pour les hommes qui leur fait penser à l'amour.
17 janvier Lorsque la demie sonna à l'horloge voisine, il fut tiré en sursaut de sa rêverie. En se voyant blanc de lumière, il regarda devant lui avec inquiétude. D'un mouvement brusque, il rentra dans le noir, mais il ne put retrouver le fil de sa rêverie. Il sentit alors que ses pieds et ses mains se glaçaient, et l'impatience le reprit. Il monta de nouveau jeter un coup d'œil dans le Jas-Meiffren, toujours silencieux et vide.
Puis, ne sachant plus comment tuer le temps, il redescendit, prit son fusil dans le tas de planches où il l'avait caché et s'amusa à en faire jouer la batterie. Cette arme était une longue et lourde carabine qui avait sans doute appartenu à quelque contrebandier ; à l'épaisseur de la crosse et à la culasse puissante du canon, on reconnaissait un ancien fusil à pierre qu'un armurier du pays avait transformé en fusil à piston. On voit de ces carabines-là accrochées dans les fermes, au-dessus des cheminées. Le jeune homme caressait son arme avec amour ; il rabattit le chien à plus de vingt reprises, introduisit son petit doigt dans le canon, examina attentivement la crosse. Peu à peu, il s'anima d'un jeune enthousiasme auquel se mêlait quelque enfantillage. Il finit par mettre la carabine en joue, visant dans le vide comme un conscrit qui fait l'exercice.

Il dessina ainsi une bataille qui le mettait en scène seul, lui, contre tous les autres, ses ennemis indistincts, hors du rayon de lune. Ce n'étaient pas les morts du cimetière Saint-Mittre qu'ils visait, mais des figures imaginaires, surgies de l'avenir, et de son propre avenir comme de l'avenir des peuples, et qu'il s'agissait bien de tenir en respect ou d'abattre dans la joie grave de la révolte. Et les anciens morts du cimetière, ces morts d'autres batailles oubliées, regardaient la pantomime avec curiosité et parfois même du respect. Certains avaient connu des scènes qui s'approchaient du jeu de ce jeune homme, des fusillades, des coups de main et même quelques barricades. Les  femmes, elles, s'effrayaient du bruit du chien sur l'amorce de la cheminée du fusil , qui ne leur disait rien de bon et elles prévoyaient pleurs et malheurs renouvelés.
Cependant, son exercice improvisé et mimé avait éveillé les sangs du jeune homme. Ses mains et ses joues s'étaient rougis, si bien qu'il apparaissait moins blanc dans le rayon de lune joueur, et même bien vivant, à rendre jaloux les fantômes qui l'avoisinaient. Alors il recommença son jeu un instant, et tenta de retrouver l'impression de puissance qu'il avait ressentie un court instant. Mais l'esprit du jeu avait fui.
18 janvier Huit heures ne devaient pas tarder à sonner. Il gardait son arme en joue depuis une grande minute, lorsqu'une voix, légère comme un souffle, basse et haletante, vint du Jas-Meiffren.
« Es-tu là, Silvère ? » demanda la voix.
Silvère laissa tomber son fusil et, d'un bond, se trouva sur la pierre tombale.
« Oui, oui, répondit-il, en étouffant également sa voix…
Attends, je vais t'aider. »
Il n'avait pas encore tendu les bras, qu'une tête de jeune fille apparut au-dessus de la muraille. L'enfant, avec une agilité singulière, s'était aidée du tronc d'un mûrier et avait grimpé comme une jeune chatte. A la certitude et à l'aisance de ses mouvements, on voyait que cet étrange chemin devait lui être familier. En un clin d'œil, elle se trouva assise sur le chaperon du mur. Alors Silvère la prit dans ses bras et la posa sur le banc. Mais elle se débattit.

Elle se débattait comme les enfants qui veulent prouver qu'ils sont désormais assez grands pour conduire leur vie et s'asseoir en conséquence sur une chaise plutôt que sur les genoux de leurs parents. Mais dans le même temps, elle se débattait déjà comme une jeune femme qui feint, dans un jeu amoureux, de vouloir échapper aux bras de son amant. C'est que le peuple produit des filles précoces et que le soleil du Midi les fait mûrir encore plus rapidement. Cette toute jeune fille était déjà une femme et entendait que Silvère s'en souvînt.
« Tu n'as pas froid ? »
Elle détourna la tête comme si elle n'avait pas entendu la question murmurée de son compagnon. Elle soupira longuement et essuya sur son front une perle de sueur que sa course avait fait naître.
19 janvier « Laisse donc, disait-elle avec un rire de gamine qui joue, laisse donc… Je sais bien descendre toute seule. »
Puis, quand elle fut sur la pierre :
« Tu m'attends depuis longtemps ?… J'ai couru, je suis tout essoufflée. »
Silvère ne répondit pas. Il ne paraissait guère en train de rire, il regardait l'enfant d'un air chagrin. Il s'assit à côté d'elle, en disant :
« Je voulais te voir, Miette. Je t'aurais attendu toute la nuit… Je pars demain matin, au jour. »
Miette venait d'apercevoir le fusil couché sur l'herbe. Elle devint grave, elle murmura :
« Ah !… c'est décidé… voilà ton fusil… »
Il y eut un silence.
« Oui, répondit Silvère d'une voix plus mal assurée encore, c'est mon fusil… J'ai préféré le sortir ce soir de la maison ; demain matin, tante Dide aurait pu me le voir prendre, et cela l'aurait inquiétée… Je vais le cacher, je viendrai le chercher au moment de partir. »
Et, comme Miette semblait ne pouvoir détacher les yeux de cette arme qu'il avait si sottement laissée sur l'herbe, il se leva et la glissa de nouveau dans le tas de planches.

Silvère aurait attendu toute la nuit, non seulement par fidélité envers Miette, mais aussi par cette forme de superstition qui veut que l'on ne commence pas une aventure qui demandera de la bravoure par un acte de faiblesse, par une impatience, une lâcheté. Car, qu'est-ce qu'attendre en fin de compte ? Ce serait espérer. Mais, est-ce vraiment espérer ? Celui qui attend, au fond de son âme, n'espère rien, n'est sûr de rien, ne veut rien, sinon faire coïncider un peu de sa vie avec le récit qu'il s'en est fait. L'attente est ainsi un récit d'anticipation. Elle va venir, elle va rire doucement. Elle sera tout essoufflée. Je lui dirai que je partirai demain, au jour. Elle deviendra grave. Je lui dirai que c'est décidé. Mais les faits viennent ensuite déjouer toujours l'attente. Dans le récit que le jeune homme s'était raconté sur la pierre tombale oubliée, Miette n'apercevait pas le fusil, car le fusil était caché. Il n'était pas prévu qu'il s'amusât avec l'arme et ce jeu-là relevait d'un autre récit plus enfantin et presque puéril, qui le voulait soldat de la Grande Armée, encerclé mais vaillant, au pont d'Arcole ou à Austerlitz. Sa voix mal assurée trahissait ainsi tout autant l'improvisation de celui qui doit soudainement faire coïncider deux récits qui ne s'abouchent pas, que l'émotion de devoir annoncer à Miette qu'il allait jouer au jeu dangereux de l'émeute.
20 janvier Nous avons appris ce matin, dit-il en se rasseyant, que les insurgés de la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx étaient en marche, et qu'ils avaient passé la nuit dernière à Alboise.
Il a été décidé que nous nous joindrions à eux. Cet après midi, une partie des ouvriers de Plassans ont quitté la ville ; demain, ceux qui restent encore iront retrouver leurs frères. »
Il prononça ce mot de frères avec une emphase juvénile. Puis, s'animant, d'une voix plus vibrante :
« La lutte devient inévitable, ajouta-t-il ; mais le droit est de notre côté, nous triompherons. »

Silvère puisait son enthousiasme dans sa jeunesse plus que dans l'histoire ou même dans les récits de batailles racontés par les grognards de la Grande Armée. Certes, il savait manier le fusil, mais c'est parce qu'il n'était pas de la ville, mais il ne pouvait pas même imaginer ce que c'était que de viser un homme en plein cœur, à quelques pieds de lui, en pouvant distinguer dans ses yeux le courage et la peur.
Ainsi, les comploteurs de l'aire Saint-Mittre, qui dérangeaient les amants certains soirs, s'étaient suffisamment pris au jeu et s'étaient assez organisés pour pouvoir décider de rejoindre des insurgés en bande, qui venaient de ces villes voisines et donc toujours rivales. Ainsi, des mots prononcés pour la première fois par leurs grands-pères, ces mots forts et rudes de république et de liberté, avaient assez pris racine en eux, jusqu'à leur donner un savoir de révolte sans qu'ils en aient encore vécu aucune.
21 janvier Miette écoutait Silvère, regardant devant elle fixement sans voir. Quand il se tut :
« C'est bien », dit-elle simplement.
Et, au bout d'un silence :
« Tu m'avais avertie… cependant j'espérais encore… Enfin, c'est décidé. »
Ils ne purent trouver d'autres paroles. Le coin désert du chantier, la ruelle verte reprit son calme mélancolique ; il n'y eut plus que la lune vivante faisant tourner sur l'herbe l'ombre des tas de planches. Le groupe formé par les deux jeunes gens sur la pierre tombale était devenu immobile et muet, dans la clarté pâle. Silvère avait passé le bras autour de la taille de Miette, et celle-ci s'était laissée aller contre son épaule. Ils n'échangèrent pas de baisers, rien qu'une étreinte où l'amour avait l'innocence attendrie d'une tendresse fraternelle.

C'est peu de dire que Silvère l'avait avertie. De l'aventure qui se préparait, elle en était tout autant la cause que l'inspiratrice. Ce, non de manière active par on ne sait quel endoctrinement, mais bien par son être tout entier. Miette était de ces jeunes âmes entièrement prises dès l'enfance par l'amour de la justice et de la liberté. Cette grâce ne lui avait été donnée par aucun baptême et aucune cérémonie et il n'est pas certain qu'une puissance divine se soit mêlée de la chose. On ne saurait accuser non plus des récits engrangés par quelque aïeul plein de bravoure. Miette était ainsi. Si bien que Silvère, abasourdi de mots et nourri des grandes gestes révolutionnaires n'aurait pu faire autrement que de rejoindre la première insurrection qui se présenterait à lui. Il n'aurait pu, s'il ne l'avait pas fait, soutenir le regard de la jeune fille.
22 janvier Miette était couverte d'une grande mante brune à capuchon qui lui tombait jusqu'aux pieds et l'enveloppait tout entière. On ne voyait que sa tête et ses mains. Les femmes du peuple, les paysannes et les ouvrières portent encore, en Provence, ces larges mantes, que l'on nomme pelisses dans le pays, et dont la mode doit remonter fort loin. En arrivant, Miette avait rejeté le capuchon en arrière. Vivant en plein air, de sang brûlant, elle ne portait jamais de bonnet. Sa tête nue se détachait vigoureusement sur la muraille blanchie par la lune. C'était une enfant, mais une enfant qui devenait femme. Elle se trouvait à cette heure indécise et adorable où la grande fille naît dans la gamine. Il y a alors, chez toute adolescente, une délicatesse de bouton naissant, une hésitation de formes d'un charme exquis ; les lignes pleines et voluptueuses de la puberté s'indiquent dans les innocentes maigreurs de l'enfance ; la femme se dégage avec ses premiers embarras pudiques, gardant encore à demi son corps de petite fille, et mettant, à son insu, dans chacun de ses traits, l'aveu de son sexe. Pour certaines filles, cette heure est mauvaise ; celles-là croissent brusquement, enlaidissent, deviennent jaunes et frêles comme des plantes hâtives. Pour Miette, pour toutes celles qui sont riches de sang et qui vivent en plein air, c'est une heure de grâce pénétrante qu'elles ne retrouvent jamais.
Les parents de ces jeunes filles à peine écloses veillent avec précaution à ce que ces jeunes êtres pleins de vie bouillonnante ne tournent pas mal. Ils sont alors à ce moment critique où le sculpteur réussit ou manque à tout jamais son œuvre car la veine du bois tendre ou celle du marbre dur et cassant peut aller ou non dans le bon sens. Alors, le sculpteur compose et parfois ruse, lit dans la forme qui naît sous ses doigts l'histoire même de la plante dont est née la branche, et dans le marbre, les antiques sédimentations. Ici, un hiver rigoureux et parfois une encoche faite par accident. Là, un défaut irrémédiable qui fera que la pierre, rendue trop friable, se fera impropre à toute sculpture. Les artistes les plus habiles connaissent ces tours de la nature et savent qu'ils peuvent mettre autant de soin qu'ils le peuvent au choix d'une branche ou d'une pierre, qu'ils ne parviendront cependant pas à prévoir entièrement les creux et les plis de la matière. Ils réduisent ou poussent alors, selon les cas, les ambitions de leurs gestes. Dans les campagnes, les parents, les grands-parents, les oncles et les tantes se contentent d'entourer ces jeunes filles de préceptes protecteurs et de menaces franches.
23 janvier Miette avait treize ans. Bien qu'elle fut forte déjà, on ne lui en eût pas donné davantage, tant sa physionomie riait encore, par moments, d'un rire clair et naïf. D'ailleurs, elle devait être nubile, la femme s'épanouissait rapidement en elle grâce au climat et à la vie rude qu'elle menait. Elle était presque aussi grande que Silvère, grasse et toute frémissante de vie. Comme son ami, elle n'avait pas la beauté de tout le monde. On ne l'eût pas trouvée laide ; mais elle eût paru au moins étrange à beaucoup de jolis jeunes gens. Elle avait des cheveux superbes ; plantés rudes et droits sur le front, ils se rejetaient puissamment en arrière, ainsi qu'une vague jaillissante, puis coulaient le long de son crâne et de sa nuque, pareils à une mer crépue, pleine de bouillonnements et de caprices, d'un noir d'encre. Ils étaient si épais qu'elle ne savait qu'en faire. Ils la gênaient. Elle les tordait en plusieurs brins, de la grosseur d'un poignet d'enfant, le plus fortement qu'elle pouvait, pour qu'ils tinssent moins de place, puis elle les massait derrière sa tête. Elle n'avait guère le temps de songer à sa coiffure, et il arrivait toujours que ce chignon énorme, fait sans glace et à la hâte, prenait sous ses doigts une grâce puissante. À la voir coiffée de ce casque vivant, de ce tas de cheveux frisés qui débordaient sur ses tempes et sur son cou comme une peau de bête, on comprenait pourquoi elle allait tête nue, sans jamais se soucier des pluies ni des gelées.
Ainsi, Miette n'avait pas d'âge, sa coiffe la haussant au rang des plus grandes figures mythologiques. Miette était l'Athéna de Plassans, et personne ne se demande jamais quel âge a Athéna quand elle nait de Jupiter, armée, le casque sur la tête. Miette, comme la déesse, semblait devoir rester toujours jeune, et vierge. Et ce soir-là, si elle en avait connu le récit, Miette aurait certainement souhaité faire de Silvère son Zagreus, à qui la déesse insufflé la vie et donné l'immortalité après qu'il fut tué par les Titans. Descendue du mur du Jas Meiffren, dans le fond de l'allée sourde de l'ancien cimetière Saint Mittre, Miette était cette déesse crétoise qui descend toujours d'un nuage, Athéna la conseillère des guerriers.
Et ce soir-là, en cette veille de bataille, dans l'inquiétude de son jeune âge et d'un amour dont elle ne discernait pas bien encore les contours ni le devenir, Miette aurait pu même hésiter entre plusieurs figures mythologiques. Elle aurait
sans doute préféré se muer en Aphrodite et des deux Aphrodite elle aurait choisi celle qui n'a point de mère et est fille du ciel. À moins que sa chevelure en épis ne l'eût envoyée figurer  Déméter, déesse des moissons.
Silvère ne savait pas alors qu'il parlait doucement avec la part féminine la plus attachante du Panthéon des Grecs. La jeunesse ignore toujours qu'elle peut accéder aux dieux.
24 janvier Sous la ligne sombre des cheveux, le front, très bas, avait la forme et la couleur dorée d'un mince croissant de lune. Les yeux gros, à fleur de tête ; le nez court, large aux narines et relevé du bout ; les lèvres, trop fortes et trop rouges, eussent paru autant de laideurs si on les eût examinés à part. Mais, pris dans la rondeur charmante de la face, vus dans le jeu ardent de la vie, ces détails du visage formaient un ensemble d'une étrange et saisissante beauté. Quand Miette riait, renversant la tête en arrière et la penchant mollement sur son épaule droite, elle ressemblait à la Bacchante antique, avec sa gorge gonflée de gaieté sonore, ses joues arrondies comme celles d'un enfant, ses larges dents blanches, ses torsades de cheveux crépus que les éclats de sa joie agitaient sur sa nuque, ainsi qu'une couronne de pampres. Et, pour retrouver en elle la vierge, la petite fille de treize ans, il fallait voir combien il y avait d'innocence dans ses rires gras et souples de femme faite, il fallait surtout remarquer la délicatesse encore enfantine du menton et la pureté molle des tempes. Le visage de Miette, hâlé par le soleil, prenait, sous certains jours, des reflets d'ambre jaune. Un fin duvet noir mettait déjà au-dessus de sa lèvre supérieure une ombre légère. Le travail commençait à déformer ses petites mains courtes, qui auraient pu devenir, en restant paresseuses, d'adorables mains potelées de bourgeoise.
Athéna ou Bacchante, il s'en fallait seulement d'un peu de soleil et de quelques fruits de maraude. Il suffisait d'un rire ou d'un mouvement délié et elle quittait alors le masque de la déesse pour prendre celui de la femme, celui dans lequel un esprit enfiévré par la crainte atavique de l'utérus fécond finit toujours par voir une sorcière. C'est de cette hésitation ancestrale entre la  fille et la femme, entre la vierge et la rouée, entre la mère et la maîtresse que se nourrissent les récits des hommes. Il suffit ensuite de quelques batailles et d'un peu de temps qui passe pour que ces récits, répétés et transmis de générations en générations fassent les mythes des nations.
Silvère regardait Miette, ignorant de tout cela, et ne sachant rien dire de plus que ce qu'il avait dit déjà. Lui aussi prenait une figure mythologique, celle maintes fois répétée à travers tous les temps de l'homme qui part vers une guerre incertaine et qui vient l'annoncer à celle, mère ou épouse et parfois promise, qui sera, parfois à jamais, le témoin de son destin naissant. Il ne se dit rien, ou presque, dans ces scènes que les temps affectionnent, où la femme, déjà mère ou pas encore nubile, vit ou revit le chagrin nécessaire de la délivrance.
« Il faut y aller maintenant », murmure-t-elle enfin, parfois dans un sanglot, et les embrassades qui s'en suivent signent le soulagement que la scène de la séparation glorieuse, mais jouée et rejouée, soit enfin terminée.
25 janvier Miette et Silvère restèrent longtemps muets. Ils lisaient dans leurs pensées inquiètes. Et, à mesure qu'ils descendaient ensemble dans la crainte et l'inconnu du lendemain, ils se serraient d’une étreinte plus étroite. Ils s’entendaient jusqu'au cœur, ils sentaient l'inutilité et la cruauté de toute plainte faite à voix haute. La jeune fille ne put cependant se contenir davantage ; elle étouffait, elle dit en une phrase leur inquiétude à tous deux.
« Tu reviendras, n'est-ce pas ? » balbutia-t-elle en se pendant au cou de Silvère.
Silvère, sans répondre, la gorge serrée et craignant de pleurer comme elle, la baisa sur la joue, en frère qui ne trouve pas d’autre consolation. Ils se séparèrent, ils retombèrent dans leur silence.

Leur inquiétude se nourrissait du sentiment diffus mais pour autant clairement imprégné en eux de connaître leur destin, de n'avoir aucun doute sur l'issue de leur idylle ni du combat auquel Silvère allait participer. Ils étaient ainsi comme de jeunes martyrs attendant l'heure édifiante de leur gloire dans la tristesse voilée de leur enfance déjà déchue. Ce jeune sang qui coulait dans leurs veines n'était pas fait pour féconder l'histoire mais pour se mêler l'un à l'autre dans la promesse d'alliance de ces cœurs aux alliages purs.
Silvère ne reviendrait pas et Miette aussi pourrait bien mourir. Tel est le sort de ceux que l'époque a choisi pour nourrir les mythes et la mémoire ensanglantée des siècles.
26 janvier Au bout d'un instant, Miette frissonna. Elle ne s'appuyait plus contre l'épaule de Silvère, elle sentait son corps se glacer. La veille, elle n'eût pas frissonné de la sorte, au fond de cette allée déserte, sur cette pierre tombale où, depuis plusieurs saisons, ils vivaient si heureusement leurs tendresses dans la paix des vieux morts.
« J'ai bien froid, dit-elle, en remettant le capuchon de sa pelisse.
– Veux-tu que nous marchions ? lui demanda le jeune homme. Il n'est pas neuf heures, nous pouvons faire un bout de promenade sur la route. »
Miette pensait qu'elle n'aurait peut-être pas de longtemps la joie d'un rendez-vous, d'une de ces causeries du soir pour lesquelles elle vivait les journées.

« Oui, marchons, répondit-elle vivement, allons jusqu'au moulin… Je passerais la nuit, si tu voulais. »

Ces deux enfants qui s'aimaient et se retrouvaient dans l'allée sombre de l'aire Saint Mittre n'avaient pas grands sujets de négociation ni de décisions communes. Il s'agissait seulement de savoir si l'on se promènerait ou non et jusqu'où l'on irait. La mention du moulin où coulait la Viorne signifiait dans leur langue d'amoureux que ce serait une promenade d'habitude, ni plus longue, ni plus courte. Il fallait en effet qu'elle soit d'habitude pour ne pas défier le sort et pour tenter de faire en sorte qu'elle ne ressemble en rien à une promenade d'adieux. Ainsi font tous ceux qui s'aiment à la veille d'une séparation, même anodine. Rien ne doit déranger la marche des jours passés et, bien au contraire, doit sembler la prolonger. Aller jusqu'au moulin était cependant une promenade que l'on faisait plus volontiers l'été, et ce début froid d'un mois de décembre qui le serait encore davantage semblait peu propice à contempler l'eau froide de la rivière. Miette proposait, pour conjurer la peine et la mort, de ressusciter les jours passés.
27 janvier Ils quittèrent le banc et se cachèrent dans l'ombre d'un tas de planches. Là, Miette écarta sa pelisse, qui était piquée à petits losanges et doublée d'une indienne rouge sang ; puis elle jeta un pan de ce chaud et large manteau sur les épaules de Silvère, l'enveloppant ainsi tout entier, le mettant avec elle, serré contre elle, dans le même vêtement. Ils passèrent mutuellement un bras autour de leur taille pour ne faire qu'un. Quand ils furent ainsi confondus en un seul être, quand ils se trouvèrent enfouis dans les plis de la pelisse au point de perdre toute forme humaine, ils se mirent à marcher à petits pas, se dirigeant vers la route, traversant sans crainte les espaces nus du chantier, blancs de lune. Miette avait enveloppé Silvère et celui-ci s'était prêté à cette opération d'une façon toute naturelle, comme si la pelisse leur eût, chaque soir, rendu le même service.
Ainsi, la Provence tout entière les couvrait et les protégeait par cette pelisse ancestrale. Plus que la Provence, le Midi les recouvrait. À travers l'espace, à travers le temps, leur amour uni par cette pelisse qui les liait en une masse indistincte, rejoignait l'amour de tous ceux qui, avant eux, avaient cheminé par le froid sur des routes la nuit. Joseph et Marie devaient avoir eux aussi une pelisse protectrice dans laquelle la jeune vierge a pu coucher l'enfant-roi dans la mangeoire de la crèche. Et c'est cette même pelisse que les femmes consacrées ont ensuite adoptée pour se protéger des regards des hommes et de la tentation des hommes. Rugueuse en son extérieur, douce et soyeuse en son intérieur, la pelisse s'est faite métaphore de ces peuples du Sud, comme métaphore aussi de la fécondité, du foyer, de l'amour, de ces amours de jeunesse qui n'ont d'autre permis que celui de la vie.
28 janvier La route de Nice, aux deux côtés de laquelle se trouve bâti le faubourg, était bordée, en 1851, d'ormes séculaires, vieux géants, ruines grandioses et pleines encore de puissance, que la municipalité proprette de la ville a remplacés, depuis quelques années, par de petits platanes. Lorsque Silvère et Miette se trouvèrent sous les arbres, dont la lune dessinait le long du trottoir les branches monstrueuses, ils rencontrèrent, à deux ou trois reprises, des masses noires qui se mouvaient silencieusement au ras des maisons.
C'étaient, comme eux, des couples d'amoureux, hermétiquement clos dans un pan d'étoffe, promenant au fond de l'ombre leur tendresse discrète.

Avec l'habitude, les amoureux, seuls, comme une confrérie ou une société secrète, se reconnaissaient et allaient même parfois jusqu'à se saluer. Ils n'auraient pourtant su dire qui se trouvait sous la pelisse, mais au fil des soirées, de promenades en promenades, de nuits de lune en nuits de lune, chaque couple avait acquis une forme d'identité subtile indiquée par une démarche, une taille, la qualité particulière d'une étoffe. Parfois, un couple disparaissait à jamais. C'est qu'il y avait eu un mariage et que la condition d'époux installés ne permettait plus ces escapades nocturnes. Parfois, le couple avait été séparé par la vie et l'on avait même connu des faits divers que seuls les promeneurs nocturnes avaient pu décrypter.
29 janvier Les amants des villes du Midi ont adopté ce genre de promenade. Les garçons et les filles du peuple, ceux qui doivent se marier un jour et qui ne sont pas fâchés de s'embrasser un peu auparavant, ignorent où se réfugier pour échanger des baisers à l'aise sans trop s'exposer aux bavardages. Dans la ville, bien que les parents leur laissent une entière liberté, s'ils louaient une chambre, s'ils se rencontraient seul à seule, ils seraient, le lendemain, le scandale du pays ; d'autre part, ils n'ont pas le temps, tous les soirs, de gagner les solitudes de la campagne. Alors ils ont pris un moyen terme : ils battent les faubourgs, les terrains vagues, les allées des routes, tous les endroits où il y a peu de passants et beaucoup de trous noirs. Et, pour plus de prudence, comme tous les habitants se connaissent, ils ont le soin de se rendre méconnaissables en s'enfouissant dans une de ces grandes mantes qui abriteraient une famille entière. Les parents tolèrent ces courses en pleines ténèbres ; la morale rigide de la province ne paraît pas s'en alarmer ; il est admis que les amoureux ne s'arrêtent jamais dans les coins ni ne s'assoient au fond des terrains, et cela suffit pour calmer les pudeurs effarouchées. On ne peut guère que s'embrasser en marchant. Parfois cependant une fille tourne mal : les amants se sont assis.
« Tourner mal ». Voilà ce que craignent et doivent craindre les filles de province et voilà la menace que leur font, pères, mères, grands parents et nourrices, depuis leur plus jeune âge. La fille qui « tourne mal » est celle, bien sûr, qui aura fauté avant son mariage et, pire, qui en portera le fruit avec l'ostentation lente des femmes engrossées. Cependant, les signes avant-coureurs de cette disgrâce sont divers et souvent inattendus et consistent principalement en un défaut d'obéissance dans les plus petites choses de la vie. Ce lien qui est fait entre la soumission et la pudeur n'a jamais vraiment été explicité et semble procéder de la condition subalterne faite aux femmes dans ces sociétés fermées. « Tourner mal », certes, s'emploie aussi pour les garçons. Cela prend évidemment un tout autre sens, les garçons ne portant pas en eux le fruit de leurs amours. Mais surtout, leurs aventures précoces sont toujours considérées par leur père, leurs frères, leurs oncles et leurs cousins, comme une preuve ultime de la puissance virile de la lignée. Ainsi, les garçons tournent mal, non pas avec leurs amoureuses, mais quand ils sont paresseux et qu'ils ne se préparent pas avec suffisamment d'ardeur à jouer pleinement le rôle qui leur a été transmis et qui consiste en permanence à réaffirmer la prééminence de l'homme sur la femme.
30 janvier Rien de plus charmant, en vérité, que ces promenades d'amour. L'imagination câline et inventive du Midi est là tout entière. C'est une véritable mascarade, fertile en petits bonheurs et à la portée des misérables. L'amoureuse n'a qu'à ouvrir son vêtement, elle a un asile tout prêt pour son amoureux ; elle le cache sur son cœur, dans la tiédeur de ses habits, comme les petites bourgeoises cachent leurs galants sous les lits ou dans les armoires. Le fruit défendu prend ici une saveur particulièrement douce ; il se mange en plein air, au milieu des indifférents, le long des routes. Et ce qu'il y a d'exquis, ce qui donne une volupté pénétrante aux baisers échangés, ce doit être la certitude de pouvoir s'embrasser impunément devant le monde, de rester des soirées en public aux bras l'un de l'autre, sans courir le danger d'être reconnus et montrés au doigt. Un couple n'est plus qu'une masse brune, il ressemble à un autre couple. Pour le promeneur attardé qui voit vaguement ces masses se mouvoir, c'est l'amour qui passe, rien de plus ; l'amour sans nom, l'amour qu'on devine et qu'on ignore. Les amants se savent bien cachés ; ils causent à voix basse, ils sont chez eux ; le plus souvent ils ne disent rien, ils marchent pendant des heures, au hasard, heureux de se sentir serrés ensemble dans le même bout d'indienne. Cela est très voluptueux et très virginal à la fois. Le climat est le grand coupable ; lui seul a dû d'abord inviter les amants à prendre les coins des faubourgs pour retraites. Par les belles nuits d'été, on ne peut faire le tour de Plassans sans découvrir, dans l'ombre de chaque pan de mur, un couple encapuchonné ; certains endroits, l'aire de Saint-Mittre par exemple, sont peuplés de ces dominos sombres qui se frôlent lentement, sans bruit, au milieu des tiédeurs de la nuit sereine ; on dirait les invités d'un bal mystérieux que les étoiles donneraient aux amours des pauvres gens. Quand il fait trop chaud et que les jeunes filles n'ont plus leur pelisse, elles se contentent de retrousser leur première jupe. L'hiver, les plus amoureux se moquent des gelées.
Nul père, nulle mère ne songerait à s'inquiéter de l'escapade de ces filles qui se débrouillent pour disparaître comme par enchantement et pour retrouver aussi le logis familial avant que l'absence ne soit découverte. À moins, et c'est fort possible, que les mères, qui elles-mêmes ont emmitouflé dans leur pelisse, aux temps passés, un jeune gredin devenu leur mari, ne laissent faire leurs filles devenues grandes, se disant que jeunesse passe et doit passer. On trouve d'ailleurs, à bien y regarder, parmi les couples enlacés, des épouses et des époux qui, laissant la maisonnée à la garde des enfants les plus âgés, viennent goûter là, les nuits de pleine lune, les saveurs d'un temps passé qu'ils savent pourtant révolu. Parfois, une ombre plus fine se glisse. Ils ne sont pas deux. Elle est seule. C'est une femme qui vient marcher avec son deuil, celui d'un amant mort ou qui l'a quittée. Et les autres ombres s'écartent alors à son passage par crainte du mauvais œil qui détruit les amours. L'ombre esseulée erre quelques soirs et disparaît à jamais. L'amoureux est revenu. Un autre a pris sa place. Personne ne pourrait le dire. Les ombres ne parlent pas.
Miette et Silvère faisaient partie de ces amoureux que le froid ne parvenait pas à saisir, parmi les plus jeunes et déjà les plus endurcis. L'amour les liait mais les liait aussi le sentiment enraciné en eux de s'appartenir, et d'avoir destin commun. C'est ce que leur avaient dit les très anciens morts du vieux cimetière Saint Mittre qui avaient vu défiler devant eux de très nombreux amoureux. Parmi tous ces morts, témoins de leurs rencontres depuis quelques mois, il y avait quelques victimes d'un amour qui avait tourné vinaigre et certainement aussi, au grand dam de l'Église, quelque suicidé retrouvé pendu, et dont la mort avait été déguisée en accident, voire en mort naturelle, afin que l'âme du malheureux puisse trouver refuge en terre chrétienne. Il y avait aussi une ou deux jeunes défuntes de jadis, mortes de leur amour déçu, et que l'on avait couchées dans le froid de la terre seulement vécue de leur pelisse  devenue ainsi
leur linceul après avoir été un sanctuaire.
31 janvier Tandis qu'ils descendaient la route de Nice, Silvère et Miette ne songeaient guère à se plaindre de la froide nuit de décembre.
Les jeunes gens traversèrent le faubourg endormi sans échanger une parole. Ils retrouvaient, avec une muette joie, le charme tiède de leur étreinte. Leurs cœurs étaient tristes, la félicité qu'ils goûtaient à se serrer l'un contre l'autre avait l'émotion douloureuse d'un adieu, et il leur semblait qu'ils n'épuiseraient jamais la douceur et l'amertume de ce silence qui berçait lentement leur marche. Bientôt, les maisons devinrent plus rares, ils arrivèrent à l'extrémité du faubourg.
Là, s'ouvre le portail du Jas-Meiffren, deux forts piliers reliés par une grille qui laisse voir, entre ses barreaux, une longue allée de mûriers. En passant, Silvère et Miette jetèrent instinctivement un regard dans la propriété.

Ils auraient pu pousser le portail, entrer, suivre l'allée et marcher doucement jusqu'à la demeure. C'est à cela que tous deux, dans un bel ensemble, ont pensé tout en continuant de marcher. Il s'imaginaient, dans le triomphe d'une nouvelle jeunesse, débarrassés de la nuit et de la pelisse du secret, entourés d'enfants jouant dans le soleil, s'amusant de ses rayons à travers la parure des mûriers. Ils étaient les habitants et les propriétaires du Jas-Meiffren à cet instant et ne craignaient plus rien que la vieillesse qui viendrait et les arracherait l'un à l'autre.
Mais le charme ne dura qu'un court instant et le froid de décembre les reprit soudainement. Dans un frisson à peine réprimé, ils continuèrent leur marche, bronchant à peine comme des chevaux qui croisent une ombre imprévue, et s'étonnant en secret de leur curieux émoi.

1er février À partir du Jas-Meiffren, la grande route descend, par une pente douce, jusqu'au fond d'une vallée qui sert de lit à une petite rivière, la Viorne, ruisseau l'été et torrent l'hiver. Les deux rangées d'ormes continuaient, à cette époque, et faisaient de la route une magnifique avenue coupant la côte, plantée de blé et de vignes maigres, d'un large ruban d'arbres gigantesques. Par cette nuit de décembre, sous la lune claire et froide, les champs fraîchement labourés s'étendaient aux deux abords du chemin, pareils à de vastes couches d'ouate grisâtre, qui auraient amorti tous les bruits de l'air. Au loin, la voix sourde de la Viorne mettait seule un frisson dans l'immense paix de la campagne.
La Viorne est une petite rivière que l'on dirait dessinée par les habitants de Plassans. Elle naît à l'est de la Ville sur un plateau de vignes et de buissons puis se jette dans l'Arc qu'elle abreuve. Elle est en tout domestiquée et tranquille, accompagnant les promenades et laissant les femmes laver leur linge sans tumultes. Certains étés, elle disparait presque pour renaître aux orages. On a essayé un temps de lui prêter des vertus miraculeuses et même d'organiser des processions sur ses berges. Cela n'a duré que quelques saisons. Les miracles n'ont pas été au rendez-vous et les dévots et les dévotes sont retournés à leurs prosternations habituelles au creux des églises de la ville.
2 février Quand les jeunes gens eurent commencé à descendre l'avenue, la pensée de Miette retourna au Jas-Meiffren, qu'ils venaient de laisser derrière eux. « J'ai eu grand-peine à m'échapper ce soir, dit-elle… Mon oncle ne se décidait pas à me congédier. Il s'était enfermé dans un cellier, et je crois qu'il y enterrait son argent, car il a paru très effrayé, ce matin, des événements qui se préparent. »
Silvère eut une étreinte plus douce.
« Va, répondit-il, sois courageuse. Il viendra un temps où nous nous verrons librement toute la journée... Il ne faut pas se chagriner.
– Oh ! reprit la jeune fille en secouant la tête, tu as de l'espérance, toi… Il y a des jours où je suis bien triste. Ce ne sont pas les gros travaux qui me désolent ; au contraire ; je suis souvent heureuse des duretés de mon oncle et des besognes qu'il m'impose. Il a eu raison de faire de moi une paysanne ; j'aurais peut-être mal tourné ; car vois-tu, Silvère, il y a des moments où je me crois maudite… Alors je voudrais être morte… Je pense à celui que tu sais… »
En prononçant ces dernières paroles, la voix de l'enfant se brisa dans un sanglot. Silvère l'interrompit d'un ton presque rude. « Tais-toi, dit-il. Tu m'avais promis de moins songer à cela. Ce n'est pas ton crime. » Puis il ajouta d'un accent plus doux :
« Nous nous aimons bien, n'est-ce pas ? Quand nous serons mariés, tu n'auras plus de mauvaises heures.
»

Ce n'était pas la première fois qu'ils avaient cette conversation tout à la fois douloureuse et joyeuse. Il y avait là toute la douleur du passé, d'enfants qui avaient vu leur entourage détruit, brisé, arraché à leur tendresse. Il y avait là toute la joie de la promesse de la vie, de cette promesse qui se veut vaincre la mort par l'amour. Chaque fois, c'était comme s'ils échangeaient ces propos pour la première fois. Ils ne feignaient pas pourtant. Mais il y avait en eux cette affection particulière des amoureux qui fait qu'ils ne se souviennent plus, au moment de le dire, qu'ils se sont déjà dit cela, quelques jours auparavant, sans doute parce que la redite fait partie des rites amoureux et qu'en cela, elle ne répète ni ne lasse. Le sanglot lui-même, réprimé ou non, tout petit sanglot ou larmes abondantes, participe à la liturgie amoureuse. Certains couples ont ainsi besoin de pleurer pour aimer et ne sauraient se témoigner aucune tendresse sans avoir consommé d'abord une bonne dispute. Tel n'était pas le cas de Miette et de Silvère qui, bien au contraire, ne se lassaient jamais de leurs rires et de leurs jeux encore enfantins, et il fallait bien cette circonstance terrible pour que les larmes viennent s'imposer à leur babil. Il est faux de croire que les pleurs calment les enfants, comme il est faux de penser qu'ils pleurent pour que leurs parents les caressent. Les pleurs des enfants ne demandent qu'un peu d'amour comme remède ultime et leurs pleurs résonnent dans l'univers comme les cornes de tempête.
3 février « Je sais, murmura Miette, tu es bon, tu me tends la main. Mais que veux-tu ? j'ai des craintes, je me sens des révoltes, parfois. Il me semble qu'on m'a fait tort, et alors j'ai des envies d'être méchante. Je t'ouvre mon cœur, à toi. Chaque fois qu'on me jette le nom de mon père au visage, j'éprouve une brûlure par tout le corps. Quand je passe et que les gamins crient : Eh ! la Chantegreil ! Cela me met hors de moi ; je voudrais les tenir pour les battre. »
Et, après un silence farouche, elle reprit : « Tu es un homme, toi, tu vas tirer des coups de fusil… Tu es bien heureux. »
Silvère l'avait laissée parler. Au bout de quelques pas, il dit d'une voix triste : « Tu as tort, Miette ; ta colère est mauvaise. Il ne faut pas se révolter contre la justice. Moi je vais me battre pour notre droit à tous ; je n'ai aucune vengeance à satisfaire. »

Silvère s'évertuait ainsi depuis des mois à faire l'éducation de la gamine. Il n'était pas très savant lui-même mais avait en lui le sens du droit et de la justice que les tenants des Lumières ne lui auraient pas contesté. Certains parleurs des cercles parisiens auraient même eu à envier à ce petit jeune homme de province, assoiffé de justice et nourri jusqu'au cœur des gestes révolutionnaires. Ses convictions s'étaient ainsi forgées de quelques livres et pamphlets, mais surtout de causeries et de conversations, de celles qui se sont multipliées après le rétablissement de la liberté de réunion en 1848. Mais c'est la Constitution du 4 novembre 1848 qui l'a le plus marqué, celle dont le préambule affirme que la République s'est donnée pour but de « faire parvenir tous les citoyens, sans nouvelle commotion, par l'action successive et constante des institutions et des lois, à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être. »
4 février « N'importe, continua la jeune fille, je voudrais être un homme et tirer des coups de fusil. Il me semble que cela me ferait du bien. » Et, comme Silvère gardait le silence, elle vit qu'elle l'avait mécontenté. Toute sa fièvre tomba. Elle balbutia d'une voix suppliante : « Tu ne m'en veux pas ? C'est ton départ qui me chagrine et qui me jette à ces idées-là. Je sais bien que tu as raison, que je dois être humble… »
Elle se mit à pleurer. Silvère, ému, prit ses mains qu'il baisa.

C'était l'enfant privée d'amour qui, en elle, pleurait quand la jeune femme qui naissait encore à la vie gardait entières sa rage et son envie de participer pleinement aux batailles qui s'annonçaient pour la liberté. Trois années avaient suffi pour que les récits de bravoure des femmes sur les barricades de Paris parviennent jusqu'à Plassans. Déjà, Miette avait entendu, le soir chez son oncle, les moqueries des hommes et leur crainte atavique, et parfois même quelques propos salaces. Elle avait appris à serrer les poings.
5 février « Voyons, dit-il tendrement, tu vas de la colère aux larmes comme une enfant. Il faut être raisonnable. Je ne te gronde pas… Je voudrais simplement te voir plus heureuse, et cela dépend beaucoup de toi. » Le drame dont Miette venait d'évoquer si douloureusement le souvenir, laissa les amoureux tout attristés pendant quelques minutes. Ils continuèrent à marcher, la tête basse, troublés par leurs pensées. Au bout d'un instant :
« Me crois-tu beaucoup plus heureux que toi ? demanda Silvère, revenant malgré lui à la conversation. Si ma grand mère ne m'avait pas recueilli et élevé, que serais-je devenu ? À part l'oncle Antoine, qui est ouvrier comme moi et qui m'a appris à aimer la République, tous mes autres parents ont l'air de craindre que je ne les salisse quand je passe à côté d'eux. »
Il s'animait en parlant ; il s'était arrêté, retenant Miette au milieu de la route.

La conversation et les pensées cheminent avec ceux qui marchent, elle marque les pas comme elle marque la pause et les promeneurs amoureux s'arrêtent parfois pour se faire face, comme pour arrêter celles des pensées qui pourraient les éloigner l'un de l'autre. Ces deux enfants amoureux au milieu de la route, recouverts d'une mantille, sans le savoir, sans même le soupçonner, donnaient là, à celui ou à celle qui aurait pu les observer, une image immémoriale de deux jeunes vies qui s'enlacent par la parole. Car leur conversation, qui tentait vainement d'apaiser leur angoisse, dessinait aussi les voies humaines qui les avaient jetés l'un contre l'autre et leur volonté de se battre était celle d'en découdre avec leur destin. En cela ils étaient bien ces enfants de 1848, les enfants de ce peuple qui saigné par l'Empire après avoir été écorché par la terreur révolutionnaire s'était ébroué intensément pour tâcher d'alléger le poids des siècles et celui de leur misère.
6 février « Dieu m'est témoin, continua-t-il, que je n'envie et que je ne déteste personne. Mais, si nous triomphons, il faudra que je leur dise leur fait, à ces beaux messieurs. C'est l'oncle Antoine qui en sait long là-dessus. Tu verras à notre retour. Nous vivrons tous libres et heureux. »
Miette l'entraîna doucement. Ils se remirent à marcher.
« Tu l'aimes bien, ta République, dit l'enfant en essayant de plaisanter. M'aimes-tu autant qu'elle ? » Elle riait, mais il y avait quelque amertume au fond de son rire. Peut-être se disait-elle que Silvère la quittait bien facilement pour courir les campagnes.
Le jeune homme répondit d'un ton grave : « Toi, tu es ma femme. Je t'ai donné tout mon cœur.
»

Sa réponse était cependant ambiguë, car cette République que le garçon aimait tant, était aussi cette femme puissante, cette Marianne aux pieds d'airain, dont le nom avait commencé à circuler dans les cercles révolutionnaires au début de l'été 1848. Silvère, alors plus jeune encore qu'en ce mois de décembre, avait conçu sans détour une fascination pour cette République altière et protectrice qui, subrepticement, prenait la place dans son âme encore fertile d'une mère cruellement absente. Il était donc sincère dans sa réponse à celle qui l'accompagnait sur la route de Nice. L'amour de la République, amour essentiellement filial, ne pouvait entrer en concurrence avec leur amour de jeunesse. Et Silvère sentait les bras charnus de la déesse laïque les entourer et les serrer plus fortement encore que ne le faisait la mantille de Miette.
7 février J'aime la République, vois-tu, parce que je t'aime. Quand nous serons mariés, il nous faudra beaucoup de bonheur, et c'est pour une part de ce bonheur que je m'éloignerai demain matin… Tu ne me conseilles pas de rester chez moi ?
– Oh ! non, s'écria vivement la jeune fille. Un homme doit être fort. C'est beau, le courage !… Il faut me pardonner d'être jalouse. Je voudrais bien être aussi forte que toi. Tu m'aimerais encore davantage, n'est-ce pas ? » Elle garda un instant le silence, puis elle ajouta avec une vivacité et une naïveté charmantes : « Ah ! comme je t'embrasserai volontiers, quand tu reviendras. »
Ce cri d'un cœur aimant et courageux toucha profondément Silvère. Il prit Miette entre ses bras et lui mit plusieurs baisers sur les joues. L'enfant se défendit un peu en riant. Et elle avait des larmes d'émotion plein les yeux.

C'est ainsi que les pauvres en amour s'inventent des familles. On aime la République quand on n'a plus personne à aimer. Auparavant, on avait, des siècles durant, proposé la famille régnante à l'amour public et cela avait fait le bonheur de la monarchie. Ainsi, les stériles prenaient pour enfants dauphins et dauphines et les esseulés trouvaient en la famille royale un succédané. La révolution, en réservant le sort qu'elle a réservé à la famille royale, a atteint au cœur le principe même de doter le peuple d'une famille de substitution, mère de toutes les familles et devant, comme telle, être respectée sinon vénérée. Robespierre resta célibataire. Mais l'Empire s'est empressé, avec l'hésitation brusque de Napoléon, à rétablir derechef le culte familial, introduisant la variante cruelle de la répudiation. Il y a fort à parier que les puissants et les gouvernements imposeront encore pendant des siècles le spectacle niais de leurs conjoints et de leur progéniture.
8 février Autour des amoureux, la campagne continuait à dormir dans l'immense paix du froid. Ils étaient arrivés au milieu de la côte. Là, à gauche, se trouvait un monticule assez élevé, au sommet duquel la lune blanchissait les ruines d'un moulin à vent ; la tour seule restait, tout écroulée d'un côté.
C'était le but que les jeunes gens avaient assigné à leur promenade. Depuis le faubourg, ils allaient devant eux, sans donner un seul coup d'œil aux champs qu'ils traversaient.
Quand il eut baisé Miette sur les joues, Silvère leva la tête.
Il aperçut le moulin.
« Comme nous avons marché ! s'écria-t-il. Voici le moulin. Il doit être près de neuf heures et demie, il faut rentrer. » Miette fit la moue.

Les moulins à vent font toujours signe aux promeneurs. Et les moulins en ruine leur disent que le temps passe autrement que ce qu'en disent les horloges. Le temps des moulins est celui de l'imaginaire. Leurs ailes en mouvement brassent le passé comme elles brassent l'avenir. Et les moulins sans ailes ont encore des ailes qui comptent le temps de l'histoire et celui des histoires. Celui-là est un vieux moulin provençal accolé à une tour de guet transformée au fil des siècles en obscur pigeonnier. Le mur écroulé servait alors encore de carrière aux maisons pauvres du faubourg qui laissaient parfois apparaître à leurs angles le fruit du larcin de leurs propriétaires. Oiseaux et chauves-souris nichaient dans les creux des murs restés debout, faisant au soir tombé un tourbillon à son faîte dans lequel les anciens lisaient la pluie, la tempête ou l'orage et d'autres augures qu'eux seuls connaissaient.
9 février « Marchons encore un peu, implora-t-elle, quelques pas seulement, jusqu'à la petite traverse… Vrai, rien que jusque-là. » Silvère la reprit à la taille, en souriant. Ils se mirent de nouveau à descendre la côte. Ils ne craignaient plus les regards des curieux ; depuis les dernières maisons, ils n'avaient pas rencontré âme qui vive. Ils n'en restèrent pas moins enveloppés dans la grande pelisse. Cette pelisse, ce vêtement commun, était comme le nid naturel de leurs amours. Elle les avait cachés pendant tant de soirées heureuses ! S'ils s'étaient promenés côte à côte, ils se seraient crus tout petits et tout isolés dans la vaste campagne. Cela les rassurait, les grandissait, de ne former qu'un être. Ils regardaient, à travers les plis de la pelisse, les champs qui s'étendaient aux deux bords de la route, sans éprouver cet écrasement que les larges horizons indifférents font peser sur les tendresses humaines. Il leur semblait qu'ils avaient emporté leur maison avec eux, jouissant de la campagne comme on en jouit par une fenêtre, aimant ces solitudes calmes, ces nappes de lumière dormante, ces bouts de nature, vagues sous le linceul de l'hiver et de la nuit, cette vallée entière qui, en les charmant, n'était cependant pas assez forte pour se mettre entre leurs deux cœurs serrés l'un contre l'autre.
La vallée de la Torse est pourtant forte de ses sortilèges. Elle rassemble toute la vie de Plassans et son cours charrie secrets et espérances. Les habitants ont cette habitude de venir lui confier leurs espoirs et leurs peines, depuis des siècles, et sans doute depuis que les premiers hommes se sont arrêtés aux pieds des collines et se sont abreuvés à son flot bruissant. On dit que la rivière garde la mémoire de tout ce qu'elle entend et que ceux qui savent écouter le bruit chantant et curieusement discontinu de son cours peuvent alors connaître certains des secrets les mieux gardés de la ville. Une vieille en a d'ailleurs fait profession. Elle reste tout le jour assise au bord de la rivière, ne faisant rien en apparence et les yeux dans le vague, contrariant seulement le courant, parfois, avec une baguette de coudrier, comme si elle traçait des signes en réponse aux messages qu'elle percevait. Le soir venu, elle reçoit dans sa masure hommes et femmes de toutes conditions qui lui livrent leurs craintes et leurs doutes. Elle rassure toujours les maris trompés et les femmes bafouées. Et si l'affaire vient un jour à être dévoilée, elle prétend alors que la rivière lui avait donné l'ordre de ne rien en dire. Personne ne saura combien elle a évité ainsi de crimes passionnels, de duels et de drames. Et personne ne croit que sa seule science vient très certainement d'écouter ceux qui, cherchant des certitudes, lui dévoilent leur cœur.
10 février D'ailleurs, ils avaient cessé toute conversation suivie ; ils ne parlaient plus des autres, ils ne parlaient même plus d'eux-mêmes ; ils étaient à la seule minute présente, échangeant un serrement de mains, poussant une exclamation à la vue d'un coin de paysage, prononçant de rares paroles, sans trop s'entendre, comme assoupis par la tiédeur de leurs corps. Silvère oubliait ses enthousiasmes républicains ; Miette ne songeait plus que son amoureux devait la quitter dans une heure, pour longtemps, pour toujours peut-être.
Ainsi qu'aux jours ordinaires, lorsque aucun adieu ne troublait la paix de leurs rendez-vous, ils s'endormaient dans le ravissement de leurs tendresses.

C'est ainsi qu'un soir d'automne, un de ces soirs d'automne du midi, de ceux qui font douter qu'il y ait jamais un hiver, ils avaient tant marché que leurs pas enamourés les avaient conduits beaucoup trop loin qu'il le fallait pour pouvoir rentrer à temps. C'est que passée une certaine heure, au moindre bruit, l'oncle tirait volontiers son fusil, persuadé qu'on en voulait à son argent ou à ses bêtes. Ils avaient alors choisi de rester l'un près de l'autre sur la pierre tombale de l'aire Saint Mittre jusqu'à ce qu'un matin bleu leur donne le signal. Elle s'était levée tôt, croyant qu'une agnelle avait mis bas, expliqua-t-elle sans chercher à savoir si elle la croyait. L'oncle la crut peut-être, ou peut-être pas. Dans ce monde de province, les apparences valent autant que la vérité.
11 février Ils allaient toujours. Ils arrivèrent bientôt à la petite traverse dont Miette avait parlé, bout de ruelle qui s'enfonce dans la campagne, menant à un village bâti au bord de la Viorne. Mais ils ne s'arrêtèrent pas, ils continuèrent à descendre en feignant de ne point voir ce sentier qu'ils s'étaient promis de ne point dépasser. Ce fut seulement quelques minutes plus loin que Silvère murmura : « Il doit être bien tard, tu vas te fatiguer. – Non, je te jure, je ne suis pas lasse, répondit la jeune fille. Je marcherais bien comme cela pendant des lieues. » Puis elle ajouta d'une voix câline : « Veux-tu ? nous allons descendre jusqu'aux prés Sainte-Claire… Là, ce sera fini pour tout de bon, nous rebrousserons chemin. »
Ils connaissaient ces chemins par cœur et feignaient d'ignorer leur destination, qui n'était autre que leur destin. Il en va ainsi des amoureux en promenade, pour qui la flânerie n'est que d'apparence, quand ils vont sur les chemins de leur histoire. C'est pourquoi, subrepticement, les arbres s'inclinent légèrement à leur passage, les animaux cessent tout bruit et tout mouvement et l'air même de la campagne se fait plus léger comme si le monde retenait le souffle de la vie. Ils n'ignoraient rien des conséquences de leur marche, non pas des conséquences possibles de leur retour tardif, mais bien des conséquences ultimes sur leurs vies encore débutantes d'une marche qui effarouchait le temps.
12 février Silvère, que la marche cadencée de l'enfant berçait, et qui sommeillait doucement, les yeux ouverts, ne fit aucune objection. Ils reprirent leur extase. Ils avançaient d'un pas ralenti, par crainte du moment où il leur faudrait remonter la côte ; tant qu'ils allaient devant eux, il leur semblait marcher à l'éternité de cette étreinte qui les liait l'un à l'autre ; le retour, c'était la séparation, l'adieu cruel.
Peu à peu, la pente de la route devenait moins rapide. Le fond de la vallée est occupé par des prairies qui s'étendent jusqu'à la Viorne, coulant à l'autre bout, le long d'une suite de collines basses. Ces prairies, que des haies vives séparent du grand chemin, sont les prés Sainte-Claire.
« Bah ! s'écria Silvère à son tour, en apercevant les premières nappes d'herbe, nous irons bien jusqu'au pont. » Miette eut un frais éclat de rire. Elle prit le jeune homme par le cou et l'embrassa bruyamment.

Ils n'étaient jamais allés plus loin, car dépasser les prés Sainte-Claire aurait changé la nature de leur promenade. Ils auraient alors commencé un voyage, une fugue, une fuite. Au-delà de ces prés commençait une autre histoire où Nice rejoignait Rome et Jérusalem dans une même image dans laquelle s'affrontaient des dômes et des clochers. Plus loin que ces prés, commençait une vie d'aventures et de risques, de guerres et de batailles. En cette époque où les voyages étaient rares comme les images, l'exotisme commençait à quelques kilomètres et les filles de Plassans regardaient un Niçois comme elles auraient considéré un Napolitain ou un Basque. Les distances n'avaient pas vraiment cours. Il y avait les lieux que l'on pouvait rejoindre en promenade. Les lieux qui marquaient la vie et la mort, l'hospice et le cimetière, et puis le monde. Puis il y avait Paris, qui était le pouvoir, la ville dont venaient les récits, les tempêtes et les colifichets.
13 février À l'endroit où commencent les haies, la longue avenue d'arbres se terminait alors par deux ormes, deux colosses plus gigantesques encore que les autres. Les terrains s'étendent au ras de la route, nus, pareils à une large bande de laine verte, jusqu'aux saules et aux bouleaux de la rivière.
Des derniers ormes au pont, il y avait, d'ailleurs, à peine trois cents mètres. Les amoureux mirent un bon quart d'heure pour franchir cette distance. Enfin, malgré toutes leurs lenteurs, ils se trouvèrent sur le pont. Ils s'arrêtèrent.

Tous les ponts peuvent avoir le pouvoir magique des grands ponts de la mythologie et de l'histoire, de ces ponts que l'on franchit sans retour pour la gloire ou pour le désespoir. Et les rivières qu'ils surplombent jouent le jeu. Ce soir-là, la Viorne, ce petit affluent domestique et apaisé, se donnait des airs impétueux. Et le pont qui avait porté tant de charrettes de foin et de campagnards affairés s'était fait solennel. Les ormes veillaient sur eux, comme des titans rescapés de guerres insensées, postés là comme des gardiens qui les conduirait vers leur destin.
14 février Devant eux, la route de Nice montait le versant opposé de la vallée ; mais ils ne pouvaient en voir qu'un bout assez court, car elle fait un coude brusque, à un demi-kilomètre du pont, et se perd entre des coteaux boisés. En se retournant, ils aperçurent l'autre bout de la route, celui qu'ils venaient de parcourir et qui va en ligne droite de Plassans à la Viorne. Sous ce beau clair de lune d'hiver, on eût dit un long ruban d'argent que les rangées d'ormes bordaient de deux lisérés sombres. À droite et à gauche, les terres labourées de la côte faisaient de larges mers grises et vagues, coupées par ce ruban, par cette route blanche et gelée, d'un éclat métallique. Tout en haut brillaient, au ras de l'horizon, pareilles à des étincelles vives, quelques fenêtres encore éclairées du faubourg. Miette et Silvère, pas à pas, s'étaient éloignés d'une grande lieue. Ils jetèrent un regard sur le chemin parcouru, frappés d'une muette admiration par cet immense amphithéâtre qui montait jusqu'au bord du ciel, et sur lequel des nappes de clartés bleuâtres coulaient comme sur les degrés d'une cascade géante. Ce décor étrange, cette apothéose colossale se dressait dans une immobilité et dans un silence de mort. Rien n'était d'une plus souveraine grandeur.
Ils étaient à ce moment étrange où le paysage ne montre plus l'espace mais le temps. Chaque jour, chaque instant, l'homme feint d'oublier l'inéluctable passage du temps et l'interdiction absolue qui lui est faite de remonter son cours. Puis, soudainement, au détour d'une rivière, d'une vallée, d'une route, le paysage change de nature. Il n'y a plus de monts, de crêtes ni de vallons, il n'y a plus que le temps. Il ne s'agit plus de ce temps métaphorique qui n'est que le récit du temps qui passe et qui provoque cette douleur sourde que l'on nomme nostalgie. Il ne s'agit plus du temps personnalisé qui raconte une enfance, une jeunesse, des souvenirs clairs ou indistincts. Il s'agit alors du temps perçu comme une dimension de l'expérience ontologique de l'homme.
Mais l'impression est fugitive. Très vite, l'esprit, incapable de soutenir ainsi la confrontation avec le mystère, divague et va se réfugier dans les couches molles et confortables de fables ou de chansonnettes. Il guette le mouvement, un animal qui traverse un toit, une fumée qui volette et qui pourrait le faire échapper à la contemplation décillée du temps. C'est qu'il a été confronté soudain, et sans aucune préparation particulière, à ce qu'il savait sans jamais le savoir vraiment.
15 février Puis les jeunes gens, qui venaient de s'appuyer contre un parapet du pont, regardèrent à leurs pieds. La Viorne, grossie par les pluies, passait au-dessous d'eux, avec des bruits sourds et continus. En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres poussés sur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait, mettant sur l'eau une traînée d'étain fondu qui luisait et s'agitait comme un reflet de jour sur les écailles d'une bête vivante. Ces lueurs couraient avec un charme mystérieux le long de la coulée grisâtre du torrent, entre les fantômes vagues des feuillages. On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait d'une vie étrange tout un peuple d'ombres et de clartés.
C'étaient sans doute les morts de l'antique cimetière Saint-Mittre qui les avaient suivis tout au long de la promenade car, les morts aiment bien les jeunes gens qui s'aiment. Ce sont les lueurs de leurs âmes défuntes que l'on voit luire parfois dans les yeux des amoureux, ces petites étoiles que l'on ne sait bien définir. La Viorne essayait bien de détourner de ces deux jeunes vies les forces d'un destin qui s'annonçait funeste. Les morts auraient bien tenté d'enlever le fusil de Silvère, demeuré caché sous le tas de bois du cimetière. Mais les morts, même les plus aguerris, ne savent pas faire ce genre de choses. Et le fusil gisait là-bas, attendant que son heure vienne et que le temps reprenne. Tous ces fantômes bienveillants les entouraient en vain.
16 février Les amoureux connaissaient bien ce bout de rivière ; par les chaudes nuits de juillet, ils étaient souvent descendus là, pour trouver quelque fraîcheur ; ils avaient passé de longues heures, cachés dans les bouquets de saules, sur la rive droite, à l'endroit où les près Sainte-Claire déroulent leur tapis de gazon jusqu'au bord de l'eau. Ils se souvenaient des moindres plis de la rive ; des pierres sur lesquelles il fallait sauter pour enjamber la Viorne, alors mince comme un fil ; de certains trous d'herbe dans lesquels ils avaient rêvé leurs rêves de tendresse. Aussi Miette, du haut du pont, contemplait elle d'un regard d'envie la rive droite du torrent.
Pour les promeneurs des bords d'une rivière, l'autre rive paraît toujours plus accueillante et plus enviable que celle sur laquelle ils se trouvent. Lorsque les amoureux se promènent, l'autre rive est ainsi le symbole de l'avenir. Les fiancés s'y voient mariés. Les jeunes mariés y promènent leurs enfants, puis, avec l'âge leurs petits enfants et toute leur maisonnée. Plus âgés, ils s'y voient l'un ou l'autre, seuls, nouvellement veuve ou veuf et éplorés. Puis, une fois veufs, ils s'y retrouvent avec le défunt pour d'ultimes promenades vespérales avant, tous deux, de rejoindre enfin pour toujours l'autre rive.
17 février « S'il faisait plus chaud, soupira-t-elle, nous pourrions descendre nous reposer un peu, avant de remonter la côte… » Puis, après un silence, les yeux toujours fixés sur les bords de la Viorne : « Regarde donc, Silvère, reprit-elle, cette masse noire, là bas, avant l'écluse… Te rappelles-tu ?… C'est la broussaille dans laquelle nous nous sommes assis, à la Fête-Dieu dernière.
– Oui, c'est la broussaille », répondit Silvère à voix basse.
C'était là qu'ils avaient osé se baiser sur les joues. Ce souvenir que l'enfant venait d'évoquer leur causa à tous deux une sensation délicieuse, émotion dans laquelle se mêlaient les joies de la veille et les espoirs du lendemain. Ils virent, comme à la lueur d'un éclair, les bonnes soirées qu'ils avaient vécues ensemble, surtout cette soirée de la Fête-Dieu dont ils se rappelaient les moindres détails, le grand ciel tiède, le frais des saules de la Viorne, les mots caressants de leur causerie. Et, en même temps, tandis que les choses du passé leur remontaient au cœur avec une saveur douce, ils crurent pénétrer l'inconnu de l'avenir, se voir au bras l'un de l'autre, ayant réalisé leur rêve et se promenant dans la vie comme ils venaient de le faire sur la grande route, chaudement couverts d'une même pelisse.
Alors, le ravissement les reprit, les yeux sur les yeux, se souriant, perdus au milieu des muettes clartés.

Les villes et les campagnes forment ainsi des géographies amoureuses qui se donnent selon les cas plus ou moins de publicité. Tel couple marié indiquera volontiers à ses enfants la place où ils ont, à l'occasion d'un bal, échangé leur premier regard. Il est plus rare qu'il désigne un bosquet, un buisson ou une broussaille pour avouer le lieu de leurs premiers ébats. Pourtant, si l'on dessinait les cartes amoureuses des contrées, on serait surpris d'en constater, à travers les temps, la permanence. Et il faut bien un tremblement de terre ou la construction d'une ville pour que les pas des promeneurs amoureux se détournent de leurs itinéraires séculaires. En cela, l'homme ne diffère pas de l'animal. Tous les observateurs de la vie animale savent qu'ils aiment à retrouver, inlassablement, sans que l'on comprenne comment ils s'en transmettent la trace, les mêmes lieux de reproduction. Et l'oiseau migrateur revient, génération après génération, nicher dans la même soupente. Les chemins de la Viorne étaient ainsi de ces chemins amoureux après les faubourgs des grandes villes. Les jours d'été et de printemps, on y procédait comme en procession et seuls les fiancés, dument chaperonnés, osaient s'y montrer, au milieu des familles, bras dessus et bras dessous. Le soir était une autre affaire. Des couples s'aventuraient et passaient parfois les bornes de la morale, renaissant ainsi à la force animale qui n'avait cessé de les habiter.
18 février Brusquement, Silvère leva la tête. Il se débarrassa des plis de la pelisse, il prêta l'oreille. Miette, surprise, l'imita, sans comprendre pourquoi il se séparait d'elle d'un geste si prompt.
Depuis un instant, des bruits confus venaient de derrière les coteaux, au milieu desquels se perd la route de Nice.
C'étaient comme les cahots éloignés d'un convoi de charrettes. La Viorne, d'ailleurs, couvrait de son grondement ces bruits encore indistincts. Mais peu à peu ils s'accentuèrent, ils devinrent pareils aux piétinements d'une armée en marche. Puis on distingua, dans ce roulement continu et croissant, des brouhahas de foule, d'étranges souffles d'ouragan cadencés et rythmiques ; on aurait dit les coups de foudre d'un orage qui s'avançait rapidement, troublant déjà de son approche l'air endormi. Silvère écoutait, ne pouvant saisir ces voix de tempête que les coteaux empêchaient d'arriver nettement jusqu'à lui. Et, tout à coup, une masse noire apparut au coude de la route ; la Marseillaise, chantée avec une furie vengeresse, éclata, formidable.
« Ce sont eux ! » s'écria Silvère dans un élan de joie et d'enthousiasme.

La foule faisait chant, le chant faisait foule, et il aurait été impossible de distinguer la foule du chant, le chant de la foule. La force de l'apparition était bien celle que l'on donne aux événements du climat, aux crues vengeresses, aux tempêtes dévastatrices, aux grandes pluies orageuses qui libèrent soudainement de la touffeur de l'été. La foule marchait. Car la Marseillaise est un chant de marche. On l'a trop souvent entendue assénée à des assemblées figées dans la commémoration, le deuil ou la solennité pour toujours s'en souvenir. Ces « enfants de la Patrie » que le chant harangue sont des soldats, comme ils sont aussi des insurgés. Il y a toujours de l'étonnement à entendre sur une place de village ou de ville le chant de la Révolution appeler à une marche qui semble dès lors figer ceux qui en reçoivent l'ardente instruction. Mais là, la Marseillaise avait entièrement repris sa forme originale, qui est celle d'habiter une foule qui marche au combat, soudée par un esprit de liberté frondeur, entretenant par ses couplets l'exaltation des combattants. Sur cette route des collines, en cette nuit froide et pourtant enfiévrée, le chant révolutionnaire reprenait sang, débarrassé de la gangue compassée que lui avaient assénée les notables.
19 février Il se mit à courir, montant la côte, entraînant Miette. Il y avait, à gauche de la route, un talus planté de chênes verts, sur lequel il grimpa avec la jeune fille, pour ne pas être emportés tous deux par le flot hurlant de la foule.
Quand ils furent sur le talus, dans l'ombre des broussailles, l'enfant, un peu pâle, regarda tristement ces hommes dont les chants lointains avaient suffi pour arracher Silvère de ses bras. Il lui sembla que la bande entière venait se mettre entre elle et lui. Ils étaient si heureux, quelques minutes auparavant, si étroitement unis, si seuls, si perdus dans le grand silence et les clartés discrètes de la lune. Et maintenant Silvère, la tête tournée, ne paraissant même plus savoir qu'elle était là, n'avait de regards que pour ces inconnus qu'il appelait du nom de frères.
La bande descendait avec un élan superbe, irrésistible.

C'est ainsi que se sont faites pendant des siècles les guerres, les révoltes et les révolutions, par ce déplacement brusque de la polarité du désir. Au couple, charnel et sentimental, se substitue soudainement la fraternité guerrière. On trouvera certainement, dans l'étude approfondie des humeurs humaines, le principe initial qui régit à la racine et la bataille et l'amour, et ce qui fait qu'il y a bien, ici et là, une forme d'excitation qui ne saurait tromper. Miette, cependant, avait tort de craindre d'avoir été remplacée par les frères combattants de Silvère. Il n'y a pas de substitution dans le désir, mais bien ajout, accumulation et empilement. Il était à cet instant tout autant avec elle qu'il l'était quelques minutes auparavant sur le pont, regardant les eaux tourmentées de la Viorne en hiver. Il l'était tout autant que sous la pelisse, en promenade sur la route, comme pour l'éternité.
20 février Rien de plus terriblement grandiose que l'irruption de ces quelques milliers d'hommes dans la paix morte et glacée de l'horizon. La route, devenue torrent, roulait des flots vivants qui semblaient ne pas devoir s'épuiser ; toujours, au coude du chemin, se montraient de nouvelles masses noires, dont les chants enflaient de plus en plus la grande voix de cette tempête humaine. Quand les derniers bataillons apparurent, il y eut un éclat assourdissant. La Marseillaise emplit le ciel, comme soufflée par des bouches géantes dans de monstrueuses trompettes qui la jetaient, vibrante, avec des sécheresses de cuivre, à tous les coins de la vallée. Et la campagne endormie s'éveilla en sursaut ; elle frissonna tout entière, ainsi qu'un tambour que frappent les baguettes ; elle retentit jusqu'aux entrailles, répétant par tous ses échos les notes ardentes du chant national. Alors ce ne fut plus seulement la bande qui chanta ; des bouts de l'horizon, des rochers lointains, des pièces de terre labourées, des prairies, des bouquets d'arbres, des moindres broussailles, semblèrent sortir des voix humaines ; le large amphithéâtre qui monte de la rivière à Plassans, la cascade gigantesque sur laquelle coulaient les bleuâtres clartés de la lune, étaient comme couverts par un peuple invisible et innombrable acclamant les insurgés ; et, au fond des creux de la Viorne, le long des eaux rayées de mystérieux reflets d'étain fondu, il n'y avait pas un trou de ténèbres où des hommes cachés ne parussent reprendre chaque refrain avec une colère plus haute. La campagne, dans l'ébranlement de l'air et du sol, criait vengeance et liberté. Tant que la petite armée descendit la côte, le rugissement populaire roula ainsi par ondes sonores traversées de brusques éclats, secouant jusqu'aux pierres du chemin.
Même les morts de Saint-Mittre, les vieux morts brinquebalés dans leur carriole infernale se sont mis à chanter. Et ceux qui étaient déjà morts avant la Révolution apprenaient les paroles du chant glorieux avec leurs descendance. Il y avait ceux qui avaient vécu les grandes émeutes de décembre 1790, et pour certains, qui y avaient participé. Il s'agissait alors de sauver la Constitution des ardeurs monarchistes et provençales. Les quelques pendus monarchistes de ces jours enflammés regardaient passer le cortège avec crainte, méditant sur l'histoire qui semblait recommencer. Il y avait aussi quelques morts, tout jeunes morts encore, de 1848, désolés de ne pouvoir se joindre en chair et en os à la troupe hurlante. Il y avait enfin tous ces morts que l'on ne connaît pas, ces morts paysans, serfs des siècles passés, ces métayers vaincus, ces enfants affamés, tous les hommes et toutes les femmes et tous les enfants aussi qui, par les siècles, ont péri d'injustice. Et ceux-là, qui n'avaient jamais chanté de chants révolutionnaires, ceux-là qui avaient vécu des époques sans révolte, sans émeute et sans coups de fusils, ceux-là qui avaient servi de chair à des guerres qui leur étaient étrangères et qui avaient été contraints de faire de leur vie la cible de querelles qui ne les concernaient pas, tous ceux-là, innombrables et dispersés à travers la vallée, massés sur les coteaux, faisaient vibrer l'air de la nuit comme des frelons gigantesques.
Depuis ces événements et ces nuits de décembre 1851, ces esprits coléreux de l'injustice se sont endormis, fléchissant sous l'Empire et l'ordre bourgeois revenu. Mais il n'y a pas à craindre qu'ils le soient pour toujours et quelques cœurs vaillants sauront toujours réveiller la colère ancestrale des humiliés.
21 février Silvère, blanc d'émotion, écoutait et regardait toujours.
Les insurgés qui marchaient en tête, traînant derrière eux cette longue coulée grouillante et mugissante, monstrueusement indistincte dans l'ombre, approchaient du pont à pas rapides.
« Je croyais, murmura Miette, que vous ne deviez pas traverser Plassans ?
– On aura modifié le plan de campagne, répondit Silvère ; nous devions, en effet, nous porter sur le chef-lieu par la route de Toulon, en prenant à gauche de Plassans et d'Orchères, Ils seront partis d'Alboise cet après-midi et auront passé aux Tulettes dans la soirée. »
La tête de la colonne était arrivée devant les jeunes gens.

C'est ainsi que soudainement l'histoire en marche, celle que l'on raconte et que l'on transmet de génération en génération, donne de la gloire aux toponymes les plus communs. C'est aussi en cela que les campagnes diffèrent des villes. Les campagnes semblent toujours enrôlées malgré elles dans la bataille, quand les villes sont mises en scène pour faire la guerre. Cette ferme innocente, devant laquelle on est passé tant de fois, et dont on saluait l'ancêtre assis au pas de la porte, est devenue le nom d'une bataille féroce qui a duré plusieurs jours et qui fait trembler encore les mémoires. Mais cette place d'armes, au cœur de la ville, en son plein centre, par son nom même et sa configuration, a bien été dessinée d'emblée pour accueillir les batailles rangées, la troupe et la rébellion.
22 février Il régnait, dans la petite armée, plus d'ordre qu'on n'en aurait pu attendre d'une bande d'hommes indisciplinés. Les contingents de chaque ville, de chaque bourg, formaient des bataillons distincts qui marchaient à quelques pas les uns des autres. Ces bataillons paraissaient obéir à des chefs.
D'ailleurs, l'élan qui les précipitait en ce moment sur la pente de la côte, en faisait une masse compacte, solide, d'une puissance invincible. Il pouvait y avoir là environ trois mille hommes unis et emportés d'un bloc par un vent de colère. On distinguait mal, dans l'ombre que les hauts talus jetaient le long de la route, les détails étranges de cette scène. Mais, à cinq ou six pas de la broussaille où s'étaient abrités Miette et Silvère, le talus de gauche s'abaissait pour laisser passer un petit chemin qui suivait la Viorne, et la lune, glissant par cette trouée, rayait la route d'une large bande lumineuse. Quand les premiers insurgés entrèrent dans ce rayon, ils se trouvèrent subitement éclairés d'une clarté dont les blancheurs aiguës découpaient, avec une netteté singulière, les moindres arêtes des visages et des costumes. À mesure que les contingents défilèrent, les jeunes gens les virent ainsi, en face d'eux, farouches, sans cesse renaissants, surgir brusquement des ténèbres.

Les militaires souvent sont fiers de leur science militaire et s'abritent derrière de nombreux traités et récits de batailles pour organiser les troupes et définir leur stratégie. Les légendes courent sur les chefs de guerre et chacun connaît les batailles de neige du jeune Bonaparte à Brienne. Mais cette science militaire n'est rien face à la ferveur d'un peuple qui trouve alors en son âme les ressources instinctives de l'organisation et de la guerre. Le menuisier, habile à fournir les salons en sièges et en commodes, se fait en un instant spécialiste de fortifications et de sapes. Le contremaître de la fabrique mécanique se découvre lieutenant, et son autorité par nul n'est contestée. Et cette femme opulente, prompte à rassembler les enfants, vient entourer la troupe et lui donne le courage qui sans elle lui aurait manqué. C'est ainsi que le peuple en révolution devient un peuple révolutionnaire, que des destins voués à la tranquillité rencontrent la misère ou la gloire. Il aurait fallu pouvoir peindre comme en instantané les visages qui défilaient devant Miette et Silvère, tendus par la colère et le chant entonné avec force. Puis il aurait fallu faire de tous ces dessins une frise comme ces frises antiques gravées sur les monuments de Rome ou de l'ancienne Grèce. Les peuples savent toujours fabriquer des héros.
23 février Aux premiers hommes qui entrèrent dans la clarté, Miette, d'un mouvement instinctif, se serra contre Silvère, bien qu'elle se sentît en sûreté, à l'abri même des regards.
Elle passa le bras au cou du jeune homme, appuya la tête contre son épaule. Le visage encadré par le capuchon de la pelisse, pâle, elle se tint debout, les yeux fixés sur ce carré de lumière que traversaient rapidement de si étranges faces, transfigurées par l'enthousiasme, la bouche ouverte et noire, toute pleine du cri vengeur de la Marseillaise.
Silvère, qu'elle sentait frémir à son côté, se pencha alors à son oreille et lui nomma les divers contingents, à mesure qu'ils se présentaient.

Les deux enfants ne pouvaient en rien relier la fresque mouvante qui se déroulait sous leurs yeux avec d'autres images qu'ils auraient vues auparavant. Ils n'étaient jamais allés au musée de la ville, ouvert quelques dix années plus tôt, et qui aurait pu les éclairer sur les figures mythologiques qui défilaient ainsi devant eux. Ils ne pouvaient donc reconnaître ni Achille, ni Patrocle, ni Ajax ni Diomède. Car les guerriers grecs, paysans, artisans, bergers, devaient bien ressembler à cette troupe exaltée qui défilait dans la nuit. La Viorne s'était faite Styx, à moins que ce ne fût le Rubicon, et les enfants n'en savaient rien, seulement impressionnés par la force expressive des faces hurlantes qu'ils reconnaissaient sans les connaître. Seul les nommer une à une pouvait calmer leur angoisse et leur excitation.
24 février La colonne marchait sur un rang de huit hommes. En tête, venaient de grands gaillards, aux têtes carrées, qui paraissaient avoir une force herculéenne et une foi naïve de géants. La République devait trouver en eux des défenseurs aveugles et intrépides. Ils portaient sur l'épaule de grandes haches dont le tranchant, fraîchement aiguisé, luisait au clair de lune.
Ces combattants des forêts, et cependant amis des arbres, semblaient envoyés là par Gaïa elle-même, voulant lutter une nouvelle fois contre les mauvais présages. Car la terre sait engendrer, dans toutes les campagnes, ces géants que l'on voit dans les luttes des foires, les guerres étrangères et qui vendent leur force sur les marchés aux bêtes. Sous la lune, aux avants postes de la colonne, ils étaient terribles.
25 février « Les bûcherons des forêts de la Seille, dit Silvère. On en a fait un corps de sapeurs. Sur un signe de leurs chefs, ces hommes iraient jusqu'à Paris, enfonçant les portes des villes à coups de cognée, comme ils abattent les vieux chênes lièges de la montagne… » Le jeune homme parlait orgueilleusement des gros poings de ses frères.
C'est que les chênes-liège sont des arbres solides, si solides qu'ils en deviendraient féroces. Il y a près de Bellegarde un arbre auquel on compte près de quatre mètres de circonférence et quatorze mètres de haut. Seuls les bûcherons les plus forts et les plus aguerris peuvent s'attaquer à ces montagnes. Ceux-là forment l'élite de leur profession et leur réputation dépasse les frontières.
26 février Il continua, en voyant arriver, derrière les bûcherons, une bande d'ouvriers et d'hommes aux barbes rudes, brûlés par le soleil : « Le contingent de la Palud. C'est le premier bourg qui s'est mis en insurrection. Les hommes en blouse sont des ouvriers qui travaillent les chênes-lièges ; les autres, les hommes aux vestes de velours, doivent être des chasseurs et des charbonniers vivant dans les gorges de la Seille… Les chasseurs ont connu ton père, Miette. Ils ont de bonnes armes qu'ils manient avec adresse. Ah ! si tous étaient armés de la sorte ! Les fusils manquent. Vois, les ouvriers n'ont que des bâtons. »
Miette regardait, écoutait, muette. Quand Silvère lui parla de son père, le sang lui monta violemment aux joues. Le visage brûlant, elle examina les chasseurs d'un air de colère et d'étrange sympathie. À partir de ce moment, elle parut peu à peu s'animer aux frissons de fièvre que les chants des insurgés lui apportaient.

Si l'on ne trouve pas de lien avec une foule en colère qui défile devant soi, si l'on ne peut faire aucun lien, si la revendication chantée à tue-tête est complètement étrangère à soi, aux siens, à son cœur, il est alors impossible de frémir à l'unisson et l'incompréhension, sinon la peur, prédominent. Que l'on puisse en revanche reconnaître en un seul homme d'un défilé, en une seule femme exaltée, un frère, une sœur, alors le cœur s'emballe, l'âme s'échauffe et le corps part en cavalcade. C'est en cela que les chants révolutionnaires sont des élixirs puissants, en ce qu'ils parlent à la fibre humaine, en ce qu'ils la remuent, la bouleversent et l'animent. Miette, jusque là dans l'angoisse de perdre son amoureux, après avoir reconnu dans la foule des compagnons de son père, des semblables et ayant ainsi pu recoudre son histoire avec celle de ces hommes qui passaient en chantant, d'amoureuse par avance éplorée devenait peu à peu une fille de la Révolution.
27 février La colonne, qui venait de recommencer la Marseillaise, descendait toujours, comme fouettée par les souffles âpres du mistral. Aux gens de la Palud avait succédé une autre troupe d'ouvriers, parmi lesquels on apercevait un assez grand nombre de bourgeois en paletot.
On reconnaît les bourgeois à ce qu'ils portent, à tout âge, des vêtements qui ne leur permettent pas de faire usage facilement de leurs mains. Personne n'imaginerait pouvoir travailler la pierre ou la terre, le bois ou le métal, affublé d'un paletot trop long et qui engonce à chaque mouvement.
28 février « Voici les hommes de Saint-Martin-de-Vaulx, reprit Silvère. Ce bourg s'est soulevé presque en même temps que la Palud… les patrons se sont joints aux ouvriers. Il y a là des gens riches, Miette ; des riches qui pourraient vivre tranquilles chez eux et qui vont risquer leur vie pour la défense de la liberté. Il faut aimer ces riches… Les armes manquent toujours ; à peine quelques fusils de chasse… Tu vois, Miette, ces hommes qui ont au coude gauche un brassard d'étoffe rouge ? Ce sont les chefs. » Mais Silvère s'attardait. Les contingents descendaient la côte, plus rapides que ses paroles. Il parlait encore des gens de Saint-Martin-de-Vaulx, que deux bataillons avaient déjà traversé la raie de clarté qui blanchissait la route.
Les hommes marchaient plus vite que Silvère ne pouvait les décrire. C'est ce qui différencie la guerre civile de la guerre étrangère. Pourrait-on décrire avec précision la vie quotidienne, sur plusieurs générations, de  l'ennemi, que les guerres se termineraient plus vite, voire qu'elles ne commenceraient pas. Dans la guerre étrangère, les soldats doivent inventer l'ennemi comme étranger et ne pouvant en aucun cas aimer femme et enfants, vivre une vie commune, ressentir peine et douleur, avoir père et mère et aïeux au cimetière. le récit de Silvère traînait sur les hommes de Saint-Martin-de-Vaulx car il les connaissait sans les connaître vraiment. Ils en prenaient le tour d'alliés lointains parés de toutes les forces.
1er mars « Tu as vu ? demanda-t-il ; les insurgés d'Alboise et des Tulettes viennent de passer. J'ai reconnu Burgat, le forgeron… Ils se seront joints à la bande aujourd'hui même… Comme ils courent ! »
Miette se penchait maintenant pour suivre plus longtemps du regard les petites troupes que lui désignait le jeune homme. Le frisson qui s'emparait d'elle lui montait dans la poitrine et la prenait à la gorge. À ce moment parut un bataillon plus nombreux et plus discipliné que les autres. Les insurgés qui en faisaient partie, presque tous vêtus de blouses bleues, avaient la taille serrée d'une ceinture rouge ; on les eût dit pourvus d'un uniforme. Au milieu d'eux marchait un homme à cheval, ayant un sabre au côté. Le plus grand nombre de ces soldats improvisés avaient des fusils, des carabines ou d'anciens mousquets de la garde nationale.
« Je ne connais pas ceux-là, dit Silvère. L'homme à cheval doit être le chef dont on m'a parlé. Il a amené avec lui les contingents de Faverolles et des villages voisins. Il faudrait que toute la colonne fût équipée de la sorte. »

C'était encore le temps où l'on pouvait reconnaître à leurs vêtements les habitants d'un village, de ces villages du midi qui se ressemblent sans se ressembler. Et, de la même façon que les plus anciens savent reconnaître au goût la provenance d'une huile d'olive ou d'un fromage. La ceinture rouge des insurgés de Faverolles était tout autant un signe distinctif que de ralliement. Si l'un d'eux venait à être en difficulté, et de quelqu'ordre elle pût être, nul doute que tous les autres, comme un seul corps, lui viendraient en aide. N'est-ce pas là d'ailleurs le rôle essentiel des uniformes, de reconnaître les siens dans la bataille ? Mais ici encore, les militaires n'ont fait qu'imiter les civils. Les paysans des campagnes avaient inventé l'uniforme bien avant que les villes vinssent à penser la nécessité d'enrôler des hommes pour en faire des soldats, commençant ainsi ces saignées de la jeunesse qui n'ont jamais cessé depuis la nuit des temps.
Miette frissonnait encore, entraînant en cela Silvère collé à elle. Aucun des deux enfants ne frissonnait de peur ni de froid. La nuit de décembre était échauffée.
2 mars Il n'eut pas le temps de reprendre haleine. « Ah ! voici les campagnes ! » cria-t-il.
Derrière les gens de Faverolles, s'avançaient de petits groupes composés chacun de dix à vingt hommes au plus. Tous portaient la veste courte des paysans du Midi. Ils brandissaient en chantant des fourches et des faux ; quelques-uns même n'avaient que de larges pelles de terrassier. Chaque hameau avait envoyé ses hommes valides.

Au sein de chaque groupe, chacun pouvait se héler par le nom de la famille et invoquer ainsi les mannes de la tribu entière, accrochée depuis la nuit des temps au versant abrupt des collines. Ces hommes-là circulaient peu. Les éleveurs se rendaient au foirail. Quelques agriculteurs fréquentaient les marchés de la ville. Mais les paysans et les terrassiers gardaient leur vie entière le même paysage, en connaissant chaque inflexion, chaque ravine et chaque creux de pêche ou de braconne.
3 mars Silvère, qui reconnaissait les groupes à leurs chefs, les énuméra d'une voix fiévreuse.
« Le contingent de Chavanoz ! dit-il. Il n'y là que huit hommes, mais ils sont solides ; l'oncle Antoine les connaît… Voici Nazères ! voici Poujols ! tous y sont, pas un n'a manqué à l'appel… Valqueyras ! Tiens, M, le curé est de la partie ; on m'a parlé de lui ; c'est un bon républicain. »
Il se grisait. Maintenant que chaque bataillon ne comptait plus que quelques insurgés, il lui fallait les nommer à la hâte, et cette précipitation lui donnait un air fou.
« Ah ! Miette, continua-t-il, le beau défilé ! Rozan ! Vernoux ! Corbière ! et il y en a encore, tu vas voir… Ils n'ont que des faux, ceux-là, mais ils faucheront la troupe aussi rasé que l'herbe de leurs prés… Saint-Eutrope ! Mazet ! les Gardes ! Marsanne ! tout le versant nord de la Seille !… Va, nous serons vainqueurs I Le pays entier est avec nous. »

Et c'est bien tout le pays qui défilait devant eux. L'énumération de Silvère en dessinait la carte.
« Comment connais-tu tous ces bourgs et tous ces villages ? demanda Miette. Y es-tu jamais allé ? Je n'en connais pour ma part pas la moitié. Et comment en reconnais-tu les hommes ? Vous êtes-vous entraînés sur un champ de manœuvre en secret ? »
L'enfant entendait les noms de toutes les collines comme si on lui avait narré le voyage des rois mages. Le nom de chaque village sonnait à ses oreilles comme paré du charme ordinairement attribué aux contrées lointaines.
« C'est que j'y ai accompagné mon oncle, continua le jeune homme. Et j'avais déjà ma raison en 1848. Ceux-là étaient déjà faits et surtout, déjà républicains. Ils ont été de tous les votes depuis que le suffrage a été instauré et je les ai alors vus descendre de leurs collines, solennels et empesés pour aller voter » Il y avait aussi les cercles et les sociétés républicaines mais Silvère avait promis de ne rien en dire.
4 mars
Regarde les bras de ces hommes, ils sont durs et noirs comme du fer… Ça ne finit pas. Voici Pruinas ! les Roches Noires ! Ce sont des contrebandiers, ces derniers ; ils ont des carabines… Encore des faux et des fourches, les contingents des campagnes continuent. Castel-le-Vieux ! Sainte-Anne ! Graille ! Estourmel ! Murdaran ! » Et il acheva, d'une voix étranglée par l'émotion, le dénombrement de ces hommes, qu'un tourbillon semblait prendre et enlever à mesure qu'il les désignait. La taille grandie, le visage en feu, il montrait les contingents d'un geste nerveux.
Il s'agissait bien du soulèvement du pays, tant les noms de ses hameaux en étaient l'émanation-même. Ces vieux noms rabâchés, transmis de générations en générations, et dont plusieurs n'avaient pas encore d'orthographe certaine, prenaient ainsi vie devant les yeux ébahis des jeunes gens. Les hommes qui passaient devant eux en devenaient magiques, sublimés par leur colère et leur enthousiasme, animés par l'esprit de la guerre noué avec celui des collines en un sarment intense et vibrant. Haussés au rang de figures mythologiques, ils inscrivaient ainsi cependant leur destinée tragique.
5 mars Miette suivait ce geste. Elle se sentait attirée vers le bas de la route, comme par les profondeurs d'un précipice. Pour ne pas glisser le long du talus, elle se retenait au cou du jeune homme. Une ivresse singulière montait de cette foule grisée de bruit, de courage et de foi. Ces êtres entrevus dans un rayon de lune, ces adolescents, ces hommes mûrs, ces vieillards brandissant des armes étranges, vêtus des costumes les plus divers, depuis le sarrau du manœuvre jusqu'à la redingote du bourgeois ; cette file interminable de têtes, dont l'heure et la circonstance faisaient des masques inoubliables d'énergie et de ravissement fanatiques, prenaient à la longue devant les yeux de la jeune fille une impétuosité vertigineuse de torrent. À certains moments, il lui semblait qu'ils ne marchaient plus, qu'ils étaient charriés par la Marseillaise elle-même, par ce chant rauque aux sonorités formidables. Elle ne pouvait distinguer les paroles, elle n'entendait qu'un grondement continu, allant de notes sourdes à des notes vibrantes, aiguës comme des pointes qu'on aurait, par saccades, enfoncées dans sa chair. Ce rugissement de la révolte, cet appel à la lutte et à la mort, avec ses secousses de colère, ses désirs brûlants de liberté, son étonnant mélange de massacres et d'élans sublimes, en la frappant au cœur, sans relâche, et plus profondément à chaque brutalité du rythme, lui causait une de ces angoisses voluptueuses de vierge martyre se redressant et souriant sous le fouet. Et toujours, roulée dans le flot sonore, la foule coulait. Le défilé, qui dura à peine quelques minutes, parut aux jeunes gens ne devoir jamais finir.
Au fur et à mesure que le défilé passait devant eux, l'impression qui leur était donnée était celle que l'on peut avoir à regarder passer un train lancé à grande vitesse. C'est d'abord le bruit que l'on perçoit, sourd mais auquel se mêlent des stridences inattendues. Puis, suivant le bruit de quelques secondes à peine, c'est le souffle qui arrive, contrarié, toujours, par la brise ou le vent, et l'air cingle le visage par vagues successives et rapprochées. Vient enfin la machine, vibrante, tendue vers sa destination, semblant vouloir se détacher de ses wagons pour bondir plus vite encore, s'évader, s'enfuir en hurlant tout en lâchant un long jet de vapeur sifflante. Mais les wagons suivent, dans leur fracassant roulis, rythmant le paysage de saccades intrépides. Alors, parmi les images qui se succèdent, filées par l'impression d'optique, on peut apercevoir, à travers une vitre close, un visage qui passe et que l'on ne reverra plus. Il s'agit d'une femme, d'un homme ou de quelques enfants qui grimacent d'ennui. Un vieillard qui fume, une vieille qui coud. L'apparition se grave dans la mémoire comme s'il s'agissait d'un signe ou d'un augure. L'imagination se débride et, en quelques secondes, invente le récit entier de la vie de ces inconnus, leurs peines et leurs amours, les raisons les plus intimes de leur voyage. Et le train a passé. Le vent se calme et le bruit décroit aussi soudainement qu'il était apparu, et l'on s'aperçoit encore que le train a tout autant fendu le temps que le paysage. On ne sait plus bien ce que l'on faisait avant. On reprend pourtant sa marche, indécis, en proie au doute de qui a cru voir un fantôme.
6 mars Certes, Miette était une enfant. Elle avait pâli à l'approche de la bande, elle avait pleuré ses tendresses envolées ; mais elle était une enfant de courage, une nature ardente que l'enthousiasme exaltait aisément. Aussi, l'émotion qui l'avait peu à peu gagnée la secouait-elle maintenant tout entière. Elle devenait un garçon. Volontiers, elle eût pris une arme et suivi les insurgés. Ses dents blanches, à mesure que défilaient les fusils et les faux, se montraient plus longues et plus aiguës, entre ses lèvres rouges, pareilles aux crocs d'un jeune loup qui aurait des envies de mordre.
Le corps de la jeune femme se tendait vers la colonne et ce n'était plus un corps de jeune fille, encore en bouton, mais le corps d'une combattante. Miette était à peine plus jeune que Jeanne d'Arc écoutant les voix lui intimant l'ordre de libérer la France, à peine plus jeune encore que Jeanne Hachette entraînant à la lutte les femmes de Beauvais. L'histoire de France aime les figures de femmes combattantes. Elle les dessine et les efface au gré de ses convenances, qui sont des convenances masculines et bien souvent bourgeoises. Miette était de ces révoltées-là.
7 mars Et, lorsqu'elle entendit Silvère dénombrer d'une voix de plus en plus pressée les contingents des campagnes, il lui sembla que l'élan de la colonne s'accélérait encore, à chaque parole du jeune homme. Bientôt ce fut un emportement, une poussière d'hommes balayée par une tempête. Tout se mit à tourner devant elle. Elle ferma les yeux. De grosses larmes chaudes coulaient sur ses joues. Silvère avait, lui aussi, des pleurs au bord des cils.
À ces deux enfants du malheur et de la solitude, la foule qui défilait offrait non pas une famille mais bien un corps nourricier dans lequel ils pouvaient trouver la force de lutter contre l'adversité qu'ils connaissaient depuis leur plus jeune âge. Ceux que Silvère appelait, la voix vibrante, ses frères étaient bien ses frères. Ils n'étaient pas seulement des frères d'armes mais des frères de sang. Ils avaient en commun le sang de l'humiliation que l'on fait aux pauvres.
8 mars « Je ne vois pas les hommes qui ont quitté Plassans cet après-midi », murmura-t-il. Il tâchait de distinguer le bout de la colonne, qui se trouvait encore dans l'ombre. Puis il cria avec une joie triomphante : « Ah ! les voici !… Ils ont le drapeau, on leur a confié le drapeau ! » Alors il voulut sauter du talus pour aller rejoindre ses compagnons ; mais, à ce moment, les insurgés s'arrêtèrent. Des ordres coururent le long de la colonne.
La Marseillaise s'éteignit dans un dernier grondement, et l'on n'entendit plus que le murmure confus de la foule, encore toute vibrante. Silvère, qui écoutait, put comprendre les ordres que les contingents se transmettaient et qui appelaient les gens de Plassans en tête de la bande.
Comme chaque bataillon se rangeait au bord de la route pour laisser passer le drapeau, le jeune homme, entraînant Miette, se mit à remonter le talus.

Il faut imaginer une rivière arrêtée, ce qui; certes, est difficilement concevable. Telle était la colonne des insurgés, armes de fortune au pied, et s'échappait le mouvement de brume de l'haleine des hommes dans la nuit froide.
Après avoir chanté à tue-tête, les hommes parlaient bas, comme s'ils étaient passés de la révolte au complot ou comme si soudain, il fallait faire attention à ne pas réveiller quelqu'esprit adverse. Le nom de Plassans revenait le plus souvent dans les conversations improvisées qui se tenaient en français mais surtout en provençal.
Porté par les hommes de Plassans, le drapeau semblait avancer par lui-même, doué d'une force mystérieuse qui le faisait flotter au dessus de la colonne humaine et beaucoup d'insurgés, à son passage, baissaient la tête en signe de respect comme ils le faisaient à la messe au passage du saint sacrement.
Les deux enfants couraient.
9 mars « Viens, lui dit-il, nous serons avant eux de l'autre côté du pont. »
Et quand ils furent en haut, dans les terres labourées, ils coururent jusqu'à un moulin dont l'écluse barre la rivière. Là, ils traversèrent la Viorne sur une planche que les meuniers y ont jetée. Puis ils coupèrent en biais les près Sainte-Claire, toujours se tenant par la main, toujours courant, sans échanger une parole. La colonne faisait, sur le grand chemin, une ligne sombre qu'ils suivirent le long des haies. Il y avait des trous dans les aubépines. Silvère et Miette sautèrent sur la route par un de ces trous.

Ils étaient hors d'haleine comme savent l'être les enfants, car les enfants qui courent ne sont pas essoufflés, ne ressentent pas ce manque d'air des adultes, mais bien au contraire semblent entièrement gavés d'oxygène, comme si leur course n'avait eu que cet objectif. Ainsi, la vie affleure à la surface de la peau de leurs joues, de leurs bras, de leurs jambes et cette vie provoque leur rire comme elle peut provoquer leurs pleurs. Tous leurs sens sont en alertes, car, les enfants courent toujours pour quelque chose de grave et de sérieux, même quand il s'agit d'un jeu. Le jeu, ici, était la liberté et la République.
10 mars Malgré le détour qu'ils venaient de faire, ils arrivèrent en même temps que les gens de Plassans. Silvère échangea quelques poignées de main ; on dut penser qu'il avait appris la marche nouvelle des insurgés et qu'il était venu à leur rencontre. Miette, dont le visage était caché à demi par le capuchon de la pelisse, fut regardée curieusement.
C'était que dans toute cette colonne, il n'y avait pas une seule femme. Cela pouvait sembler curieux car les femmes n'étaient pas étrangères aux insurgés et on les avait déjà vues en 1830, puis en 1848, partir au combat. Mais, cette nuit-là, elles étaient restées chez elles. C'est que c'était la nuit et qu'il demeure aux femmes une certaine gêne à sortir la nuit avec des hommes.
11 mars « Eh ! c'est la Chantegreil, dit un homme du faubourg, la nièce de Rébufat, le méger du Jas-Meiffren.
– D'où sors-tu donc, coureuse ! » cria une autre voix.
Silvère, gris d'enthousiasme, n'avait pas songé à la singulière figure que ferait son amoureuse devant les plaisanteries certaines des ouvriers. Miette, confuse, le regardait comme pour implorer aide et secours.
Mais, avant même qu'il eût pu ouvrir les lèvres, une nouvelle voix s'éleva du groupe, disant avec brutalité : « Son père est au bagne, nous ne voulons pas avec nous la fille d'un voleur et d'un assassin. »
Miette pâlit affreusement. « Vous mentez, murmura-t-elle ; si mon père a tué, il n'a pas volé. »

Le nom de Chantegreil avait jadis été un nom doux à l'oreille, évoquant l'été et le chant incessant des cigales. Il était depuis une dizaine d'années, à Plassans et à ses abords, synonyme de malheur et de honte. La gamine le savait et en souffrait affreusement. Son oncle Rébufat en tirait profit car, pour ne pas entendre se faire rappeler sa disgrâce, la petite filait doux et ne rechignait à aucun labeur. De tous les hommes qui étaient là et qui dévisageaient son ombre dans l'obscurité, aucun n'avait tué. Tous en avaient certainement un jour eu envie, au détour du chemin, croisant sans le vouloir un ennemi de leur famille, un huissier ou même la maréchaussée. Entre le père de Miette et ceux-là, il n'y avait rien ou presque qu'un coup de fusil qui n'avait pas manqué sa cible. Ils le savaient et cela suffisait à les faire dénoncer violemment le crime, comme on jure en forme de talisman.
12 mars Et comme Silvère serrait les poings, plus pâle et plus frémissant qu'elle : « Laisse, reprit-elle, ceci me regarde… »
Puis se retournant vers le groupe, elle répéta avec éclat : « Vous mentez, vous mentez ! il n'a jamais pris un sou à personne. Vous le savez bien. Pourquoi l'insultez-vous quand il ne peut être là ? »
Elle s'était redressée, superbe de colère. Sa nature ardente, à demi sauvage, paraissait accepter avec assez de calme l'accusation de meurtre ; mais l'accusation de vol l'exaspérait. On le savait, et c'est pourquoi la foule lui jetait souvent cette accusation à la face, par méchanceté bête.

« Et d'ailleurs, vous ne le connaissez pas et vous ne savez pas ce qu'il vaut. Vous mentez ! » continua-t-elle dans un rayon de lune compatissant qui montrait aux hommes d'abord goguenards puis silencieux, vaguement embarrassés, son visage de gamine empourpré devenu soudain la face allégorique de la colère et de la vengeance. Les hommes sont ainsi qu'une femme qui les gronde les fait retomber, comme par magie, en enfance plus sûrement que par un sort de magie noire. Ils se turent et plusieurs baissèrent la tête. La troupe échauffée, portée par son insurrection, restait pourtant ce groupe d'hommes prompts à reconnaître dans la sincérité d'un cri la marque de l'injustice.
13 mars L'homme qui venait d'appeler son père voleur n'avait, d'ailleurs, répété que ce qu'il entendait dire depuis des années. Devant l'attitude violente de l'enfant, les ouvriers ricanèrent. Silvère serrait toujours les poings.
La chose allait mal tourner, lorsqu'un chasseur de la Seille, qui s'était assis sur un tas de pierres, au bord de la route, en attendant qu'on se remît en marche, vint au secours de la jeune fille.
« La petite a raison, dit-il. Chantegreil était un des nôtres. Je l'ai connu. Jamais on n'a bien vu clair dans son affaire. Moi, j'ai toujours cru à la vérité de ses déclarations devant les juges. Le gendarme qu'il a descendu, à la chasse, d'un coup de fusil, devait déjà le tenir lui-même au bout de sa carabine. On se défend, que voulez-vous! Mais Chantegreil était un honnête homme, Chantegreil n'a pas volé. »
Comme il arrive en pareil cas, l'attestation de ce braconnier suffit pour que Miette trouvât des défenseurs. Plusieurs ouvriers voulurent avoir également connu Chantegreil.
« Oui, oui, c'est vrai, dirent-ils. Ce n'était pas un voleur. Il y a, à Plassans, des canailles qu'il faudrait envoyer au bagne à sa place… Chantegreil était notre frère… Allons, calme-toi, petite. »

Car la foule peut avoir, comme une seule personne, des mouvements d'âme qui la font virer et revirer. L'instant d'avant, ces hommes étaient prêts à se battre pour salir la mémoire d'un homme qu'ils n'avaient pas connu. Ils étaient désormais prêts tout autant à se battre pour rétablir l'honneur de ce même inconnu. Ce sont ces mouvements individuels et collectifs qui rendent les révoltes et les révolutions incertaines. Peu de choses suffisent à provoquer et à justifier cette inconstance. Il y a bien sûr la crainte d'être en reste et parfois un peu de lâcheté et même de bêtise. Mais au fond, il y a surtout le sentiment de sécurité qui étreint chacun de ceux qui sont engagés dans une action collective. S'opposer aux changements de pied intempestifs de la foule, ce serait la quitter et se priver en conséquence de sa protection maternelle.
Et c'est ainsi que Chantegreil de paria devint un héros, le symbole-même de l'injustice de l'ordre de la ville et de la répression de ses forces.
Cela doit inciter, très certainement, à relire d'une autre façon les histoires qui nous présentent ces héros issus du rang. Nul doute que certains ont été poussés vers le devant, que d'autres ont été sauvés de la vindicte par le hasard d'un cri ou d'un chant opportuns. Tous ont bénéficié de ces mouvements de groupe qui, l'instant d'après, leur auraient été contraires.
14 mars Jamais Miette n'avait entendu dire du bien de son père. On le traitait ordinairement devant elle de gueux, de scélérat, et voilà qu'elle rencontrait de braves cœurs qui avaient pour lui des paroles de pardon et qui le déclaraient un honnête homme. Alors elle fondit en larmes, elle retrouva l'émotion que La Marseillaise avait fait monter à sa gorge, elle chercha comment elle pourrait remercier ces hommes doux aux malheureux. Un moment, il lui vint l'idée de leur serrer la main à tous, comme un garçon. Mais son cœur trouva mieux. À côté d'elle se tenait debout l'insurgé qui portait le drapeau. Elle toucha la hampe du drapeau et, pour tout remerciement, elle dit d'une voix suppliante : « Donnez-le-moi, je le porterai. »
Les ouvriers, simples d'esprit, comprirent le côté naïvement sublime de ce remerciement. « C'est cela, crièrent-ils, la Chantegreil portera le drapeau. » Un bûcheron fit remarquer qu'elle se fatiguerait vite, qu'elle ne pourrait aller loin.
« Oh ! je suis forte », dit-elle orgueilleusement en retroussant ses manches, et en montrant ses bras ronds, aussi gros déjà que ceux d'une femme faite.
Et comme on lui tendait le drapeau : « Attendez », reprit-elle. Elle retira vivement sa pelisse, qu'elle remit ensuite, après l'avoir tournée du côté de la doublure rouge.
Alors elle apparut, dans la blanche clarté de la lune, drapée d'un large manteau de pourpre qui lui tombait jusqu'aux pieds.

Sans le savoir, Miette réconciliait ainsi le drapeau tricolore et le drapeau rouge. À quelques années de distance, elle contredisait Lamartine qui les avait opposés en 1848. « Le drapeau rouge que vous nous rapportez n’a jamais fait que le tour du Champ de Mars, traîné dans le sang du peuple en 91 et en 93 ; et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie » avait alors dit le poète. De la même façon, Miette ne pouvait avoir vu, même en gravure, le tableau de Delacroix présenté au salon de 1831 et figurant la liberté guidant le peuple, dépoitraillée et portant haut le drapeau tricolore.
Miette était devenue en un instant l'emblème de ces révoltés. Un peintre eût été présent qu'il aurait immortalisé la scène et le tableau aurait rejoint l'un des plus grands musées de France, tant la scène était forte et propre à édifier les esprits.
Mais il n'y avait là pas de peintre. Il n'y avait que ces hommes, pauvres pour la plupart d'entre-eux, animés par leur espoir et par leur colère, et qui voyaient, eux qui n'avaient pas vu de peintures et presque pas d'images, qui ne connaissaient aucune allégorie, le symbole même de la France en lutte contre ses ennemis. L'artiste ne fait que reprendre des généalogies invisibles qui remontent dans le temps plus loin qu'il ne sait le déceler. Miette était soudainement entrée dans cette lignée immémoriale de femmes combattantes qui conduisent des hommes à elles dévoués.
15 mars Le capuchon, arrêté sur le bord de son chignon, la coiffait d'une sorte de bonnet phrygien. Elle prit le drapeau, en serra la hampe contre sa poitrine et se tint droite, dans les plis de cette bannière sanglante qui flottait derrière elle. Sa tête d'enfant exaltée, avec ses cheveux crépus, ses grands yeux humides, ses lèvres entrouvertes par un sourire, eut un élan d'énergique fierté, en se levant à demi vers le ciel. À ce moment, elle fut la vierge Liberté.
Les hommes qui la voyaient pouvaient penser qu'elle allait rejoindre les cieux et prendre la place d'une comète dans le ciel, ou d'une étoile filante, de celles que l'on observe dans la campagne les nuits d'été. Elle était à la fois l'aube et le crépuscule, ce moment étrange où l'obscurité dispute la lumière. Elle était tout cela et pourtant une enfant, dans la fragilité de son âge. Elle allait conduire la troupe, tenir le drapeau. Elle allait accomplir le destin des vierges combattantes.
16 mars Les insurgés éclatèrent en applaudissements. Ces Méridionaux, à l'imagination vive, étaient saisis et enthousiasmés par la brusque apparition de cette grande fille toute rouge qui serrait si nerveusement leur drapeau sur son sein. Des cris partirent du groupe. « Bravo, la Chantegreil ! Vive la Chantegreil ! Elle restera avec nous, elle nous portera bonheur ! »
On l'eût acclamée longtemps si l'ordre de se remettre en marche n'était arrivé. Et, pendant que la colonne s'ébranlait, Miette pressa la main de Silvère, qui venait de se placer à son côté, et lui murmura à l'oreille : « Tu entends ! je resterai avec toi. Tu veux bien ? » Silvère, sans répondre, lui rendit son étreinte. Il acceptait. Profondément ému, il était d'ailleurs incapable de ne pas se laisser aller au même enthousiasme que ses compagnons. Miette lui était apparue si belle, si grande, si sainte ! Pendant toute la montée de la côte, il la revit devant lui, rayonnante, dans une gloire empourprée. Maintenant, il la confondait avec son autre maîtresse adorée, la République.

Nul doute que les artistes qui, en mars 1848, avaient répondu à « l'appel aux artistes pour la composition de la figure symbolique de la République française » auraient trouvé en elle leur modèle et leur inspiration et l'auraient ainsi à jamais immortalisée. Les enfants des écoles auraient alors sous son buste récité des poèmes avec application.
Mais la foule s'ébranlait maintenant, quelques-uns grommelant qu'il fallait aller plus vite, que la troupe allait venir et que le terrain n'était pas propice à la bataille. Il fallait investir la ville. Ces hommes des campagnes avaient pour la grande ville des sentiments ambigus. Elle était le lieu des affaires et des plaisirs comme elle était aussi le lieu du pouvoir et celui de l'oppression. On y trouvait le tribunal et la maréchaussée et c'est sur la grande place que la guillotine avait un jour été dressée. Mais ils savaient aussi par instinct que ses ruelles et ses recoins leur seraient plus propices que tout autre champ de bataille et ils savaient même où trouver des charrois pour dresser des barricades.
17 mars Il aurait voulu être arrivé, avoir son fusil sur l'épaule. Mais les insurgés montaient lentement. L'ordre était donné de faire le moins de bruit possible. La colonne s'avançait entre les deux rangées d'offres, pareille à un serpent gigantesque dont chaque anneau aurait eu d'étranges frémissements. La nuit glacée de décembre avait repris son silence, et seule la Viorne paraissait gronder d'une voix plus haute.
Dés les premières maisons du faubourg, Silvère courut en avant pour aller chercher son fusil à l'aire Saint-Mittre, qu'il retrouva endormie sous la lune. Quand il rejoignit les insurgés, ils étaient arrivés devant la porte de Rome.
Miette se pencha et lui dit avec son sourire d'enfant : « Il me semble que je suis à la procession de la Fête Dieu, et que je porte la bannière de la Vierge. »

Elle chuchotait, craignant d'enfreindre les ordres et de s'en trouver séparée de son amoureux.
La porte de Rome, à cette époque, ne présentait encore aucun décor urbain digne d'une grande ville. Si certains avaient pensé, après la révolution et pendant le premier Empire, dresser un arc de triomphe à la gloire des héros de la liberté, le coût les en avait dissuadés. C'est que les habitants de Plassans aiment peu dépenser pour la chose publique. Ils s'enferment tôt dans la soirée dans leurs hôtels particuliers austères et qui sont leur seul luxe. Plassans est une ville où il n'est pas de bon ton d'exposer son argent et les trésors que détiennent les familles sont serrés dans la dernière pièce des appartements, celle dont les domestiques n'ont pas la clé.





II
18 mars Plassans est une sous-préfecture d'environ dix mille âmes.
Bâtie sur le plateau qui domine la Viorne, adossée au nord contre les collines des Garrigues, une des dernières ramifications des Alpes, la ville est comme située au fond d'un cul-de-sac. En 1851, elle ne communiquait avec les pays voisins que par deux routes : la route de Nice, qui descend à l'est, et la route de Lyon, qui monte à l'ouest, l'une continuant l'autre, sur deux lignes presque parallèles. Depuis cette époque, on a construit un chemin de fer dont la voie passe au sud de la ville, en bas du coteau qui va en pente raide des anciens remparts à la rivière. Aujourd'hui, quand on sort de la gare, placée sur la rive droite du petit torrent, on aperçoit, en levant la tête, les premières maisons de Plassans, dont les jardins forment terrasse. Il faut monter pendant un bon quart d'heure avant d'atteindre ces maisons.

La ville ressemble à beaucoup de ces villes méridionales qui se sont perchées sur un pic ou, plus modestement, sur la colline la plus escarpée. Elles jouent savamment avec le soleil et serrent leurs maisons les unes contre les autres pour garder la fraîcheur en leur cœur, les étés de canicule, mais aussi pour épargner le peu de terre arable des alentours. Elles gardent des murailles ou des vestiges de murailles et se veulent militaires, même quand elles n'abritent aucune garnison. Parmi ces villes, Plassans n'a rien de si particulier si ce n'est un air bourgeois et compassé qui ressemble à ceux qui veulent faire oublier leurs ascendances paysannes. Elle accueille le marché et même des bestiaux mais se pince le nez et repousse peu à peu les pauvres à l'extérieur des murailles. C'est ainsi que se sont formés les faubourgs, avalant peu à peu jusqu'aux cimetières.
19 mars Il y a une vingtaine d'années, grâce sans doute au manque de communications, aucune ville n'avait mieux conservé le caractère dévot et aristocratique des anciennes cités provençales. Elle avait, et a d'ailleurs encore aujourd'hui, tout un quartier de grands hôtels bâtis sous Louis XIV et sous Louis XV, une douzaine d'églises, des maisons de jésuites et de capucins, un nombre considérable de couvents. La distinction des classes y est restée longtemps tranchée par la division des quartiers. Plassans en compte trois, qui forment chacun comme un bourg particulier et complet, ayant ses églises, ses promenades, ses mœurs, ses horizons.
Qui n'appartient pas à l'un de ces quartiers, n'y est pas né, ne s'y est pas marié et n'y a pas élevé ses enfants sera durablement un étranger. Il sera reçu si l'on y voit une possibilité d'alliance et s'il a bonne réputation. Sinon, il demeurera sa vie durant, dût-il la passer à Plassans, un paria. On pratique volontiers à Plassans l'hospitalité et l'aumône du pas de porte et l'on n'entre dans les maisons qu'avec parcimonie. Seuls les nobles, en cela imités par les bourgeois, reçoivent selon des rites qu'ils maîtrisent parfaitement. La vie de la campagne ne ressemble en rien à ces manières d'ancien régime qui nourrissent le ressentiment contre les gens de la ville, hautains et prévaricateurs.
20 mars Le quartier des nobles, qu'on nomme quartier Saint-Marc, du nom d'une des paroisses qui le desservent, un petit Versailles aux rues droites, rongées d'herbe, et dont les larges maisons carrées cachent de vastes jardins, s'étend au sud, sur le bord du plateau ; certains hôtels, construits au ras même de la pente, ont une double rangée de terrasses, d'où l'on découvre toute la vallée de la Viorne, admirable point de vue très vanté dans le pays. Le vieux quartier, l'ancienne ville, étage au nord-ouest ses ruelles étroites et tortueuses, bordées de masures branlantes ; là se trouvent la mairie, le tribunal civil, le marché, la gendarmerie ; cette partie de Plassans, la plus populeuse, est occupée par les ouvriers, les commerçants, tout le menu peuple actif et misérable. La ville neuve, enfin, forme une sorte de carré long, au nord-est ; la bourgeoisie, ceux qui ont amassé sou à sou une fortune, et ceux qui exercent une profession libérale, y habitent des maisons bien alignées, enduites d'un badigeon jaune clair. Ce quartier, qu'embellit la sous-préfecture, une laide bâtisse de plâtre ornée de rosaces, comptait à peine cinq ou six rues en 1851 ; il est de création récente et, surtout depuis la construction du chemin de fer, il tend seul à s'agrandir.
Plassans, comme beaucoup de villes, s'agrandit ainsi comme un corps dont un seul membre pourrait croître, et, ce qui est frappant, dans cette ville millénaire, c'est que la société semble avoir dessiné son destin par la topologie des lieux. Ainsi, la noblesse domine la plaine, mais, tout aussi bien, se trouve au bord du gouffre et ne peut connaître aucune évolution de l'espace qu'elle s'est octroyée. Le peuple vit misérablement dans des maisons noircies, mais il est rassemblé, industrieux et, d'une certaine façon, solidaire. Quant à la bourgeoisie, elle fait ce que fait toute bourgeoisie : elle s'étale, tout en imposant à tous un goût douteux pour les choses voyantes, aidé en cela par l'État toujours prompt à collaborer avec l'argent. Les rues sont droites, car il faut pouvoir y circuler rapidement sans y être arrêté par les charrois des livraisons. Elles sont droites, aussi, car les bâtisseurs manquent d'imagination. Enfin, ces rues indiquent une forme d'économie rationalisée qui impose ses modes de production. Elles disent la nécessité de laisser chacun chez soi. Les rues de la bourgeoisie sont les rues de la limite, de la clôture, du cadastre et de la propriété privée signalée à chaque coin de rue. L'espace public tend à s'y restreindre comme ce tissu qui, au lavage, rétrécit.
21 mars Ce qui, de nos jours, partage encore Plassans en trois parties indépendantes et distinctes, c'est que les quartiers sont seulement bornés par de grandes voies. Le cours Sauvaire et la porte de Rome, qui en est comme le prolongement étranglé, vont de l'ouest à l'est, de la Grand-Porte à la porte de Rome, coupant ainsi la ville en deux morceaux, séparant le quartier des nobles des deux autres quartiers. Ceux-ci sont eux-mêmes délimités par la rue de la Banne ; cette rue, la plus belle du pays, prend naissance à l'extrémité du cours Sauvaire et monte vers le nord, en laissant à gauche les masses noires du vieux quartier, à droite les maisons jaune clair de la ville neuve. C'est là, vers le milieu de la rue, au fond d'une petite place plantée d'arbres maigres, que se dresse la sous-préfecture, monument dont les bourgeois de Plassans sont très fiers.
C'est que leurs pères ont déployé toute leur habileté afin d'obtenir cette sous-préfecture, sans ménager leur entregent, ni même leur argent pour quelques cadeaux savamment distribués. Ils ne l'ont d'ailleurs pas fait pour le seul plaisir d'avoir un sous-préfet à table. Leurs affaires en dépendaient en partie. Si la sous-préfecture était allée dans quelque ville concurrente, le marché aurait périclité, le tribunal aussi serait parti. Pire encore, la caserne et ses soldats auraient rejoint la sous-préfecture triomphante, laissant leurs biens à la merci des révoltes et des pillards de tout acabit. Ils s'étaient donc battus, allant en délégation jusqu'à Paris afin de rencontrer les nouveaux maîtres de la France. Il n'y avait alors pas eu dans tout le pays meilleurs républicains. Ils s'étaient ensuite faits soutiens de l'Empire puis royalistes puis républicains. En 1851, ils étaient prêts à retrouver l'Empire.
22 mars Comme pour s'isoler davantage et se mieux enfermer chez elle, la ville est entourée d'une ceinture d'anciens remparts qui ne servent aujourd'hui qu'à la rendre plus noire et plus étroite. On démolirait à coups de fusil ces fortifications ridicules, mangées de lierre et couronnées de giroflées sauvages, tout au plus égales en hauteur et en épaisseur aux murailles d'un couvent. Elles sont percées de plusieurs ouvertures, dont les deux principales, la porte de Rome et la Grand-Porte, s'ouvrent, la première sur la route de Nice, la seconde sur la route de Lyon, à l'autre bout de la ville.
Si les bourgeois de Plassans avaient eu le goût de se faire accueillants, ils auraient rebaptisé chacune des deux portes. La porte de Rome serait devenue la porte des fleurs, ou bien encore celle des mimosas, quand la Grand-Porte aurait pris le nom de porte de la soie. Mais les bourgeois de Plassans ne connaissent pas de ces délicatesses, d'ailleurs les noms donnés à ces deux portes ne sont écrits que sur de rares cartes d'État-Major. Aucune plaque ne vient graver dans la mémoire du voyageur ces noms quasi d'évidence.
23 mars Jusqu'en 1853, ces ouvertures sont restées garnies d'énormes portes de bois à deux battants, cintrées dans le haut, et que consolidaient des lames de fer. À onze heures en été, à dix heures en hiver, on fermait ces portes à double tour. La ville, après avoir ainsi poussé les verrous comme une fille peureuse, dormait tranquille. Un gardien, qui habitait une logette placée dans un des angles intérieurs de chaque portail, avait charge d'ouvrir aux personnes attardées. Mais il fallait parlementer longtemps. Le gardien n'introduisait les gens qu'après avoir éclairé de sa lanterne et examiné attentivement leur visage au travers d'un judas ; pour peu qu'on lui déplût, on couchait dehors. Tout l'esprit de la ville, fait de poltronnerie, d'égoïsme, de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d'une vie cloîtrée, se trouvait dans ces tours de clef donnés aux portes chaque soir. Plassans, quand il s'était bien cadenassé, se disait : « Je suis chez moi », avec la satisfaction d'un bourgeois dévot qui, sans crainte pour sa caisse, certain de n'être réveillé par aucun tapage, va réciter ses prières et se mettre voluptueusement au lit. Il n'y a pas de cité, je crois, qui se soit entêtée si tard à s'enfermer comme une nonne.
Il faut ajouter qu'au fil du temps, les gardiens de chaque porte avaient prospéré. Ils avaient mis en place un commerce assez lucratif qui voulait que l'ouverture des portes après l'heure de leur fermeture ne pouvait s'effectuer que si le voyageur imprudent ou retardé payait son écot. Bien sûr, cela ne pouvait fonctionner que si les deux gardiens des deux portes, pratiquaient cet impôt spontané qui n'entrait pas dans les caisses de la collectivité mais restait dans leurs poches. En effet, il aurait suffi qu'un seul des deux gardiens baisse ses tarifs pour que les voyageurs, se donnant le mot, privilégient, en faisant le tour des remparts, la porte la moins chère. Les gardiens et leurs familles avaient donc fixé, eux qui ne savaient pas lire, un barème très précis qui tenait compte de l'équipage qui se présentait, de la provenance du voyageur et du nombre de personnes. Les habitants de Plassans, connus des gardiens, payaient beaucoup moins cher, voire ne payaient pas du tout s'ils pouvaient se prévaloir d'un lien de famille ou de voisinage avec l'un des deux gardiens. Ce lien valait d'ailleurs pour les deux portes. Un étranger en grand équipage payait quant à lui rançon et ne revenait jamais.
24 mars La population de Plassans se divise en trois groupes ; autant de quartiers, autant de petits mondes à part. Il faut mettre en dehors les fonctionnaires, le sous-préfet, le receveur particulier, le conservateur des hypothèques, le directeur des postes, tous gens étrangers à la contrée, peu aimés et très enviés, vivant à leur guise. Les vrais habitants, ceux qui ont poussé là et qui sont fermement décidés à y mourir, respectent trop les usages reçus et les démarcations établies pour ne pas se parquer d'eux-mêmes dans une des sociétés de la ville.
Seul l'amour permet parfois que ces sociétés se rencontrent et se mêlent. Et encore cela n'est-il possible qu'au prix de risques insensés. Pour autant, toutes les transgressions ne se valent pas. S'il est admis que les jeunes gens des quartiers nobles et bourgeois viennent puiser de la jouvencelle dans les quartiers populaires, il ne saurait en être de même si, par malheur, un jeune ouvrier vient à s'éprendre d'une fille de bonne famille. Si celle-ci cède à ses avances, elles est alors bannie, honnie, et plusieurs générations de probité ne suffisent pas à laver l'affront fait aux bonnes mœurs.
25 mars Les nobles se cloîtrent hermétiquement. Depuis la chute de Charles X, ils sortent à peine, se hâtent de rentrer dans leurs grands hôtels silencieux, marchant furtivement, comme en pays ennemi. Ils ne vont chez personne, et ne se reçoivent même pas entre eux. Leurs salons ont pour seuls habitués quelques prêtres. L'été, ils habitent les châteaux qu'ils possèdent aux environs ; l'hiver, ils restent au coin de leur feu.
Il serait bien difficile de déterminer ce que craignaient les nobles de Plassans. Pendant la révolution, il ne leur était rien arrivé ou presque et l'Empire les avait laissé en paix, épargnant leurs fils de toute corvée militaire d'importance. Il y avait bien eu quelque velléité de confiscation de biens, qui avaient rapidement été arrêtées par le jeu des allégeances séculaires. Ils étaient alors demeurés royalistes comme on demeure fidèle au cœur de l'été à de vieilles chausses que l'on aimait porter l'hiver.
26 mars Ce sont des morts s'ennuyant dans la vie. Aussi leur quartier a-t-il le calme lourd d'un cimetière. Les portes et les fenêtres sont soigneusement barricadées ; on dirait une suite de couvents fermés à tous les bruits du dehors. De loin en loin, on voit passer un abbé dont la démarche discrète met un silence de plus le long des maisons closes, et qui disparaît comme une ombre dans l'entrebâillement d'une porte.
C'est que l'abbé est allé livrer la communion à une vieille fille qui ne sort plus de chez elle, ou bien même l'extrême onction. Il est d'ailleurs le seul fournisseur qui passe par la porte de devant quand les autres, quand ils entrent, passent par la porte de derrière.
Parfois une ombre, l'été, traverse la rue ou la longe. On ne voit rien. C'est un oiseau qui cache le soleil. C'est un fantôme. Nul ne le sait.
27 mars La bourgeoisie, les commerçants retirés, les avocats, les notaires, tout le petit monde aisé et ambitieux qui peuple la ville neuve, tâche de donner quelque vie à Plassans. Ceux-là vont aux soirées de M. le sous-préfet et rêvent de rendre des fêtes pareilles. Ils font volontiers de la popularité, appellent un ouvrier « mon brave », parlent des récoltes aux paysans, lisent les journaux, se promènent le dimanche avec leurs dames. Ce sont les esprits avancés de l'endroit, les seuls qui se permettent de rire en parlant des remparts ; ils ont même plusieurs fois réclamé de « l'édilité » la démolition de ces vieilles murailles, « vestige d'un autre âge ». D'ailleurs, les plus sceptiques d'entre eux reçoivent une violente commotion de joie chaque fois qu'un marquis ou un comte veut bien les honorer d'un léger salut. Le rêve de tout bourgeois de la ville neuve est d'être admis dans un salon du quartier Saint-Marc. Ils savent bien que ce rêve est irréalisable, et c'est ce qui leur fait crier très haut qu'ils sont libres penseurs, des libres penseurs tout de paroles, fort amis de l'autorité, se jetant dans les bras du premier sauveur venu, au moindre grondement du peuple.
Voilà bien la veulerie de la bourgeoisie et ce qui fait qu'il est impossible de s'appuyer sur elle pour changer la cité. Les mêmes qui se gaussent des remparts de la ville ont en leur esprit et en leurs manières des remparts plus hauts et défendus que les vieux murs croulants qui ne gênent personne. On se prendrait presque à comprendre et à encourager la noblesse de ne pas céder à la mode et de continuer à refuser de les recevoir. Pis, à n'y même pas penser. Ce qu'ils appellent la modernité n'est que la recherche de l'organisation des choses et du monde qui sera le plus favorable à leurs affaires et à leur orgueil. Ils ont participé à la Révolution pour mieux guigner les places laissées vides par la noblesse, ont accueilli l'Empire avec soulagement et satisfaction. En 1851, ils étaient prêts à accueillir à nouveau un homme providentiel, ou supposé tel car il leur serait favorable. La démolition des remparts valait surtout, d'ailleurs, par la valeur des terrains qu'elle laisserait vacants et leurs pierres serviraient utilement de carrière à quelque immeuble de rapport qu'ils ne manqueraient pas d'édifier. Le sous-préfet ferait semblant de ne rien voir et de ne rien comprendre.
28 mars Le groupe qui travaille et végète dans le vieux quartier n'est pas aussi nettement déterminé. Le peuple, les ouvriers y sont en majorité ; mais on y compte aussi les petits détaillants et même quelques gros négociants. À la vérité, Plassans est loin d'être un centre de commerce ; on y trafique juste assez pour se débarrasser des productions du pays : les huiles, les vins, les amandes. Quant à l'industrie, elle n'y est guère représentée que par trois ou quatre tanneries qui empestent une des rues du vieux quartier, des manufactures de chapeaux de feutre et une fabrique de savon reléguée dans un coin du faubourg. Ce petit monde commercial et industriel, s'il fréquente, aux grands jours, les bourgeois de la ville neuve, vit surtout au milieu des travailleurs de l'ancienne ville. Commerçants, détaillants, ouvriers, ont des intérêts communs qui les unissent en une seule famille. Le dimanche seulement, les patrons se lavent les mains et font bande à part. D'ailleurs, la population ouvrière, qui compte pour un cinquième à peine, se perd au milieu des oisifs du pays.
Il est plus difficile de connaître ce que les gens du vieux quartier veulent, sinon pouvoir continuer à travailler et prospérer doucement sur de nombreuses générations. Ils forment un groupe qui se reconnaît l'honneur comme valeur première et si leurs rites ne s'expriment pas principalement, comme pour les deux autres groupes, par la façon de se tenir à table ou en société, ils n'en sont pas moins sourcilleux sur les convenances qui veulent que l'on salue comme ceci ou comme cela, que l'on porte selon les cas, bonnet ou casquette et jamais de chapeau. Si l'un d'entre-eux s'avisait de se vêtir comme un bourgeois, il serait dans chaque rue moqué comme à carnaval. Et une femme qui ferait la bourgeoise se verrait mise au ban car soupçonnée d'être une demi-mondaine, sinon une cocotte. Ce sens de l'honneur perdure jusqu'au cimetière. Il est de bon ton de regrouper ses tombes par corporation. Les ouvriers de la tannerie et ceux de la savonnerie y sont séparés, même dans la mort, par le petit peuple indistinct de la vieille ville.
29 mars Une seule fois par semaine, dans la belle saison, les trois quartiers de Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville se rend au cours Sauvaire le dimanche après les vêpres ; les nobles eux-mêmes se hasardent. Mais, sur cette sorte de boulevard planté de deux allées de platanes, il s'établit trois courants bien distincts. Les bourgeois de la ville neuve ne font que passer ; ils sortent par la Grand-Porte et prennent, à droite, l'avenue du Mail, le long de laquelle ils vont et viennent, jusqu'à la tombée de la nuit. Pendant ce temps, la noblesse et le peuple se partagent le cours Sauvaire. Depuis plus d'un siècle, la noblesse a choisi l'allée placée au sud, qui est bordée d'une rangée de grands hôtels et que le soleil quitte la première ; le peuple a dû se contenter de l'autre allée, celle du nord, côté où se trouvent les cafés, les hôtels, les débits de tabac. Et, tout l'après-midi, peuple et noblesse se promènent, montant et descendant le cours, sans que jamais un ouvrier ou un noble ait la pensée de changer d'avenue. Six à huit mètres les séparent, et ils restent à mille lieues les uns des autres, suivant avec scrupule deux lignes parallèles, comme ne devant plus se rencontrer en ce bas monde. Même aux époques révolutionnaires, chacun a gardé son allée. Cette promenade réglementaire du dimanche et les tours de clef donnés le soir aux portes sont des faits du même ordre, qui suffisent pour juger les dix mille âmes de la ville.
Il est arrivé dans l'histoire de la ville qu'un être étrange, et dont la différence se remarquait d'abord à ses vêtements, s'aventurât à traverser la frontière invisible qui sépare le cours Sauvaire. Si l'on y regardait mieux, il portait sous le bras un chevalet maculé de couleurs et tenait une valise, tout aussi colorée, de la main laissée libre. Ses cheveux en bourrasque et sa barbe non taillée achevait de le caractériser comme artiste, ou comme fou, ou encore comme artiste fou, ou comme un fou qui faisait l'artiste. Ceux que l'on nomme les braves gens, qu'ils soient du peuple, de la noblesse et surtout de la bourgeoisie, ne comprenant d'ordinaire rien à la folie ni à l'art, ne se risquaient pas à essayer de faire la distinction. Seules les filles, et surtout les très jeunes filles, le regardaient en douce, lui trouvant les yeux doux comme les manières douces. Il était arrivé là il y a quelques années et vivait en ménage avec une servante. Il regardait le ciel avec des yeux pâles et se déplaçait au rythme de la lumière. Il consommait beaucoup de couleurs et aussi de l'alcool, ce qui lui avait attiré les bonnes grâces du marchand de vin et du marchand de couleurs. Personne dans la ville ne comprenait ce qu'il faisait et les passants ne prenaient même plus la peine de regarder des toiles où jamais ils ne se reconnaissaient. Ils devenaient des ombres en mouvement, légèrement colorées, qui s'estompaient ensuite à la nuit pleine. Il peignait la ville avant de disparaître.
30 mars Ce fut dans ce milieu particulier que végéta, jusqu'en 1848, une famille obscure et peu estimée, dont le chef, Pierre Rougon, joua plus tard un rôle important, grâce à certaines circonstances.
Car, ce siècle a commencé vraiment en 1848 et tout ce qui s'est passé avant, l'Empire tout entier, n'était que le dernier soubresaut de la Révolution, de cette Révolution qui n'en finissait pas de terminer le Siècle des Lumières.
31 mars Pierre Rougon était un fils de paysan. La famille de sa mère, les Fouque, comme on les nommait, possédait, vers la fin du siècle dernier, un vaste terrain situé dans le faubourg, derrière l'ancien cimetière Saint-Mittre ; ce terrain a été plus tard réuni au Jas-Meiffren. Les Fouque étaient les plus riches maraîchers du pays ; ils fournissaient de légumes tout un quartier de Plassans. Le nom de cette famille s'éteignit quelques années avant la révolution. Une fille seule resta, Adélaïde, née en 1768, et qui se trouva orpheline à l'âge de dix-huit ans. Cette enfant, dont le père mourut fou, était une grande créature, mince, pâle, aux regards effarés, d'une singularité d'allures qu'on put prendre pour de la sauvagerie tant qu'elle resta petite fille. Mais, en grandissant, elle devint plus bizarre encore ; elle commit certaines actions que les plus fortes têtes du faubourg ne purent raisonnablement expliquer et, dès lors, le bruit courut qu'elle avait le cerveau fêlé comme son père. Elle se trouvait seule dans la vie, depuis six mois à peine, maîtresse d'un bien qui faisait d'elle une héritière recherchée, quand on apprit son mariage avec un garçon jardinier, un nommé Rougon, paysan mal dégrossi, venu des Basses-Alpes. Ce Rougon, après la mort du dernier des Fouque qui l'avait loué pour une saison, était resté au service de la fille du défunt. De serviteur à gages, il passait brusquement au titre envié de mari. Ce mariage fut un premier étonnement pour l'opinion ; personne ne put comprendre pourquoi Adélaïde préférait ce pauvre diable, épais, lourd, commun, sachant à peine parler français, à tels et tels jeunes gens, fils de cultivateurs aisés, qu'on voyait rôder autour d'elle depuis longtemps. Et comme en province rien ne doit rester inexpliqué, on voulut voir un mystère quelconque au fond de cette affaire, on prétendit même que le mariage était devenu une absolue nécessité entre les jeunes gens. Mais les faits démentirent ces médisances.
Personne ne savait précisément ce qui liait ce Rougon, dont on ne savait même s'il avait un prénom, à la riche orpheline. Il n'y avait peut-être aucun mystère. Il était là lors des derniers jours du Père Fouque et il avait aidé, alors, la jeune femme à supporter la folie de son père. C'était une de ces folies bizarres qui prennent parfois les vieillards. Il ne reconnaissait plus personne et surtout pas sa fille. Il se perdait et un soir, un voisin l'avait ramené, alors qu'il errait l'âme en peine à quelques centaines de mètres de chez lui. Rougon était alors apparu pour Adélaïde comme le repère vivant d'une vie qui était soudain devenue instable. C'était en effet une grande angoisse pour une enfant, qui aurait dû encore pouvoir compter sur la protection de son père, de le voir ainsi réduit lui-même à cette grande incapacité. Quelques jours avant sa mort, elle avait raconté dans le Faubourg que le vieil homme était devenu agressif et que Rougon avait dû lui retirer de force le fusil des mains. On ne sut jamais ce qu'il voulait en faire et si le coup de fusil qu'il préparait était pour Rougon, pour sa fille ou pour lui-même. Rougon avait sans grande peine maîtrisé le vieillard affaibli mais cette courte lutte avait accéléré la fin. Fouque était resté ensuite prostré, refusant obstinément de s'alimenter et s'affaiblissant d'heure en heure. C'est ainsi qu'il était mort sans avoir prononcé un seul mot, sans avoir échangé un seul regard avec sa fille. Rougon l'avait ensuite aidée à replacer le vieux sur le lit. Il l'avait habillé et rendu présentable pour les rares condoléances que le voisinage avait apportées à la famille. Il n'y avait aucune raison particulière qu'il disparût ensuite. Avait-il seulement où aller ? Ce qui fit que plus tard ils se marièrent et que de cette union naquit un fils qu'ils nommèrent Pierre n'était sans doute que la suite de cet implacable enchaînement qui, de la mort, fait naître une nouvelle vie qui hérite dès lors de l'histoire entière de ses parents.
1er avril Adélaïde eut un fils au bout de douze grands mois. Le faubourg se fâcha ; il ne pouvait admettre qu'il se fût trompé, il entendait pénétrer le prétendu secret ; aussi toutes les commères se mirent-elles à espionner les Rougon. Elles ne tardèrent pas à avoir une ample matière de bavardages.
On comprend mieux ce qui motive vraiment la presse quand on regarde la province. Les habitants des faubourg n'ont d'autres informations sur le monde que celles que l'on colporte et on ne les colporte que parce qu'elles provoquent l'excitation du peuple. Tout le reste n'est que manipulation.
2 avril Rougon mourut presque subitement, quinze mois après son mariage, d'un coup de soleil qu'il reçut, un après-midi, en sarclant un plant de carottes. Une année s'était à peine écoulée que la jeune veuve donna lieu à un scandale inouï ; on sut d'une façon certaine qu'elle avait un amant ; elle ne paraissait pas s'en cacher ; plusieurs personnes affirmaient l'avoir entendue tutoyer publiquement le successeur du pauvre Rougon. Un an de veuvage au plus, et un amant ! Un pareil oubli des convenances parut monstrueux, en dehors de la saine raison. Ce qui rendit le scandale plus éclatant, ce fut l'étrange choix d'Adélaïde. Alors demeurait, au fond de l'impasse Saint-Mittre, dans une masure dont les derrières donnaient sur le terrain des Fouque, un homme mal famé, que l'on désignait d'habitude sous cette locution : « Ce gueux de Macquart. » Cet homme disparaissait pendant des semaines entières ; puis on le voyait reparaître, un beau soir, les bras vides, les mains dans les poches, flânant ; il sifflait, il semblait revenir d'une petite promenade. Et les femmes, assises sur le seuil de leur porte, disaient en le voyant passer : « Tiens ! ce gueux de Macquart ! il aura caché ses ballots et son fusil dans quelque creux de la Viorne. » La vérité était que Macquart n'avait pas de rentes, et qu'il mangeait et buvait en heureux fainéant, pendant ses courts séjours à la ville. Il buvait surtout avec un entêtement farouche ; seul à une table, au fond d'un cabaret, il s'oubliait chaque soir, les yeux fixés stupidement sur son verre, sans jamais écouter ni regarder autour de lui. Et quand le marchand de vin fermait sa porte, il se retirait d'un pas ferme, la tête plus haute, comme redressé par l'ivresse. « Macquart marche bien droit, il est ivre mort », disait-on en le voyant rentrer. D'ordinaire, lorsqu'il n'avait pas bu, il allait légèrement courbé, évitant les regards des curieux avec une sorte de timidité sauvage.
Mais à mieux y réfléchir, les braves gens auraient tout aussi bien pu louer le pragmatisme d'Adélaïde. Elle avait en effet choisi l'homme disponible le plus près du Jas Meiffren, là où elle habitait. Qu'il fût un gueux mangé par l'alcool, de même que son apparence physique, ou son caractère n'avaient rien à voir à l'affaire. Adélaïde ne pouvait rester seule. Certes, pour s'aliéner cet homme, qui, de fait, était n'importe quel homme, elle avait dû consentir à devenir sa maîtresse. Mais cela n'était pour elle ni un outrage ni un plaisir, mais une forme de nécessité telle qu'elle avait pu l'observer chez les bêtes. Elle ne se posait sur cela pas davantage de questions, comme, de manière générale, elle ne se posait pas de question sur le monde, sur les gens ni sur le cours des choses. Savait-elle au moins si l'on était en république, sous l'empire ou encore en monarchie ? Rien n'était moins certain. Comment l'aurait-elle su, d'ailleurs, elle qui ne parlait pas avec le voisinage et qui ne lisait pas ? Adélaïde et Macquart n'avaient aucune part à la société de Plassans et ne participaient pas aux promenades du dimanche sur le cours Sauvaire. Leur vie était en dehors de l'époque. Ils auraient tout aussi pu bien vivre au temps des croisades et de la chevalerie. Les enfants les auraient moqués comme ils les moquaient encore et on aurait fini par prendre leurs pauvres terres pour manque d'allégeance au seigneur. Adélaïde Fouque et Macquart sont de ces gueux, de ces manants, qui n'ont jamais fait l'histoire tout en peuplant le monde de leur descendance prolifique. L'alcool et la folie semblent avoir été créés d'ailleurs pour limiter leur capacité à se reproduire. La rencontre de ces deux êtres perdus ici-bas comme ils l'étaient pour le Ciel ne pouvait se traduire rapidement que par quelques malheurs et par des tragédies. Car chaque époque sait apporter ses tragédies aux plus pauvres, aux plus oubliés et aux plus nécessiteux de ses contemporains.
3 avril Depuis la mort de son père, un ouvrier tanneur qui lui avait laissé pour tout héritage la masure de l'impasse Saint-Mittre, on ne lui connaissait ni parents ni amis. La proximité des frontières, et le voisinage des forêts de la Seille avaient fait de ce paresseux et singulier garçon un contrebandier doublé d'un braconnier, un de ces êtres à figure louche dont les passants disent : « Je ne voudrais pas rencontrer cette tête-là, à minuit, au coin d'un bois. » Grand, terriblement barbu, la face maigre, Macquart était la terreur des bonnes femmes du faubourg ; elles l'accusaient de manger des petits enfants tout crus. À peine âgé de trente ans, il paraissait en avoir cinquante. Sous les broussailles de sa barbe et les mèches de ses cheveux, qui lui couvraient le visage, pareilles aux touffes de poils d'un caniche, on ne distinguait que le luisant de ses yeux bruns, le regard furtif et triste d'un homme aux instincts vagabonds, que le vin et une vie de paria ont rendu mauvais. Bien qu'on ne pût préciser aucun de ses crimes, il ne se commettait pas un vol, pas un assassinat dans le pays, sans que le premier soupçon se portât sur lui. Et c'était cet ogre, ce brigand, ce gueux de Macquart qu'Adélaïde avait choisi ! En vingt mois, elle eut deux enfants : un garçon, puis une fille. De mariage entre eux, il n'en fut pas un instant question. Jamais le faubourg n'avait vu une pareille audace dans l'inconduite. La stupéfaction fut si grande, l'idée que Macquart avait pu trouver une maîtresse jeune et riche renversa à tel point les croyances des commères, qu'elles furent presque douces pour Adélaïde.
C'est que l'attirance des êtres pour les êtres parvient parfois, et contre toute attente, contre toute convenance-même, à briser les barrières qui sont faites par la société pour empêcher les êtres de se rencontrer.Rien d'autre que cette attraction universelle et cependant étrange n'aurait pu expliquer la rencontre féconde de ces deux êtres-là. Leur relégation aux confins de la ville ne pouvait à elle-seule expliquer leur couple et la famille qu'ils allaient constituer. Même si le terme de famille n'était pas celui qui venait en premier lieu à l'esprit quand on les croisait à la proximité du Jas Meiffren. Quand ils étaient ensemble, ils ne changeaient en rien. Ils n'étaient pas de ces couples qui s'apprêtent pour sortir et qui montrent au monde une image apaisée. Ils étaient dans la vie comme ils étaient certainement dans leur intérieur et jusque dans leur chambre à coucher. Au premier abord, on les trouvait hagards et curieusement fagotés et parfois même dépenaillés. Mais à mieux y regarder, ils étaient négligés. Il n'y avait jamais aucune coquetterie chez eux, ni dans leurs vêtements, ni dans leur mise, ni dans leur allure. Il émanait ainsi de cette famille, qui avait tout de la meute animale, une impression de sauvagerie puissante qui les faisait craindre, mais qui, chez les commères du faubourg, suscitait une sorte de fascination. Au lavoir, à voix basse ou plus fort, comme pour être entendues, elles faisaient mine de s'étonner de la situation. Mais dans le creux de leur âme, certaines recueillaient de secrets et curieux désirs où Macquart était ce loup sauvage qui pouvait les engrosser.
4 avril « La pauvret elle est devenue complètement folle, disaient-elles ; si elle avait une famille, il y a longtemps qu'elle serait enfermée. » Et, comme on ignora toujours l'histoire de ces amours étranges, ce fut encore cette canaille de Macquart qui fut accusé d'avoir abusé du cerveau faible d'Adélaïde pour lui voler son argent.
Il n'en était peut-être rien, car la folie d'Adélaïde, tout aussi bien, n'était que supposée. On aurait pu considérer, ailleurs qu'à Plassans, et dans d'autres temps, qu'elle exerçait une forme de liberté de mœurs. Elle était la seule à se montrer ainsi au plein jour quand les autres jouaient les ombres la nuit sur l'aire Saint-Mittre.
5 avril Le fils légitime, le petit Pierre Rougon, grandit avec les bâtards de sa mère. Adélaïde garda auprès d'elle ces derniers, Antoine et Ursule, les louveteaux, comme on les nommait dans le quartier, sans d'ailleurs les traiter ni plus ni moins tendrement que son enfant du premier lit. Elle paraissait n'avoir pas une conscience bien nette de la situation faite dans la vie à ces deux pauvres créatures. Pour elle, ils étaient ses enfants au même titre que son premier-né ; elle sortait parfois tenant Pierre d'une main et Antoine de l'autre, ne s'apercevant pas de la façon déjà profondément différente dont on regardait les chers petits.
Ainsi, alors qu'ils se ressemblaient petits, et qu'ils se ressemblaient même beaucoup, ayant pris des traits de leur mère, assez vite, ils prirent le parti, comme s'ils s'étaient en cela concertés, de ne se ressembler en rien. Ils accentuèrent tant à dessein les marques de leur caractère que cela finit par modifier leur allure d'abord, puis leur complexion-même. Pierre se tenait droit et regardait droit. Antoine et Ursule préféraient regarder en coin et les cachettes où ils se maintenaient courbés tout le jour eurent mauvais effet sur leur colonne vertébrale. Si bien que l'on n'aurait su dire s'ils ressemblaient à leur physique ou si leur physique leur ressemblait.
6 avril Ce fut une singulière maison.
Pendant près d'une vingtaine d'années, chacun y vécut à son caprice, les enfants comme la mère. Tout y poussa librement. En devenant femme, Adélaïde était restée la grande fille étrange qui passait à quinze ans pour une sauvage ; non pas qu'elle fut folle, ainsi que le prétendaient les gens du faubourg, mais il y avait en elle un manque d'équilibre entre le sang et les nerfs, une sorte de détraquement du cerveau et du cœur, qui la faisait vivre en dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. Elle était certainement très naturelle, très logique avec elle-même ; seulement sa logique devenait de la pure démence aux yeux des voisins.
Elle semblait vouloir s'afficher, chercher méchamment à ce que tout, chez elle, allât de mal en pis, lorsqu'elle obéissait avec une grande naïveté aux seules poussées de son tempérament.

Adélaïde, en fait, n'aurait pas dû naître à Plassans mais au milieu d'une vaste steppe, où elle aurait vécu sans les contraintes imposées par des croyances qui ne convenaient pas à son mode de pensée. On l'aurait imaginée facilement pionnière du Grand Ouest des Amériques, mais elle aurait certainement alors trouvé le moyen de devenir la squaw d'un Indien lunatique au grand dam de sa communauté. On la voyait aussi tout au Nord près du pôle, vivant de poisson dans une maison de glace et ne s'embarrassant pas de distractions inventées par des sociétés oisives et bien pensantes. Innocente, elle aurait pu tout aussi bien pu se faire la fondatrice d'un culte païen qui aurait célébré les champs, les forêts et les rivières et la vie naturelle. Mais le faubourg n'était pas assez reculé pour que toute sa fantaisie puisse se déployer. Elle demeurait alors avec son amant famélique et sa marmaille disparate à la marge de Plassans, sans s'en soucier davantage.
7 avril Dès ses premières couches, elle fut sujette à des crises nerveuses qui la jetaient dans des convulsions terribles. Ces crises revenaient périodiquement tous les deux ou trois mois. Les médecins qui furent consultés répondirent qu'il n'y avait rien à faire, que l'âge calmerait ces accès. On la mit seulement au régime des viandes saignantes et du vin de quinquina. Ces secousses répétées achevèrent de la détraquer. Elle vécut au jour le jour, comme une enfant, comme une bête caressante qui cède à ses instincts. Quand Macquart était en tournée, elle passait ses journées, oisive, songeuse, ne s'occupant de ses enfants que pour les embrasser et jouer avec eux. Puis, dès le retour de son amant, elle disparaissait.
Si Adélaïde avait vécu en ville, on aurait certainement dit d'elle qu'elle vivait une passion si forte que rien, et pas même ses enfants, ne pouvait l'en éloigner. On lui aurait imaginé des attentes et des soupirs éperdus, des regards jetés au loin, vers des paysages embrumés. on aurait fait d'elle une histoire et les artistes l'auraient peinte devant de grands rochers noirs sous un ciel orageux. Mais Adélaïde ne vivait pas en ville et Plassans ne goutait pas les histoires d'amour, et encore moins les histoires passionnelles qui ne pouvaient relever que d'une folie douce ou même, d'une folie furieuse. Adélaïde vivait ainsi sans récit, sinon celui de la réprobation publique colportée par les commères du faubourg, dont elle était le principal sujet de conversation.
8 avril Derrière la masure de Macquart, il y avait une petite cour qu'une muraille séparait du terrain des Fouque. Un matin, les voisins furent très surpris en voyant cette muraille percée d'une porte qui, la veille au soir, n'était pas là. En une heure, le faubourg entier défila aux fenêtres voisines. Les amants avaient dû travailler toute la nuit pour creuser l'ouverture et pour poser la porte. Maintenant, ils pouvaient aller librement de l'un chez l'autre. Le scandale recommença ; on fut moins doux pour Adélaïde, qui décidément était la honte du faubourg ; cette porte, cet aveu tranquille et brutal de vie commune lui fut plus violemment reproché que ses deux enfants. « On sauve au moins les apparences », disaient les femmes les plus tolérantes. Adélaïde ignorait ce qu'on appelle « sauver les apparences » ; elle était très heureuse, très fière de sa porte ; elle avait aidé Macquart à arracher les pierres du mur, elle lui avait même gâché du plâtre pour que la besogne allât plus vite ; aussi vint-elle, le lendemain, avec une joie d'enfant, regarder son œuvre en plein jour, ce qui parut le comble du dévergondage à trois commères qui l'aperçurent contemplant la maçonnerie encore fraîche. Dès lors, à chaque apparition de Macquart, on pensa, en ne voyant plus la jeune femme, qu'elle allait vivre avec lui dans la masure de l'impasse Saint-Mittre.
Personne n'avait même remarqué, dans l'aveuglement propre aux commérages et à la malveillance, que la porte existait depuis longtemps, sinon depuis toujours, et qu'elle avait été murée en des temps lointains pour des raisons qui étaient désormais oubliées. Il avait donc été assez aisé de la réouvrir et de redonner ainsi de la continuité à ce que l'histoire avait séparé. La masure avait un temps appartenu au domaine et dévolue à un gardien. La porte avait peut-être déjà servi à consommer un adultère et un mari jaloux l'avait peut-être fermée, laissant la petite maison, désormais peu accessible pour qui travaillait au Jas Meiffren. Macquart l'avait un jour occupée mais il n'est pas certain qu'il en eût pour cela le titre.Personne n'aurait d'ailleurs songé à lui disputer ce tas de pierres blotti contre la muraille moussue , cette cabane aux fenêtres de guingois, laissant passer le froid de l'hiver et les insectes de l'été, aux murs noircis pas la fumée de l'âtre, ni surtout les quelques meubles effroyablement laids qui l'avaient toujours meublée. C'était encore le temps où les villes en leur périphérie laissaient aux pauvres et aux marginaux des lieux qui pouvaient les accueillir sans qu'ils risquassent l'expulsion. La masure de Macquart était l'une de ces maisons communes que les pauvres se passaient de générations en générations.
9 avril Le contrebandier venait très irrégulièrement, presque toujours à l'improviste. Jamais on ne sut au juste quelle était la vie des amants, pendant les deux ou trois jours qu'il passait à la ville, de loin en loin. Ils s'enfermaient, le petit logis paraissait inhabité. Le faubourg ayant décidé que Macquart avait séduit Adélaïde uniquement pour lui manger son argent, on s'étonna, à la longue, de voir cet homme vivre comme par le passé, sans cesse par monts et par vaux, aussi mal équipé qu'auparavant. Peut-être la jeune femme l'aimait-elle d'autant plus qu'elle le voyait à de plus longs intervalles ; peut-être avait-il résisté à ses supplications, éprouvant l'impérieux besoin d'une existence aventureuse.
On inventa mille fables, sans pouvoir expliquer raisonnablement une liaison qui s'était nouée et se prolongeait en dehors de tous les faits ordinaires. Le logis de l'impasse Saint-Mittre resta hermétiquement clos et garda ses secrets.

Mais il y a une hypothèse  que personne n'avait formée, parmi celles, et même les plus osées, qui circulaient. Personne n'avait imaginé que Macquart était seulement un remarquable conteur et qu'à Adélaïde, ces jours et ces nuits, il racontait des histoires. De ses marches incessantes à travers le pays pour ses activités de contrebandier, Macquart rapportait des histoires colorées qu'il savait mettre en valeur, et surtout faire durer. Bien sûr, ce n'était pas ainsi qu'étaient venus leurs enfants, mais l'acte qui les avait engendrés était en quelque sorte la continuation incarnée des histoires de Macquart. On aurait pu en faire un livre, et il aurait certainement eu du succès. Personne ne savait non plus, pas même Adélaïde, s'il entretenait ou non, avec d'autres femmes, dans d'autres villes ou d'autres villages, des relations amoureuses et romanesques. Macquart, qui paraissait parfois se confondre avec les rochers et même avec les arbres des sentiers qu'il empruntait pour traverser les frontières, pouvait tout aussi bien avoir ici et là plusieurs femmes et toute une marmaille parmi lesquels il picorait comme un coq de basse-cour lassé de ses conquêtes. Personne ne savait rien de Macquart et n'en saurait jamais rien. Pas même Adélaïde. Ses enfants encore moins.
10 avril On devina seulement que Macquart devait battre Adélaïde, bien que jamais le bruit d'une querelle ne sortît de la maison. À plusieurs reprises, elle reparut, la face meurtrie, les cheveux arrachés. D'ailleurs, pas le moindre accablement de souffrance ni même de tristesse, pas le moindre souci de cacher ses meurtrissures. Elle souriait, elle semblait heureuse. Sans doute, elle se laissait assommer sans souffler mot. Pendant plus de quinze ans, cette existence dura.
Lorsque Adélaïde rentrait chez elle, elle trouvait la maison au pillage, sans s'émouvoir le moins du monde. Elle manquait absolument du sens pratique de la vie. La valeur exacte des choses, la nécessité de l'ordre lui échappaient.

On ne lui connaissait pas non plus de religion. Jamais on ne la voyait à l'église en ces terres pourtant très catholiques. Elle n'avait donc pas de confesseur qui aurait pu, outre l'absolution de péchés semblables à ceux de la Samaritaine et de la femme adultère, aurait pu l'accompagner dans les méandres de son âme. Un vieux prêtre expérimenté aurait même pu ne pas se laisser impressionner par le mode de vie bizarre d'Adélaïde, et lui trouver des innocences de fille de Dieu. Elle aurait peut-être alors fini dans un couvent. Il n'en fut rien et Adélaïde continua cette vie qui, dans l'ignorance des convenances n'était donc pas dissolue.
11 avril Elle laissa croître ses enfants comme ces pruniers qui poussent le long des routes, au bon plaisir de la pluie et du soleil. Ils portèrent leurs fruits naturels en sauvageons que la serpe n'a point greffés ni taillés. Jamais la nature ne fut moins contrariée, jamais petits êtres malfaisants ne grandirent plus franchement dans le sens de leurs instincts. En attendant, ils se roulaient dans les plants de légumes, passant leur vie en plein air, à jouer et à se battre comme des vauriens. Ils volaient les provisions du logis, ils dévastaient les quelques arbres fruitiers de l'enclos, ils étaient les démons familiers, pillards et criards, de cette étrange maison de la folie lucide ; quand leur mère disparaissait pendant des journées entières, leur vacarme devenait tel, ils trouvaient des inventions si diaboliques pour molester les gens, que les voisins devaient les menacer d'aller leur donner le fouet. Adélaïde, d'ailleurs, ne les effrayait guère ; lorsqu'elle était là, s'ils devenaient moins insupportables aux autres, c'est qu'ils la prenaient pour victime, manquant l'école régulièrement cinq ou six fois par semaine, faisant tout au monde pour s'attirer une correction qui leur eût permis de brailler à leur aise. Mais jamais elle ne les frappait, ni même ne s'emportait ; elle vivait très bien au milieu du bruit, molle, placide, l'esprit perdu. À la longue même, l'affreux tapage de ces garnements lui devint nécessaire pour emplir le vide de son cerveau. Elle souriait doucement, quand elle entendait dire : « Ses enfants la battront, et ce sera bien fait. » À toutes choses, son allure indifférente semblait répondre : « Qu'importe ! » Elle s'occupait de son bien encore moins que de ses enfants. L'enclos des Fouque, pendant les longues années que dura cette singulière existence, serait devenu un terrain vague si la jeune femme n'avait eu la bonne chance de confier la culture de ses légumes à un habile maraîcher. Cet homme, qui devait partager les bénéfices avec elle, la volait impudemment, ce dont elle ne s'aperçut jamais. D'ailleurs, cela eut un heureux côté : pour la voler davantage, le maraîcher tira le plus grand parti possible du terrain, qui doubla presque de valeur.
Adélaïde avait peut-être lu L'Émile de Rousseau, mais n'en aurait retenu alors que des bribes et c'étaient ces bribes qui l'avaient conduite à adopter ce curieux mode d'éducation sans aucune contrainte. Il est plus probable, cependant, qu'elle ne voyait pas comment, ni pourquoi, elle pouvait appliquer sa volonté sur un autre être, fut-ce son enfant. Elle ne savait d'ailleurs peut-être pas que ces garnements étaient ses enfants. Peut-être avait-elle oublié ses grossesses, et même ses accouchements. Elle était ainsi avec eux comme ces princesses au sang épuisé le sont parfois avec les chiots qu'on leur a donnés. Ils étaient là, seulement là, tout à la fois comme s'ils l'avaient toujours été mais pouvaient aussi bien disparaître un jour sans que cela pût l'émouvoir. Elle ne les connaissait pas et ne cherchaient, en aucune manière, à les connaître. Ils lui rendaient la pareille. Ils avaient d'ailleurs développé entre eux, et pour eux seulement, leur propre langage, qu'elle ne cherchait pas à comprendre et qu'ils ne cherchaient pas à lui enseigner. Sans vergogne et surtout quand ils préparaient quelques bêtise des plus saugrenues, ils conversaient ou s'interpellaient dans cet idiome, qui leur était propre, et qui, avec les années, était devenu assez élaboré. Un jour, un des trois enfants, encore jeune, grimpa au sommet d'un arbre, au risque de se rompre le cou. Il monta si haut qu'il lui devin impossible de descendre sans risquer de tomber et de se blesser. Il commença à appeler à l'aide, d'abord en français, puis, personne ne venant, dans le langage étrange commun aux enfants. C'était un spectacle curieux que de voir ce mioche, la peau noircie par le soleil et la crasse, crier dans une langue inconnue au sommet d'un arbre. Pour autant, personne de la maisonnée ne parut s'en émouvoir. Le voisinage ne s'étonnait plus depuis longtemps des bizarreries qui pouvaient, à toute heure, advenir dans l'étrange demeure. On le laissa donc au sommet de son arbre. Il finit par en descendre, après plus de vingt-quatre heures, assoiffé et affamé, comme si l'arbre avait laissé choir un de ces papillons qui nichent dans l'écorce. Le lendemain, il recommençait.
12 avril Soit qu'il fut averti par un instinct secret, soit qu'il eût déjà conscience de la façon différente dont l'accueillaient les gens du dehors, Pierre, l'enfant légitime, domina dès le bas âge son frère et sa sœur. Dans leurs querelles, bien qu'il fût beaucoup plus faible qu'Antoine, il le battait en maître.
Quant à Ursule, pauvre petite créature chétive et pâle, elle était frappée aussi rudement par l'un que par l'autre.
D'ailleurs, jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans, les trois enfants se rouèrent de coups fraternellement, sans s'expliquer leur haine vague, sans comprendre d'une manière nette combien ils étaient étrangers. Ce fut seulement à cet âge qu'ils se trouvèrent face à face, avec leur personnalité consciente et arrêtée.

Leur mère n'intervenait jamais dans leurs querelles, ce qui les obligeait à prendre soin de ne pas se blesser, voire se tuer. Livrés à eux-mêmes, l'instinct naturel de survie les guidait. Ils se frappaient sans cependant aller jusqu'au sang. Ils n'utilisaient jamais d'armes, ni les couteaux qui servaient à écorcher les bêtes et le gibier, ni, lorsqu'ils furent grandi, les masses et massues laissées dans la grange par les ouvriers.
Ainsi, leurs batailles incessantes semblaient faire aussi partie de l'étrange éducation que leur donnait leur mère. Et force est de constater qu'ils entrèrent dans la vie le corps délié et l'âme vernie, prêts à affronter les situations les plus délicates et à donner en retour les coups que leur permettait leur condition. Car, dans le choix des armes non plus, les hommes ne sont pas égaux.
13 avril À seize ans, Antoine était un grand galopin, dans lequel les défauts de Macquart et d'Adélaïde se montraient déjà comme fondus. Macquart dominait cependant, avec son amour du vagabondage, sa tendance à l'ivrognerie, ses emportements de brute. Mais, sous l'influence nerveuse d'Adélaïde, ces vices qui, chez le père, avaient une sorte de franchise sanguine, prenaient, chez le fils, une sournoiserie pleine d'hypocrisie et de lâcheté. Antoine appartenait à sa mère par un manque absolu de volonté digne, par un égoïsme de femme voluptueuse qui lui faisait accepter n'importe quel lit d'infamie, pourvu qu'il s'y vautrât à l'aise et qu'il y dormît chaudement. On disait de lui : « Ah ! le brigand ! il n'a même pas, comme Macquart, le courage de sa gueuserie ; s'il assassine jamais, ce sera à coups d'épingle. » Au physique, Antoine n'avait que les lèvres charnues d'Adélaïde ; ses autres traits étaient ceux du contrebandier, mais adoucis, rendus fuyants et mobiles.
Il est toujours curieux de pouvoir ainsi déceler dans un visage jeune l'alliage des traits qui l'ont constitué. Parfois, on peut même distinguer certains traits posés là par les aïeux. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les hommes ont inventé les dynasties, et ont fait en sorte que les rois et les princes se fassent faire le portrait. Et il est vrai que l'on peut pointer facilement chez toutes les familles régnantes de France l'assemblage des lignées. Cependant, cela n'est possible que lorsque les visages sont jeunes. Le temps, les vices, l'alcool, la fatigue du travail ou de la rapine détruisent ce que la nature a donné aussi sûrement que le bûcheron abat les arbres dans la futaie. On pouvait ainsi voir chez ce jeune homme par où son visage, puis son corps en entier, allaient partir. C'est ainsi que l'alcool, de père en fils, ajoute une autre hérédité à celle de la nature, pochant les yeux, donnant aux joues de la couperose, avec la force implacable d'une autre gestation.
14 avril Chez Ursule, au contraire, la ressemblance physique et morale de la jeune femme l'emportait ; c'était toujours un mélange intime ; seulement, la pauvre petite, née la seconde, à l'heure où les tendresses d'Adélaïde dominaient l'amour déjà plus calme de Macquart, semblait avoir reçu avec son sexe l'empreinte plus profonde du tempérament de sa mère.
D'ailleurs, il n'y avait plus ici une fusion des deux natures, mais plutôt une juxtaposition, une soudure, singulièrement étroite. Ursule, fantasque, montrait par moments des sauvageries, des tristesses, des emportements de paria ; puis, le plus souvent, elle riait par éclats nerveux, elle rêvait avec mollesse, en femme folle du cœur et de la tête. Ses yeux, où passaient les regards effarés d'Adélaïde, étaient d'une limpidité de cristal, comme ceux des jeunes chats qui doivent mourir d'étisie.

Ursule promenait ainsi tout le jour sa silhouette diaphane comme si le vent, la pluie ou tout autre élément allait faire procéder incessamment à sa disparition. On aurait pu la trouver jolie dans quelques salons parisiens où sa transparence aurait échauffé l'esprit de poètes embrumés par l'alcool et le cigare. À Plassans, on la trouvait en mauvaise santé.
Les animaux, seuls, reconnaissaient sa tendresse et sa déréliction. Ils s'approchaient facilement d'elle, et même les petits oiseaux quand elle reposait dans le jardin. Aucun d'entre-eux n'éprouvait nulle frayeur. Ils semblaient savoir qu'elle demeurerait longtemps incapable de faire intentionnellement le mal à quiconque. Elle était venue en vie, à peine et restait en vie par cette sorte d'habitude qui font que les corps vivent.
15 avril En face des deux bâtards, Pierre semblait un étranger, il différait d'eux profondément, pour quiconque ne pénétrait pas les racines mêmes de son être. Jamais enfant ne fut à pareil point la moyenne équilibrée des deux créatures qui l'avaient engendré. Il était un juste milieu entre le paysan Rougon et la fille nerveuse Adélaïde. Sa mère avait en lui dégrossi le père. Ce sourd travail des tempéraments qui détermine à la longue l'amélioration ou la déchéance d'une race, paraissait obtenir chez Pierre un premier résultat. Il n'était toujours qu'un paysan, mais un paysan à la peau moins rude, au masque moins épais, à l'intelligence plus large et plus souple. Même son père et sa mère s'étaient chez lui corrigés l'un par l'autre. Si la nature d'Adélaïde, que la rébellion des nerfs affinait d'une façon exquise, avait combattu et amoindri les lourdeurs sanguines de Rougon, la masse pesante de celui-ci s'était opposée à ce que l'enfant reçût le contrecoup des détraquements de la jeune femme.
Il n'est cependant pas possible de bien connaître ce qui, de l'hérédité du sang ou des circonstances de sa jeune vie, avait décidé de son caractère, voire même de sa complexion. On a ainsi vu des enfants, enlevés tôt à leurs parents pour être élevés par une institution ou par des relations éloignées perdre rapidement des traits que l'on croyait issus de leur race. Les marques physiques, elles-mêmes, selon la vie menée, s'accentuent ou s'estompent. Un visage disgracieux le devient par la vie, par l'alcool, par de mauvaises pensées, par le milieu hostile de la fabrique ou de la mine, quand il s'adoucirait jusqu'à l'aimable s'il était conservé dans la douceur d'un hôtel particulier de centre ville. Pierre Rougon se tenait à distance de Macquart et n'avait pas connu son père. Il lui avait fallu endosser dès son plus jeune âge la figure paternelle et n'en jamais rien démentir, sachant confusément que c'était cela que sa mère attendait de lui, et le faubourg aussi. Son rôle, qu'il ne pouvait discuter, était de rétablir un semblant d'ordre et de norme au sein du fantasque de sa famille.
16 avril Pierre ne connaissait ni les emportements ni les rêveries maladives des louveteaux de Macquart. Fort mal élevé, tapageur comme tous les enfants lâchés librement dans la vie, il possédait néanmoins un fond de sagesse raisonnée qui devait toujours l'empêcher de commettre une folie improductive. Ses vices, sa fainéantise, ses appétits de jouissance n'avaient pas l'élan instinctif des vices d'Antoine ; il entendait les cultiver et les contenter au grand jour, honorablement. Dans sa personne grasse, de taille moyenne, dans sa face longue, blafarde, où les traits de son père avaient pris certaines finesses du visage d'Adélaïde, on lisait déjà l'ambition sournoise et rusée, le besoin insatiable d'assouvissement, le cœur sec et l'envie haineuse d'un fils de paysan, dont la fortune et les nervosités de sa mère ont fait un bourgeois.
Dans toutes les religions, les nouveaux convertis sont les plus observants et aussi les moins tolérants aux relâchements du dogme et des rites. Il en va de même pour cette religion particulière que l'on nomme la bourgeoisie, qui a ses rites et ses catéchismes, et qui se réserve à cet effet des écoles et des cours. Alors que le fils et petit-fils de bourgeois, assuré de sa pratique et de sa foi dans l'argent et dans l'ordre pourra s'autoriser, ça et là, quelques dérogations mineures, celui qui accède, par ce hasard de la vie qu'il qualifiera ensuite de travail et de courage, aux plaisirs et aux contraintes de la bourgeoisie, ne cessera, sa vie durant, de multiplier les gages à son égard. Tout écart le plongera dans les affres et il sera le plus prompt à réprimer tout mouvement qui viendrait de ceux dont son père était issu.
17 avril Lorsque, à dix-sept ans, Pierre apprit et put comprendre les désordres d'Adélaïde et la singulière situation d'Antoine et d'Ursule, il ne parut ni triste ni indigné, mais simplement très préoccupé du parti que ses intérêts lui conseillaient de prendre. Des trois enfants, lui seul avait suivi l'école avec une certaine assiduité. Un paysan qui commence à sentir la nécessité de l'instruction, devient le plus souvent un calculateur féroce. Ce fut à l'école que ses camarades, par leurs huées et la façon insultante dont ils traitaient son frère, lui donnèrent les premiers soupçons. Plus tard, il s'expliqua bien des regards, bien des paroles. Il vit enfin clairement la maison au pillage. Dès lors, Antoine et Ursule firent pour lui des parasites éhontés, des bouches qui dévoraient son bien. Quant à sa mère, il la regarda du même œil que le faubourg, comme une femme bonne à enfermer, qui finirait par manger son argent, s'il n'y mettait ordre. Ce qui acheva de le navrer, ce furent les vols du maraîcher. L'enfant tapageur se transforma, du jour au lendemain, en un garçon économe et égoïste, mûri hâtivement dans le sens de ses instincts par l'étrange vie de gaspillage qu'il ne pouvait voir maintenant autour de lui sans en avoir le cœur crevé. C'était à lui, ces légumes sur la vente desquels le maraîcher prélevait les plus gros bénéfices ; c'était à lui, ce vin bu, ce pain mangé par les bâtards de sa mère. Toute la maison, toute la fortune étaient à lui. Dans sa logique de paysan, lui seul, fils légitime, devait hériter. Et comme les biens périclitaient, comme tout le monde mordait avidement à sa fortune future, il chercha le moyen de jeter ces gens à la porte, mère, frère, sœur, domestiques, et d'hériter immédiatement.
Le paysan est maître en deux choses pour le moins : il connaît l'importance de faire ce qu'il faut faire à temps, d'une part ; les règles mathématiques de la croissance et de la ruine, d'autre part. Une récolte ne peut attendre et celui qui, pour faire mûrir encore un peu se blé dans l'espoir de l'alourdir, mais qui ne voit pas que la saison des orages est déjà bien avancée, prend le risque de tout perdre et que cette perte s'en ressente pour lui-même, sa famille et toute sa descendance. De même, cette petite tache sur une feuille, qui ne dit rien de grave, qui n'alarme pas le promeneur qui vient de la ville, va attirer l'attention de son œil aguerri et averti et, dès lors qu'il l'aura aperçue, ne le quittera plus. Il enverra toute sa maisonnée chercher dans ses champs et jusque dans ceux de ses voisins traces de ce petit point de corruption qui, pour ténu qu'il soit, est pour lui l'annonce de ravages. Car cette tache est le signe d'une maladie de ses plantes, qu'il doit éradiquer dès son commencement s'il ne veut pas être contraint très vite de tout arracher.
Pierre Rougon avait ces marques et ces connaissances ataviques. Cela était curieux car nul père ni oncle ni même serviteur n'avait pu les lui transmettre et il fallait concéder qu'il les avait acquises par le sang. Cela serait sans compter sur le regard de l'entourage, du faubourg tout entier qui, le considérant depuis son enfance comme paysan fils de paysan l'avait ainsi configuré tel plus sûrement que toute son hérédité; C'est aussi ce qui fait que les fils de voleurs de viennent des voleurs et que les banquiers gardent leur capital au sein de leur famille.
18 avril La lutte fut cruelle. Le jeune homme comprit qu'il devait avant tout frapper sa mère. Il exécuta pas à pas, avec une patience tenace, un plan dont il avait longtemps mûri chaque détail. Sa tactique fut de se dresser devant Adélaïde comme un reproche vivant ; non pas qu'il s'emportât ni qu'il lui adressât des paroles amères sur son inconduite ; mais il avait trouvé une certaine façon de la regarder, sans mot dire, qui la terrifiait. Lorsqu'elle reparaissait, après un court séjour au logis de Macquart, elle ne levait plus les yeux sur son fils qu'en frissonnant ; elle sentait ses regards, froids et aigus comme des lames d'acier, qui la poignardaient, longuement, sans pitié. L'attitude sévère et silencieuse de Pierre, de cet enfant d'un homme qu'elle avait si vite oublié, troublait étrangement son pauvre cerveau malade. Elle se disait que Rougon ressuscitait pour la punir de ses désordres. Toutes les semaines, maintenant, elle était prise d'une de ces attaques nerveuses qui la brisaient ; on la laissait se débattre ; quand elle revenait à elle, elle rattachait ses vêtements, elle se traînait, plus faible. Souvent, elle sanglotait, la nuit, se serrant la tête entre les mains, acceptant les blessures de Pierre comme les coups d'un dieu vengeur.
Personne ne savait comment ce jeune homme mal dégrossi avait pu apprendre seul, et aussi rapidement, les pratiques d'une torture aussi sophistiquée. Aurait-il battu sa mère qu'un des hommes du faubourg aurait pu se laisser attendrir et venir au secours de la pauvre femme. L'aurait-il mise à la porte que la justice et la maréchaussée l'auraient rappelé à ses devoirs de fils légitime. Or, ne faisant rien de cela, mais exerçant sur elle un ascendant aussi violent qu'invisible, il ne courait aucun risque sinon celui que sa conscience, un jour pourrait lui faire courir. Cependant, la conscience de Pierre Rougon était tout entière attachée à sa fortune. Son montant valait-il qu'il en sacrifiât sa mère ? Rien n'est moins certain. Il le fit pourtant, porté en cela par l'indifférence de son entourage sinon la bienveillance coupable des bonnes gens qui voulaient voir en la dégradation de la santé d'Adélaïde une forme de punition divine. Pierre continuait donc, sans répit, certain de son fait comme peut l'être le chasseur qui va se saisir de sa proie. Avait-il parfois quelque tendresse filiale ? Rien n'est moins certain. Adélaïde ne s'était jamais vraiment occupé de lui. Elle ne l'avait jamais choyé ni consolé de ses malheurs d'enfant. Si bien qu'il serait difficile d'imaginer le simple petit élément de tendresse entre ces deux êtres.
19 avril D'autres fois, elle le reniait ; elle ne reconnaissait pas le sang de ses entrailles dans ce garçon épais, dont le calme glaçait si douloureusement sa fièvre. Elle eût mieux aimé mille fois être battue que d'être ainsi regardée en face. Ces regards implacables qui la suivaient partout, finirent par la secouer d'une façon si insupportable, qu'elle forma, à plusieurs reprises, le projet de ne plus revoir son amant ; mais, dès que Macquart arrivait, elle oubliait ses serments, elle courait à lui. Et la lutte recommençait à son retour, plus muette, plus terrible. Au bout de quelques mois, elle appartint à son fils. Elle était devant lui comme une petite fille qui n'est pas certaine de sa sagesse et qui craint toujours d'avoir mérité le fouet. Pierre, en habile garçon, lui avait lié les pieds et les mains, s'en était fait une servante soumise, sans ouvrir les lèvres, sans entrer dans des explications difficiles et compromettantes.
C'est ainsi que le silence parle avec éloquence. Si Pierre était entré en conversation avec sa mère, les quelques phrases simples qu'il lui aurait fallu dire auraient été mêlées à tant de ressentiment qu'elles auraient été, à coup sûr, moins audibles. Aurait-il cherché des explications que sa piètre maîtrise de la langue confrontée à l'esprit fantasque de sa mère auraient rendu vaine toute tentative de raisonnement logique. Enfin, qu'avait-il à reprocher vraiment à sa mère sinon son impéritie financière et sa totale absence de considération pour les choses matérielles ? Lui aurait-il reproché d'avoir un amant ? Ce n'était pas qu'elle avait un amant qui l'inquiétait. N'ayant jamais connu d'autre situation, il la considérait presque comme naturelle. Ce qu'il lui reprochait surtout, c'était d'avoir pris, elle riche, un amant pauvre et de lui avoir donné deux enfants avec qui, sa vie durant, il devrait compter.
20 avril Quand le jeune homme sentit sa mère en sa possession, qu'il put la traiter en esclave, il commença à exploiter dans son intérêt les faiblesses de son cerveau et la terreur folle qu'un seul de ses regards lui inspirait. Son premier soin, dès qu'il fut maître au logis, fut de congédier le maraîcher et de le remplacer par une créature à lui. Il prit la haute direction de la maison, vendant, achetant, tenant la caisse.
Il ne chercha, d'ailleurs, ni à régler la conduite d'Adélaïde ni à corriger Antoine et Ursule de leur paresse. Peu lui importait, car il comptait se débarrasser de ces gens à la première occasion. Il se contenta de leur mesurer le pain et l'eau. Puis, ayant déjà toute la fortune dans les mains, il attendit un événement qui lui permît d'en disposer à son gré.

Il y avait chez Pierre Rougon de l'animal chef de meute que la civilisation aurait perverti. L'animal se soucie de sa pitance, conquiert les femelles et les défend, protège ses petits le temps de leur apprentissage de la chasse pour que sa race se perpétue. La seule épargne qui lui soit autorisée, et seulement chez certaines espèces, est celle que l'hiver impose. Il est ainsi particulièrement frappant de voir ces petits rongeurs amasser des provisions qui leur permettront de survivre aux frimas s'ils ne deviennent pas la proie d'animaux moins prévoyants mais aussi moins sensibles au froid. Il n'y a jamais que l'homme pour entasser ce dont il n'a pas besoin, et même, ce dont il n'aura jamais besoin quand toute une vie ne suffirait pas à jouir des économies qui sont faites. Est-ce un souvenir enfoui dans l'âme du déluge des temps anciens ? Ou la crainte de l'apocalypse à venir ?
21 avril Les circonstances le servirent singulièrement. Il échappa à la conscription, à titre de fils aîné d'une femme veuve.
Mais, deux ans plus tard, Antoine tomba au sort. Sa mauvaise chance le toucha peu ; il comptait que sa mère lui achèterait un homme. Adélaïde, en effet, voulut le sauver du service. Pierre, qui tenait l'argent, fit la sourde oreille. Le départ forcé de son frère était un heureux événement servant trop bien ses projets. Quand sa mère lui parla de cette affaire, il la regarda d'une telle façon qu'elle n'osa même pas achever. Son regard disait : « Vous voulez donc me ruiner pour votre bâtard ? » Elle abandonna Antoine, égoïstement, ayant avant tout besoin de paix et de liberté. Pierre, qui n'était pas pour les moyens violents, et qui se réjouissait de pouvoir mettre son frère à la porte sans querelle, joua alors le rôle d'un homme désespéré : l'année avait été mauvaise, l'argent manquait à la maison, il faudrait vendre un coin de terre, ce qui était le commencement de la ruine. Puis il donna sa parole à Antoine qu'il le rachèterait l'année suivante, bien décidé à n'en rien faire. Antoine partit, dupé, à demi content.

Dans ces affaires, l'espoir vaut tout. Antoine serait-il parti faire ses classes sans autre avenir que de passer six années sous les drapeaux qu'il aurait eu le cœur lourd. Avec la promesse de son frère, qu'il ne croyait pourtant qu'à moitié, il était presque rasséréné. Et puis, l'esprit d'aventure des Macquart avait vite pris le dessus et la perspective de voir du pays l'avait emporté sur les inconvénients de la vie militaire, surtout que l'on était en temps de paix et qu'Antoine n'était pas assez instruit ni éveillé pour pouvoir connaître des bruits de guerre. Pierre l'avait dupé comme les maquignons savent vendre une mauvaise bête. Il y a toujours dans leur mensonge une part de vérité et c'est celle-ci qui emporte la conviction de celui qui les écoute. Antoine avait cru qu'il serait racheté tout en prévoyant bien que jamais les récoltes ne seraient assez bonnes pour valoir le prix de son remplacement.
De cette histoire, Antoine ne tira même aucune leçon et prit plaisir à raconter à ses camarades de régiment qu'il serait racheté avant la fin de ses classes, si bien que cela en était devenu une plaisanterie.
22 avril Pierre se débarrassa d'Ursule d'une façon encore plus inattendue. Un ouvrier chapelier du faubourg, nommé Mouret, se prit d'une belle tendresse pour la jeune fille, qu'il trouvait frêle et blanche comme une demoiselle du quartier Saint-Marc. Il l'épousa. Ce fut de sa part un mariage d'amour, un véritable coup de tête, sans calcul aucun. Quant à Ursule, elle accepta ce mariage pour fuir une maison où son frère aîné lui rendait la vie intolérable. Sa mère, enfoncée dans ses jouissances, mettant ses dernières énergies à se défendre elle-même, en était arrivée a une indifférence complète ; elle fut même heureuse de son départ, espérant que Pierre, n'ayant plus aucun sujet de mécontentement, la laisserait vivre en paix, à sa guise. Dès que les jeunes gens furent mariés, Mouret comprit qu'il devait quitter Plassans, s'il ne voulait pas entendre chaque jour des paroles désobligeantes sur sa femme et sur sa belle-mère. Il partit, il emmena Ursule à Marseille où il travailla de son état.
D'ailleurs, il n'avait pas demandé un sou de dot. Comme Pierre, surpris de ce désintéressement, s'était mis à balbutier, cherchant à lui donner des explications, il lui avait fermé la bouche en disant qu'il préférait gagner le pain de sa femme. Le digne fils du paysan Rougon demeura inquiet ; cette façon d'agir lui sembla cacher un piège.

Il chercha cependant en vain ce que Mouret pouvait bien lui demander en retour. Dans cette affaire aussi l'esprit maquignon de Pierre l'aveuglait. Il était comme ces marchands de bestiaux qui ont vendu une bête malade sans le dire et qui, dès lors, à chaque foire et à chaque marché, craignent de voir revenir leur acheteur en colère et prompt à ruiner leur réputation. Car, d'une certaine façon, il avait vendu sa sœur, la pauvrette, la laissant sans le sou alors qu'il aurait pu la doter, elle la bâtarde. Il ne pouvait certes imaginer que les sentiments de Mouret l'avaient rendu insensible à la condition de la jeune fille. Rougon était incapable de concevoir même que les sentiments puissent conduire au désintéressement. Il se tenait résolument à l'écart de l'un et de l'autre. Ces choses-là n'existaient que dans les livres et Rougon n'en lisait pas. En aurait-il lu, qu'il n'y aurait pas cru et que cela n'aurait en rien éveillé son imagination racornie. Il finit donc par accepter qu'il en fût ainsi, et ne demanda pas de nouvelles du couple nouvellement marseillais.
Mais au fond de lui subsistait le doute. Si Mouret ne demandait pas de dot pour Ursule, c'est qu'il avait un plan et si ce plan n'était pas immédiat, c'est qu'il était à long terme. Rougon se persuada ainsi qu'il fallait surveiller tout ce qui pouvait provenir des Mouret, dût-il exercer sa vigilance pendant des générations.
23 avril Restait Adélaïde. Pour rien au monde, Pierre ne voulait continuer à demeurer avec elle. Elle le compromettait.
C'était par elle qu'il aurait désiré commencer. Mais il se trouvait pris entre deux alternatives fort embarrassantes : la garder, et alors recevoir les éclaboussures de sa honte, s'attacher au pied un boulet qui arrêterait l'élan de son ambition ; la chasser, et à coup sûr se faire montrer au doigt comme un mauvais fils, ce qui aurait dérangé ses calculs de bonhomie. Sentant qu'il allait avoir besoin de tout le monde, il souhaitait que son nom rentrât en grâce auprès de Plassans entier. Un seul moyen était à prendre, celui d'amener Adélaïde à s'en aller d'elle-même. Pierre ne négligeait rien pour obtenir ce résultat. Il se croyait parfaitement excusé de ses duretés par l'inconduite de sa mère. Il la punissait comme on punit un enfant. Les rôles étaient renversés. Sous cette férule toujours levée, la pauvre femme se courbait. Elle était à peine âgée de quarante-deux ans, et elle avait des balbutiements d'épouvante, des airs vagues et humbles de vieille femme tombée en enfance. Son fils continuait à la tuer de ses regards sévères, espérant qu'elle s'enfuirait, le jour où elle serait à bout de courage. La malheureuse souffrait horriblement de honte, de désirs contenus, de lâchetés acceptées, recevant passivement les coups et retournant quand même à Macquart, prête à mourir sur la place plutôt que de céder. Il y avait des nuits où elle se serait levée pour courir se jeter dans la Viorne, si sa chair faible de femme nerveuse n'avait eu une peur atroce de la mort. Plusieurs fois, elle rêva de fuir, d'aller retrouver son amant à la frontière. Ce qui la retenait au logis, dans les silences méprisants et les secrètes brutalités de son fils, c'était de ne savoir où se réfugier. Pierre sentait que depuis longtemps elle l'aurait quitté, si elle avait eu un asile. Il attendait l'occasion de lui louer quelque part un petit logement, lorsqu'un accident, sur lequel il n'osait compter, brusqua la réalisation de ses désirs. On apprit, dans le faubourg, que Macquart venait d'être tué à la frontière par le coup de feu d'un douanier, au moment où il entrait en France toute une cargaison de montres de Genève. L'histoire était vraie. On ne ramena pas même le corps du contrebandier, qui fut enterré dans le cimetière d'un petit village des montagnes. La douleur d'Adélaïde fut stupide. Son fils, qui l'observa curieusement, ne lui vit pas verser une larme. Macquart l'avait faite sa légataire. Elle hérita de la masure de l'impasse Saint-Mittre et de la carabine du défunt, qu'un contrebandier, échappé aux balles des douaniers, lui rapporta loyalement. Dès le lendemain, elle se retira dans la petite maison ; elle pendit la carabine au-dessus de la cheminée, et vécut là, étrangère au monde, solitaire, muette.

Avec Macquart s'était envolée toute chance de connaître et de comprendre un jour ce qui liait ces deux êtres si dissemblables. Personne n'avait jamais entendu l'une de leurs conversations. Macquart partait avec sa connaissance des montagnes et de leurs chemins, l'émerveillement des matins et des soirs quand les paysages se révèlent. Adélaïde ne verrait jamais avec son amant les pourpres du soir et le voile bleuté du matin. La contrebande n'est pas une affaire de femme, disait son amant et elle était bien trop fragile. Elle n'avait jamais insisté suffisamment pour le faire changer d'avis et n'avait surtout pas mis assez de conviction à sa supplique. Elle était pour cela comme pour tout demeurée dans un désir vague, jamais abouti où les fantasmagories de son esprit enfiévré disputaient une forme certaine de paresse. Personne ne comprit jamais non plus pourquoi elle aimait temps le séjour de la masure de l'impasse Saint Mittre. La maison était noire, sombre et exiguë et ne disposait d'aucune commodité. La raison en était peut-être simple. Il y avait chez Adélaïde de l'animal apeuré qui ne peut trouver le repos qu'en se nichant dans un endroit reculé. La maison de l'enclos des Fouque lui semblait trop grande, trop claire, trop exposée aux regards du faubourg. La masure de Macquart, outre qu'elle lui rappelait très certainement les jours de son amant, garantissait à sa pauvre âme le secret qu'elle désirait. Elle veillait sur l'arme de Macquart, ou bien était-ce l'arme qui veillait sur elle. On ne lui connut plus dès lors d'autre compagnie.
S'il avait fallu encore des preuves du stratagème de son fils dont l'unique objet était de la voir quitter sa demeure, il aurait suffi de l'observer quand Adélaïde enleva ses quelques guenilles de la maison pour les transporter de l'autre côté du mur. Jamais on ne vit fils plus prévenant. Il s'offrit pour l'aider, lui porta ses paquets, le tout plus promptement que le messager le plus zélé. Si la pauvre femme avait eu encore un peu de sens commun, cette serviabilité soudaine aurait éveillé ses soupçons. Toute au soulagement d'échapper enfin à son bourreau, elle ne ressentit qu'un peu de gratitude, non pas pour avoir porté ses frusques, mais plutôt de lui avoir épargné plusieurs voyages sous le regard de son fils. Ce n'est d'ailleurs pas qu'il eût voulu l'aider par un sursaut de miséricorde que de la voir quitter les lieux plus rapidement tout en effaçant la crainte de la voir changer d'avis. Pendant plusieurs jours, à chaque fois que le pauvre femme passait le porche de la maison, il sursautait, la scrutait d'un œil interrogateur et furieux, s'assurait qu'elle ne volait rien et la voyait repartir avec un soulagement qui n'était même pas dissimulé. Jamais les liens du sang, entre deux êtres, n'avaient été aussi distendus. Jamais on ne fit mentir autant les mots de mère, de fils et de famille.
24 avril Enfin, Pierre Rougon était seul maître au logis. L'enclos des Fouque lui appartenait en fait, sinon légalement. Jamais il n'avait compté s'y établir. C'était un champ trop étroit pour son ambition. Travailler à la terre, soigner des légumes, lui semblait grossier, indigne de ses facultés. Il avait hâte de n'être plus un paysan. Sa nature, affinée par le tempérament nerveux de sa mère, éprouvait des besoins irrésistibles de jouissances bourgeoises. Aussi, dans chacun de ses calculs, avait-il vu, comme dénouement, la vente de l'enclos des Fouque. Cette vente, en lui mettant dans les mains une somme assez ronde, devait lui permettre d'épouser la fille de quelque négociant qui le prendrait comme associé. En ce temps-là, les guerres de l'Empire éclaircissaient singulièrement les rangs des jeunes hommes à marier.
C'est même à se demander si, dans un ordre supérieur, ces cohortes de jeunes morts laissés sur les champs de bataille de l'Europe entière par les armées de Napoléon n'avaient pour autre rôle que d'effectuer un grand brassage des familles pour renouveler le sang de la noblesse, de la bourgeoisie et même celui des familles paysannes. Les pères qui, autrefois, n'auraient pas regardé le fils d'un métayer comme un parti possible considérait désormais la chose d'un autre œil et les filles elles-mêmes s'enhardissaient à regarder les hommes bien au-delà de ce que les convenances sociales auraient dû les y autoriser. Et l'on pourrait considérer l'histoire de France comme une longue suite, par la guerre étrangère et aussi la guerre civile de  mouvements destinés à contrarier le lent abrutissement  des villes et des campagnes par des mariages consanguins.
25 avril Les parents se montraient moins difficiles dans le choix d'un gendre. Pierre se disait que l'argent arrangerait tout, et qu'on passerait aisément sur les commérages du faubourg ; il entendait se poser en victime, en brave cœur qui souffre des hontes de sa famille, qui les déplore, sans en être atteint et sans les excuser. Depuis plusieurs mois, il avait jeté ses vues sur la fille d'un marchand d'huile, Félicité Puech. La maison Puech et Lacamp, dont les magasins se trouvaient dans une des ruelles les plus noires du vieux quartier, était loin de prospérer. Elle avait un crédit douteux sur la place, on parlait vaguement de faillite. Ce fut justement à cause de ces mauvais bruits que Rougon dressa ses batteries de ce côté. Jamais un commerçant à son aise ne lui eût donné sa fille. Il comptait arriver lorsque le vieux Puech ne saurait plus par où passer, lui acheter Félicité et relever ensuite la maison par son intelligence et son énergie. C'était une façon habile de gravir un échelon, de s'élever d'un cran au-dessus de sa classe. Il voulait, avant tout, fuir cet affreux faubourg où l'on clabaudait sur sa famille, faire oublier les sales légendes, en effaçant jusqu'au nom de l'enclos des Fouque.
Aussi les rues puantes du vieux quartier lui semblaient-elles un paradis. Là seulement, il devait faire peau neuve.

Ces rues n'égalaient pourtant en rien, à mieux y considérer, l'enclos des Fouque, dont l'histoire s'était perdue au fil des temps. Tracé sur les cartes et tous les cadastres depuis que l'on en dessinait,  il avait nourri Plassans de légumes par les plus mauvais jours. Son rendement faisait les envieux des autres maraîchers. Sa situation, son sol, sa parfaite irrigation lui donnait des qualités rares dans cette région où l'aridité disputait le sol à la stérilité de l'acide. On aurait même pu croire qu'il avait été transporté,, comme par magie, de plaines plus grasses et plus au nord. Mais Rougon avait déjà ce regard impitoyable de ceux qui ne voient au prétexte de progrès que l'éloignement, jugé salutaire, de la terre et de ses travaux; Il avait oublié que jadis; la maraîcher avait un droit de cité plus important que le marchand, fût-il prospère. Les ancêtres des Rougon, pauvres et qui vendaient leur force à des propriétaires presqu'aussi pauvres qu'eux, auraient tenu leur descendant pour fou, de préférer abandonner un enclos aussi prospère pour un commerce qui connaissait une mauvaise passe. Félicité n'était pas jolie au point de pouvoir maquiller cette manœuvre intéressée sous les traits d'une passion.
Ainsi Rougon ferait peau neuve dans le vieux quartier, au prix du reniement de l'honneur de ses ancêtres. Et telle serait désormais sa malédiction.
26 avril Bientôt le moment qu'il guettait arriva. La maison Puech et Lacamp râlait. Le jeune homme négocia alors son mariage avec une adresse prudente. Il fut accueilli, sinon comme un sauveur, du moins comme un expédient nécessaire et acceptable. Le mariage arrêté, il s'occupa activement de la vente de l'enclos. Le propriétaire du Jas Meiffren, désirant arrondir ses terres, lui avait déjà fait des offres à plusieurs reprises ; un mur mitoyen, bas et mince, séparait les deux propriétés. Pierre spécula sur les désirs de son voisin, homme fort riche qui, pour contenter un caprice, alla jusqu'à donner cinquante mille francs de l'enclos.
C'était le payer deux fois sa valeur. D'ailleurs, Pierre se faisait tirer l'oreille avec une sournoiserie de paysan, disant qu'il ne voulait pas vendre, que sa mère ne consentirait jamais à se défaire d'un bien où les Fouque, depuis près de deux siècles, avaient vécu de père en fils. Tout en paraissant hésiter, il préparait la vente. Des inquiétudes lui étaient venues. Selon sa logique brutale, l'enclos lui appartenait, il avait le droit d'en disposer à son gré. Cependant, au fond de cette assurance, s'agitait le vague pressentiment des complications du Code. Il se décida à consulter indirectement un huissier du faubourg.

C'est là le propre de la loi, de ne pas se conformer vraiment à la supposée sagesse populaire et à ce qui semble juste aux gens. Seul fils légitime il hériterait seul du bien de sa mère ? C'est ce que le faubourg, interrogé à ce sujet, aurait très certainement décrété. C'est peut-être même ce qu'auraient dit aussi la plupart des quartiers de Plassans. Mais la loi veut des choses que le peuple ne veut pas et c'est d'ailleurs pour cela que les tribunaux populaires, sans cesse, se sont toujours trompés, prompts à prendre pour raison ce qui n'était que sentiment sinon passion. On peut imaginer que c'est pour cela que l'on a fini par écrire la loi, dès que les sages n'ont plus suffi à extraire les justiciables des griffes de la populace, qui, en fait, n'aime que le lynchage.
Rougon savait au fond de lui ce que l'huissier pourrait lui dire. Ne l'aurait-il pas su qu'il ne l'aurait pas consulté. Au fond de son âme pourtant toute entière tournée vers le gain et la spéculation, excitée par l'envie de pouvoir et d'ascension sociale, il y avait une voix qui lui disait que la justice était ailleurs, qu'il valait bien un des bâtards de sa mère, nés de la même femme et de la même façon, que le sort l'avait favorisé mais qu'il ne différait en rien de ceux-là à qui il allait prendre ce qui leur revenait pourtant de droit. Le père Rougon n'avait eu que le mérite d'arriver le premier et d'épouser Adélaïde. Macquart, pour contrebandier qu'il fut, avait lui apporté une masure, en mauvais état, mais en pleine propriété. Dès que ces pensées l'assaillaient, il les repoussait prestement pour se concentrer sur son but. Il plissait alors un peu les yeux et le front, paraissait un instant préoccupé le temps de revenir à lui-même et son absence de scrupules.
27 avril Il en apprit de belles. D'après l'huissier, il avait les mains absolument liées. Sa mère seule pouvait aliéner l'enclos, ce dont il se doutait. Mais ce qu'il ignorait, ce qui fut pour lui un coup de massue, c'était qu'Ursule et Antoine, les bâtards, les louveteaux, eussent des droits sur cette propriété. Comment! ces canailles allaient le dépouiller, le voler, lui, l'enfant légitime ! Les explications de l'huissier étaient claires et précises : Adélaïde avait, il est vrai, épousé Rougon sous le régime de la communauté ; mais toute la fortune consistant en biens-fonds, la jeune femme, selon la loi, était rentrée en possession de cette fortune à la mort de son mari ; d'un autre côté, Macquart et Adélaïde avaient reconnu leurs enfants qui, dès lors, devaient hériter de leur mère. Comme unique consolation, Pierre apprit que le Code rognait la part des bâtards au profit des enfants légitimes.
Cela ne le consola nullement. Il voulait tout. Il n'aurait pas partagé dix sous entre Ursule et Antoine. Cette échappée sur les complications du Code lui ouvrit de nouveaux horizons, qu'il sonda d'un air singulièrement songeur. Il comprit vite qu'un homme habile doit toujours mettre la loi de son côté.

C'est aussi à ce moment-là qu'il comprit qu'il faut, le cas échéant, trouver le moyen de pouvoir influer sur ceux qui font les lois et qu'il est plus sûr, et parfois plus rapide, de faire en sorte que les lois qui sont votées vous soient favorables que de tenter d'interpréter en sa faveur celles qui existent, voire de les enfreindre, ce qui demeure, malgré tout, toujours périlleux, surtout lorsque les conséquences peuvent se faire sentir sur plusieurs générations. On peut d'ailleurs relire toute l'histoire des changements de régime politique sous cet angle qui voudrait qu'un groupe, plus ou moins constitué, s'empare du pouvoir de faire des lois qui, sous couvert d'intérêt général, notion qui demeure floue malgré le travail des juristes, vont voter et appliquer des lois et des règlements conformes à leurs intérêts. Tout le droit de propriété est fondé sur ce principe et le droit de la famille n'oserait contredire ce droit premier de la propriété. Ces dispositions du Code en faveur des bâtards étaient moins le signe d'un souci de justice entre les êtres que la lointaine obligation de reconnaître quelques droits aux bâtards des nobles et des rois. La Révolution française, pourtant glorieuse, pour autant, ne trouve pas d'autres explications crédibles. La preuve, s'il en était besoin, est sa correction presque immédiate par le Premier Empire.
28 avril Et voici ce qu'il trouva, sans consulter personne, pas même l'huissier, auquel il craignait de donner l'éveil. Il savait pouvoir disposer de sa mère comme d'une chose. Un matin, il la mena chez un notaire et lui fit signer un acte de vente.
Pourvu qu'on lui laissât son taudis de l'impasse Saint-Mittre, Adélaïde aurait vendu Plassans. Pierre lui assurait, d'ailleurs, une rente annuelle de six cents francs, et lui jurait ses grands dieux qu'il veillerait sur son frère et sa sœur. Un tel serment suffisait à la bonne femme. Elle récita au notaire la leçon qu'il plut à son fils de lui souffler. Le lendemain, le jeune homme lui fit mettre son nom au bas d'un reçu, dans lequel elle reconnaissait avoir touché cinquante mille francs, comme prix de l'enclos. Ce fut là son coup de génie, un acte de fripon. Il se contenta de dire à sa mère, étonnée d'avoir à signer un pareil reçu, lorsqu'elle n'avait pas vu un centime des cinquante mille francs, que c'était une simple formalité ne tirant pas à conséquence. En glissant le papier dans sa poche, il pensait : « Maintenant, les louveteaux peuvent me demander des comptes. Je leur dirai que la vieille a tout mangé. Ils n'oseront jamais me faire un procès. » Huit jours après, le mur mitoyen n'existait plus, la charrue avait retourné la terre des plants de légumes ; l'enclos des Fouque, selon le désir du jeune Rougon, allait devenir un souvenir légendaire. Quelques mois plus tard, le propriétaire du Jas-Meiffren fit même démolir l'ancien logis des maraîchers qui tombait en ruine.

Cet enclos qui avait dessiné le faubourg, qui lui avait servi de repère, désormais n'existait que dans le souvenir. Et le souvenir vieillirait avec ceux qui le gardaient. Puis le souvenir disparaîtrait même. Qui allait garder la mémoire d'une famille éteinte, sans faits d'armes ou de négoces particuliers et qui n'avait rien inventé ? Et c'est ainsi que les histoires familiales qui, la veille, semblaient solides et pour toujours inscrites dans la configuration des villes s'effacent de la mémoire des hommes. Plus la ville est grande et plus cet effacement est rapide. À Plassans, cela prit quelques années et l'on trouvait encore après une décennie quelques vieux qui se rappelaient qu'il y avait eu là un enclos de maraîchers qui appartenait à une certaine famille Fouque et qui donnait les meilleurs légumes de la ville. Dans un village, il faut plusieurs décennies pour le même processus de disparition. Et encore, cela ne suffit-il pas parfois, l'enclos disparu laissant son nom à un chemin ou à une sente. Dans une grande ville, de celles qui sont en permanence transformées, démolies et reconstruites, cela ne prend parfois que quelques mois. Le grand travail d'oubli s'effectue sans encombre. Il n'y a que dans les villages à la périphérie de Paris que ces traditions demeurent et c'est sans doute pour cela qu'y naissent les révoltes et toutes les résistances au pouvoir central. À Montmartre, Belleville et Ménilmontant où les ouvriers se pressent, on connaît le prix d'un enclos de maraîchers qui assure les légumes pour tout un quartier. Si Rougon avait vécu là et tenté la même forfaiture, il aurait pu avoir à répondre de ses actes à plus fort que lui et le quartier entier n'aurait pas laissé un fils dépouiller ainsi sa mère, le privant dans le même temps de son approvisionnement.
29 avril Quand Pierre eut les cinquante mille francs entre les mains, il épousa Félicité Puech, dans les délais strictement nécessaires. Félicité était une petite femme noire, comme on en voit en Provence. On eût dit une de ces cigales brunes, sèches, stridentes, aux vols brusques, qui se cognent la tête dans les amandiers. Maigre, la gorge plate, les épaules pointues, le visage en museau de fouine, singulièrement fouillé et accentué, elle n'avait pas d'âge ; on lui eût donné quinze ans ou trente ans, bien qu'elle en eût en réalité dix-neuf, quatre de moins que son mari. Il y avait une ruse de chatte au fond de ses yeux noirs, étroits, pareils à des trous de vrille. Son front bas et bombé ; son nez légèrement déprimé à la racine, et dont les narines s'évasaient ensuite, fines et frémissantes, comme pour mieux goûter les odeurs ; la mince ligne rouge de ses lèvres, la proéminence de son menton qui se rattachait aux joues par des creux étranges ;
toute cette physionomie de naine futée était comme le masque vivant de l'intrigue, de l'ambition active et envieuse. Avec sa laideur, Félicité avait une grâce à elle, qui la rendait séduisante. On disait d'elle qu'elle était jolie ou laide à volonté. Cela devait dépendre de la façon dont elle nouait ses cheveux, qui étaient superbes ; mais cela dépendait plus encore du sourire triomphant qui illuminait son teint doré, lorsqu'elle croyait l'emporter sur quelqu'un. Née avec une sorte de mauvaise chance, se jugeant mal partagée par la fortune, elle consentait le plus souvent à n'être qu'un laideron. D'ailleurs, elle n'abandonnait pas la lutte : elle s'était promis de faire un jour crever d'envie la ville entière par l'étalage d'un bonheur et d'un luxe insolents. Et si elle avait pu jouer sa vie sur une scène plus vaste, où son esprit délié se fut développé à l'aise, elle aurait à coup sûr réalisé promptement son rêve. Elle était d'une intelligence fort supérieure à celle des filles de sa classe et de son instruction. Les méchantes langues prétendaient que sa mère, morte quelques années après sa naissance, avait, dans les premiers temps de son mariage, été intimement liée avec le marquis de Carnavant, un jeune noble du quartier Saint-Marc. La vérité était que Félicité avait des pieds et des mains de marquise, et qui semblaient ne pas devoir appartenir à la race des travailleurs dont elle descendait.

C'est ainsi que certains êtres, sans déployer en cela aucun moyen particulier, font mentir les catégories de la société qui veulent que l'on reconnaisse un ouvrier parce qu'il aura le physique d'un ouvrier, un bourgeois pas son embonpoint et une princesse par la finesse de ses attaches. Les contes et les légendes raffolent de ces histoires de princesses abandonnées en bas âge, dissimulées des années durant sous des guenilles et qui sont enfin reconnues pour leur véritable identité  par tel ou tel détail de leur port. La vérité est certainement toute autre et ce que l'on prend parfois pour un signe d'ascendance noble chez le plus vil des gueux est le dernier élément de son corps sauvé de sa prime enfance. Chaque nouveau né a des grâces de prince et c'est la condition qui lui est faite, dès sa naissance, et dans les jours et les années qui suivent, qui vont peu à peu, et parfois très rapidement, déformer son corps et lui donner telle ou telle mise. Les nobles l'ont bien compris, qui entretiennent leurs enfants dans la soie et la broderie et qui savent au mieux cacher leurs traits disgracieux par de multiples artifices. Le bourgeois, de même, va forcer l'ampleur de son ventre car il sait que ce ventre peut être le gage de la bonne santé de ses affaires plus que de la sienne-même. Quant au paysan qui n'a que la force de ses bras à vendre au propriétaire, il avancera le dos voûté pour bien montrer qu'il ne rechignera pas à se courber vers la terre.
Félicité était de ces femmes de Provence, que l'on trouve aussi en Orient, qui peuvent à la demande et au besoin prendre ou non l'air modeste. C'est qu'il y a dans leur vie des moments où il ne fait pas se faire remarquer afin de ne susciter aucune mauvaise jalousie et des moments, au contraire, où il faut pouvoir exciter l'envie d'un quartier, sinon de toute une ville. La jeune fille à marier sera modeste pour ne pas ruiner son père qui devrait, sans cela, la doter lourdement pour qu'un mari accepte le risque de prendre pour femme une trop jolie fille qui pourrait le ridiculiser. La femme établie pourra laisser paraître ses formes généreuses, prouvant ainsi qu'elle aura fait un bon mariage et que son mari comme elle-même sont prospères. Félicité avait ce don de pouvoir en une seule journée jouer tous les rôles selon qui elle rencontrait. Ses capacités à changer d'âge et de rang en aurait fait, en temps de guerre, une redoutable espionne.
30 avril Le vieux quartier s'étonna, un mois durant, de lui voir épouser Pierre Rougon, ce paysan à peine dégrossi, cet homme du faubourg dont la famille n'était guère en odeur de sainteté. Elle laissa clabauder, accueillant par de singuliers sourires les félicitations contraintes de ses amies. Ses calculs étaient faits, elle choisissait Rougon en fille qui prend un mari comme on prend un complice. Son père, en acceptant le jeune homme, ne voyait que l'apport des cinquante mille francs qui allaient le sauver de la faillite. Mais Félicité avait de meilleurs yeux. Elle regardait au loin dans l'avenir, et elle se sentait le besoin d'un homme bien portant, un peu rustre même, derrière lequel elle pût se cacher, et dont elle fit aller à son gré les bras et les jambes. Elle avait une haine raisonnée pour les petits messieurs de province, pour ce peuple efflanqué de clercs de notaire, de futurs avocats qui grelottent dans l'espérance d'une clientèle. Sans la moindre dot, désespérant d'épouser le fils d'un gros négociant, elle préférait mille fois un paysan qu'elle comptait employer comme un instrument passif, à quelque maigre bachelier qui l'écraserait de sa supériorité de collégien et la traînerait misérablement toute la vie à la recherche de vanités creuses. Elle pensait que la femme doit faire l'homme. Elle se croyait de force à tailler un ministre dans un vacher. Ce qui l'avait séduite chez Rougon, c'était la carrure de la poitrine, le torse trapu et ne manquant pas d'une certaine élégance. Un garçon ainsi bâti devait porter avec aisance et gaillardise le monde d'intrigues qu'elle rêvait de lui mettre sur les épaules. Si elle appréciait la force et la santé de son mari, elle avait d'ailleurs su deviner qu'il était loin d'être un imbécile ; sous la chair épaisse, elle avait flairé les souplesses de l'esprit ; mais elle était loin de connaître son Rougon, elle le jugeait encore plus bête qu'il n'était. Quelques jours après son mariage, ayant fouillé par hasard dans le tiroir d'un secrétaire, elle trouva le reçu des cinquante mille francs signé par Adélaïde. Elle comprit et fut effrayée : sa nature, d'une honnêteté moyenne, répugnait à ces sortes de moyens. Mais, dans son effroi, il y eut de l'admiration. Rougon devint à ses yeux un homme très fort.
Dès lors, elle ne l'appela plus que "mon Rougon" et cela ne laissait pas d'étonner ses amies du vieux quartier qui ne s'attendaient pas à ce que Félicité témoignât, et même en public, aucune marque de tendresse à ce mari venu du Faubourg "par les femmes". Elles en conçurent une curiosité qui les faisait jaser à voix basse à deux ou à trois pendant les promenades du dimanche ou dans se secret de leurs salons quand elles se rendaient visite les unes les autres. Il n'y avait qu'un seul mystère qui pouvait avoir attendri le cœur sec de cette fille noiraude et les jeunes vierges en rougissaient en poussant de petits cris effrayés et envieux. Car on pourrait croire que ces choses de la vie qui ne devraient pas quitter l'obscurité des alcôves ne jouent en société que par les récits d'amours contrariées et les passions malencontreuses qui jadis se terminaient par des duels. Il n'en est rien. Un homme qui dans une sous-préfecture comme Plassans se donne la réputation de contenter sa femme, voire même de la combler, en acquiert un prestige qui le fait regarder par les autres femmes et lui attire le respect de la gent masculine. C'est sans doute que sous leurs oripeaux et leurs coutumes langagières qui leur permettent le mensonge, les sociétés des humains demeurent des hordes animales au sein desquelles les mâles dominants ne craignent une fois vieillis que l'avènement des plus jeunes. Et c'est aussi pourquoi ces mâles de la meute assurent le plus souvent la promotion de régimes où les chefs se donnent les plus beaux rôles et s'entourent d'une cour féminine où le droit de cuissage n'est pas entièrement aboli. L'histoire de France continue ainsi de faire la part belle à ces histoires de coucheries qui voudraient témoigner de la puissance des rois , des princes et des empereurs. En 1848, sur les barricades parisiennes, c'est aussi cela que les femmes de Belleville, de Ménilmontant et du faubourg Saint-Antoine avaient combattu montrant le sein dénudé leur courage et leur vaillance comme la maturité de leur combat. Les mâles leur avaient alors prêté des mœurs saphiques, ce dont elles s'étaient moqué. Elles avaient pris l'allure de la République.
1er mai Le jeune ménage se mit bravement à la conquête de la fortune. La maison Puech et Lacamp se trouvait moins compromise que Pierre ne le pensait. Le chiffre des dettes était faible, l'argent seul manquait. En province, le commerce a des allures prudentes qui le sauvent des grands désastres.
Les Puech et Lacamp étaient sages parmi les plus sages ; ils risquaient un millier d'écus en tremblant ; aussi leur maison, un véritable trou, n'avait-elle que très peu d'importance.
Les cinquante mille francs que Pierre apporta suffirent pour payer les dettes et pour donner au commerce une plus large extension. Les commencements furent heureux. Pendant trois années consécutives, la récolte des oliviers donna abondamment. Félicité, par un coup d'audace qui effraya singulièrement Pierre et le vieux Puech, leur fit acheter une quantité considérable d'huile qu'ils amassèrent et gardèrent en magasin. Les deux années suivantes, selon les pressentiments de la jeune femme, la récolte manqua, il y eut une hausse considérable, ce qui leur permit de réaliser de gros bénéfices en écoulant leur provision.
Peu de temps après ce coup de filet, Puech et le sieur Lacamp se retirèrent de l'association, contents des quelques sous qu'ils venaient de gagner, mordus par l'ambition de mourir rentiers.

C'est aussi qu'en province, les vieux savent se retirer et n'encombrent pas inconsidérément les affaires de leurs enfants. On pourrait croire que c'est pour les laisser, eux jeunes, s'occuper d'un monde qui change. Il n'en est rien. C'est qu'ils ont justement l'illusion que le monde ne change pas et qu'ainsi, parce que leurs rues et leurs maisons n'ont en rien été modifiées depuis leurs aïeux, ils pensent qu'il en est ainsi du pays entier sinon de la terre entière. C'est ce qui fait le charme des sous-préfectures, confites dans un temps qui semble arrêté et qui s'émeuvent des nouvelles d'un monde qui leur paraît lointain dans la distance et dans le temps. Le plus souvent, c'est Paris qui concentre leurs craintes et, de façon paradoxale, leurs envies. En ces temps-là, aller à Paris, c'était voyager dans le temps d'idées nouvelles et de procédés nouveaux. Certains se risquaient à tenter de les importer dans les provinces lointaines et jugées arriérées. Peu y réussissaient. Ceux qui échouaient étaient regardés comme des fous dangereux quand ceux qui parvenaient à vaincre la malédiction de l'immobilisme provincial étaient jalousés mais considérés comme traitres.
Le jeune ménage Rougon avait l'intention de commettre cette traitrise et de ne pas se contenter longtemps d'un obscur commerce d'huile dans une mauvaise rue de Plassans, à la merci de la perte des récoltes.
2 mai Le jeune ménage, resté seul maître de la maison, pensa qu'il avait enfin fixé la fortune.
« Tu as vaincu mon guignon », disait parfois Félicité à son mari.
Une des rares faiblesses de cette nature énergique était de se croire frappée de malchance. Jusque-là, prétendait-elle, rien ne leur avait réussi, à elle ni à son père, malgré leurs efforts. La superstition méridionale aidant, elle s'apprêtait à lutter contre la destinée, comme on lutte contre une personne en chair et en os qui chercherait à vous étrangler.
Les faits ne tardèrent pas à justifier étrangement ses appréhensions. Le guignon revint, implacable. Chaque année, un nouveau désastre ébranla la maison Rougon. Un banqueroutier lui emportait quelques milliers de francs ; les calculs probables sur l'abondance des récoltes devenaient faux par suite de circonstances incroyables ; les spéculations les plus sûres échouaient misérablement. Ce fut un combat sans trêve ni merci.
« Tu vois bien que je suis née sous une mauvaise étoile », disait amèrement Félicité.

Sa mauvaise étoile, à bien y considérer, était sa cupidité et sa soif de pouvoir et de puissance. Se serait-elle adoucie, jouissant de la vie, de sa situation qui n'était pas si mauvaise que la chance lui aurait souri. Mais, le destin, quand il se voit forcé trop fortement et mené à force de coups de menton et de calculs mesquins, souvent se dérobe et se plait ainsi à faire croire aux avaricieux qu'ils n'ont pas de chance. C'est ainsi, de la même façon, que les hommes ont inventé la grâce, qui touche ceux qui, sans effort particulier, du moins en apparence, reçoivent de nombreux bienfaits. On dit que tout leur sourit mais, le plus souvent, c'est que ce sont eux qui sourient au monde et qu'ainsi souriant, ils s'en attirent la bienveillance. Mais la ténacité, parfois, réussit à vaincre la malchance et des destins mal tournés se laissent parfois convaincre au bout de quelques années. Le plus triste, sans doute, et ce qui est vécu comme la plus grande injustice, c'est la chance qui vient trop tard pour être dégustée. Ce vieillard n'a pas besoin de cet héritage soudain qui lui vient d'un cousin éloigné qui n'avait que deux ou trois années de plus que lui. Cet homme à qui l'on offre une maison en haut de la colline est désormais trop essoufflé pour pouvoir s'y rendre. La vie est ainsi faite qu'il est préférable de ne pas tenter la chance, ni le guignon.
3 mai Et elle s'acharnait cependant, furieuse, ne comprenant pas pourquoi elle, qui avait eu le flair si délicat pour une première spéculation, ne donnait plus à son mari que des conseils déplorables.
Pierre, abattu, moins tenace, aurait vingt fois liquidé sans l'attitude crispée et opiniâtre de sa femme. Elle voulait être riche. Elle comprenait que son ambition ne pouvait bâtir que sur la fortune. Quand ils auraient quelques centaines de mille francs, ils seraient les maîtres de la ville ; elle ferait nommer son mari à un poste important, elle gouvernerait.
Ce n'était pas la conquête des honneurs qui l'inquiétait ; elle se sentait merveilleusement armée pour cette lutte. Mais elle restait sans force devant les premiers sacs d'écus à gagner.
Si le maniement des hommes ne l'effrayait pas, elle éprouvait une sorte de rage impuissante en face de ces pièces de cent sous, inertes, blanches et froides, sur lesquelles son esprit d'intrigue n'avait pas de prise, et qui se refusaient stupidement à elle.

Elle sentait confusément que le calcul, qui semble implacable et qui égrène les nombres jusqu'à l'infini, ajoutant une unité au nombre précédent, avait des secrets qui lui échappaient. On peut avoir un aperçu de ces mystères arithmétiques qui, de tout temps, ont fasciné les hommes, en observant fonctionne cette petite fonction banale mais redoutable que l'on appelle le pourcentage. Voilà des chiffres bien ordinaires, que chacun manie facilement et que l'on apprend à l'école dès les petites classes. C'est pourtant une martingale d'une puissance telle qu'elle fait parfois vaciller les trônes. Il peut ainsi rester fixe et faire varier les fortunes. Trois pour cent de rien ou de presque rien feront toujours rien ou presque rien quand trois pour cent de milliards d'écus atteindront des sommes considérables. La moindre variation peut avoir une grande importance ou un importance minime et si le taux augmente de un pour cent, pour le petit rentier, cela ne changera rien quand, pour le spéculateur qui possède la moitié d'une ville, cela vaudra perte, ruine, ou richesse. Rougon, lui, ne savait pas tout cela. Il croyait encore aux valeurs nominales des pièces et des billets. Il demeurait paysan.
4 mai Pendant plus de trente ans, la bataille dura. Lorsque Puech mourut, ce fut un nouveau coup de massue. Félicité, qui comptait hériter d'une quarantaine de mille francs, apprit que le vieil égoïste, pour mieux dorloter ses vieux jours, avait placé sa petite fortune à fonds perdu. Elle en fit une maladie. Elle s'aigrissait peu à peu, elle devenait plus sèche, plus stridente. À la voir tourbillonner, du matin au soir, autour des jarres d'huile, on eût dit qu'elle croyait activer la vente par ces vols continuels de mouche inquiète. Son mari, au contraire, s'appesantissait ; le guignon l'engraissait, le rendait plus épais et plus mou. Ces trente années de lutte ne les menèrent cependant pas à la ruine. À chaque inventaire annuel, ils joignaient à peu près les deux bouts ; s'ils éprouvaient des pertes pendant une saison, ils les réparaient à la saison suivante. C'était cette vie au jour le jour qui exaspérait Félicité. Elle eût préféré une belle et bonne faillite. Peut-être auraient-ils pu alors recommencer leur vie, au lieu de s'entêter dans l'infiniment petit, de se brûler le sang pour ne gagner que leur strict nécessaire. En un tiers de siècle, ils ne mirent pas cinquante mille francs de côté.
D'autres qu'eux auraient été heureux, mais l'alliance du petit commerçant avec le petit paysan, quand ils sont chacun en quête d'un changement de condition dans la société, que celui-ci, d'ailleurs, réussisse ou ne réussisse pas, conduit toujours à la rancœur. Que l'on se maintienne, gagnant honnêtement sa vie et faisant vivre sa famille et on a l'impression de stagner, de perdre son temps, de s'ankyloser. Que l'on réussisse enfin, et voilà que l'on est dans cette nouvelle maison si richement décorée comme celui ou celle qui trouve ses vêtements trop grands et aux broderies trop lourdes. La pesanteur de la pauvreté passée ne s'effacera pas avant de nombreuses générations. Il n'y a bien que chez les très anciennes familles aristocratiques demeurées dans leur château, qui n'est autre qu'une grosse ferme fortifiée, hobereaux proches de leurs terres, connaissant chacun par son nom et par celui de ses pères, et pouvant arpenter les yeux fermés chaque are de leur domaine, que l'on trouve la parfaite assurance de ceux qui n'ont rien à envier. Le roi de France les faisait venir à la cour pour tenter de les mater. La plupart d'entre-eux, tout en courbant l'échine aspirait à se retirer chez soi.
5 mai Il faut dire que, dès les premières années de leur mariage, il poussa chez eux une famille nombreuse qui devint à la longue une très lourde charge. Félicité, comme certaines petites femmes, eut une fécondité qu'on n'aurait jamais supposée, à voir la structure chétive de son corps. En cinq années, de 1811 à 1815, elle eut trois garçons, un tous les deux ans. Pendant les quatre années qui suivirent, elle accoucha encore de deux filles. Rien ne fait mieux pousser les enfants que la vie placide et bestiale de la province. Les époux accueillirent fort mal les deux dernières venues ; les filles, quand les dots manquent, deviennent de terribles embarras. Rougon déclara à qui voulut l'entendre que c'était assez, que le diable serait bien fin s'il lui envoyait un sixième enfant. Félicité, effectivement, en demeura là. On ne sait pas à quel chiffre elle se serait arrêtée.
Rougon ne dit à personne comment il s'y prenait pour éviter d'agrandir sa famille. Les méthodes ne manquent pas dans les campagnes, qui permettent d'éviter d'avoir recours à la pratique qui demeure la meilleure garantie contre les grossesses : l'abstinence. Il y a les remèdes de grands-mères qui veulent par exemple que l'on éternue après l'acte en parcourant la chambre à grands pas pour expulser la semence. Il y a celles qui, plus aléatoires et moins démonstratives, se fondent sur le cycle des menstrues. Enfin, à Plassans, certaines femmes avaient recours aux sorciers et aux sorcières qui vivaient isolés près de la Viorne mais à la clientèle nombreuse. On murmurait même qu'il y avait des avorteuses, mais le fait ne fut jamais prouvé. Ainsi, les méthodes abondaient pour limiter la taille des familles mais il faut croire que Félicité avait choisi de ne pas y avoir recours.
6 mai D'ailleurs, la jeune femme ne regarda pas cette marmaille comme une cause de ruine. Au contraire, elle reconstruisit sur la tête de ses fils l'édifice de sa fortune, qui s'écroulait entre ses mains. Ils n'avaient pas dix ans, qu'elle escomptait déjà en rêve leur avenir. Doutant de jamais réussir par elle même, elle se mit à espérer en eux pour vaincre l'acharnement du sort. Ils satisferaient ses vanités déçues, ils lui donneraient cette position riche et enviée qu'elle poursuivait en vain. Dès lors, sans abandonner la lutte soutenue par la maison de commerce, elle eut une seconde tactique pour arriver à contenter ses instincts de domination. Il lui semblait impossible que, sur ses trois fils, il n'y eût pas un homme supérieur qui les enrichirait tous. Elle sentait cela, disait-elle. Aussi soigna-t-elle les marmots avec une ferveur où il y avait des sévérités de mère et des tendresses d'usurier. Elle se plut à les engraisser amoureusement comme un capital qui devait plus tard rapporter de gros intérêts.
Elle appliquait sans le savoir ce que les bourgeois de Plassans, de Paris et de partout allaient bientôt appliquer avec la plus grande constance. Le Premier Empire, encore tout proche, avait vu en effet le triomphe des stratégies éducatives de la petite bourgeoisie provinciale. Après tout, une famille d'importance moyenne, de cette province corse, éloignée de la capitale, insulaire et à peine française, avait gagné la France et une grande partie de l'Europe. L'épopée impériale n'aurait pas été possible sans l'éducation des écoles des Jésuites et de la subtile hiérarchie des écoles militaires. C'est certainement en souvenir des efforts de sa famille pour l'établir grâce à l'éducation que Napoléon prendra dès le Consulat des lois sur l'éducation. Pour Pierre et Félicité, tout cela, cependant, était alors très récent et encore étranger aux mœurs provinciales qui voulaient que les enfants de commerçants commercent tôt. En cela, Félicité Rougon était une pionnière. Elle serait suivie plus tard par toute la bourgeoisie de France.
7 mai « Laisse donc ! criait Pierre, tous les enfants sont des ingrats. Tu les gâtes, tu nous ruines. » Quand Félicité parla d'envoyer les petits au collège, il se fâcha. Le latin était un luxe inutile, il suffirait de leur faire suivre les classes d'une petite pension voisine. Mais la jeune femme tint bon ; elle avait des instincts plus élevés qui lui faisaient mettre un grand orgueil à se parer d'enfants instruits ; d'ailleurs, elle sentait que ses fils ne pouvaient rester aussi illettrés que son mari, si elle voulait les voir un jour des hommes supérieurs. Elle les rêvait tous trois à Paris, dans de hautes positions qu'elle ne précisait pas. Lorsque Rougon eut cédé et que les trois gamins furent entrés en huitième, Félicité goûta les plus vives jouissances de vanité qu'elle eût encore ressenties. Elle les écoutait avec ravissement parler entre eux de leurs professeurs et de leurs études.
Le jour où l'aîné fit devant elle décliner rosa, la rose, à un de ses cadets, elle crut entendre une musique délicieuse. Il faut le dire à sa louange, sa joie fut alors pure de tout calcul.

C'était comme si Félicité voyait ses enfants apprendre une langue nouvelle, celle d'un eldorado inouï qui ne pouvait être atteint que par des prouesses langagières. Cet apprentissage forcené du latin par toute une jeunesse dont la plus grande part n'en ferait jamais rien consiste donc en un rite équivalent en bien des points aux rites d'initiation des sociétés anciennes. Il ne s'agit en fait pas d'un apprentissage d'une histoire qui aurait vu des langues primitives, ravalées au patois, disparaître au profit de la langue du conquérant. Il ne s'agit pas non plus de s'initier aux racines de la langue française afin d'en mieux maîtriser l'orthographe chantournée. Il s'agit d'une initiation au pouvoir et ce n'est pas pour rien que les maîtres privilégient « La Guerre des Gaules » de Jules César où l'on apprend tout autant la cruauté et la fatuité des chefs de guerre de l'ancien empire que les déclinaisons. Tout cet enseignement du latin, en ce temps-là encore davantage, était entièrement tourné vers la gloire impériale. En enseignant la langue d'ancêtres qui n'en étaient pas, on préparait la jeunesse à se soumettre à un régime autoritaire.
8 mai Rougon lui-même se laissa prendre à ce contentement de l'homme illettré qui voit ses enfants devenir plus savants que lui. La camaraderie qui s'établit naturellement entre leurs fils et ceux des plus gros bonnets de la ville acheva de griser les époux. Les petits tutoyaient le fils du maire, celui du sous-préfet, même deux ou trois jeunes gentilshommes que le quartier Saint-Marc avait daigné mettre au collège de Plassans. Félicité ne croyait pouvoir trop payer un tel honneur. L'instruction des trois gamins greva terriblement le budget de la maison Rougon.
Félicité voyait dans ces dépenses un investissement moins risqué que la spéculation à l'année qu'elle faisait désormais sans grand succès sur le commerce d'huile. Rougon y voyait un manque à gagner comme l'est une terre laissée trop longtemps en jachère et qui pourrait rapporter. Chacun restait donc avec les réflexes de sa condition et cela ne pouvait avoir que des conséquences funestes. Pour que l'entreprise réussisse, il aurait fallu que le père et la mère adoptent eux-mêmes tous les dehors de la bourgeoisie. Les ignorant, ils en éloignaient leurs fils malgré eux.
9 mai Tant que les enfants ne furent pas bacheliers, les époux, qui les maintenaient au collège, grâce à d'énormes sacrifices, vécurent dans l'espérance de leur succès. Et même, lorsqu'ils eurent obtenu leur diplôme, Félicité voulut achever son œuvre ; elle décida son mari à les envoyer tous trois à Paris. Deux firent leur droit, le troisième suivit les cours de l'École de médecine. Puis, quand ils furent hommes, quand ils eurent mis la maison Rougon à bout de ressources et qu'ils se virent obligés de revenir se fixer en province, le désenchantement commença pour les pauvres parents. La province sembla reprendre sa proie. Les trois jeunes gens s'endormirent, s'épaissirent. Toute l'aigreur de sa malchance remonta à la gorge de Félicité. Ses fils lui faisaient banqueroute. Ils l'avaient ruinée, ils ne lui servaient pas les intérêts du capital qu'ils représentaient. Ce dernier coup de la destinée lui fut d'autant plus sensible qu'il l'atteignait à la fois dans ses ambitions de femme et dans ses vanités de mère. Rougon lui répéta du matin au soir : « Je te l'avais bien dit ! » ce qui l'exaspéra encore davantage.
C'est aussi que ni Félicité ni Pierre ne connaissaient rien à Paris et qu'ils ne pouvaient, en conséquence, pas mesurer ce que cela représente, pendant toutes les années d'études, d'y être désigné, reconnu, montré parfois, comme provincial. Il y a d'abord l'accent. Les fils Rougon avaient celui de la Provence et mêlaient parfois, même après leurs années de collège, leur français à quelques mots de patois. Ce seul accent, que l'émotion ou la colère faisaient parfois éclater dans toute sa sonorité, les faisait reconnaître. Il y a ensuite la mise. Savoir comment s'habiller et quoi mettre selon les circonstances relève à Plassans de la tradition et de sa condition dans la société. Un boucher s'habille en boucher, un clerc de notaire en clerc de notaire. Les femmes qui s'autorisent des fantaisies en dehors des fêtes sont regardées comme volages. S'habiller en dehors de sa classe relève du sacrilège. Rien de cela à Paris. Des hommes habillés en princes sont des brigands de grand chemin quand de pauvres hères en guenilles sont héritiers de fortunes considérables. Celui-là avec une pelisse râpée est un écrivain célèbre quand cette belle dame en calèche est une demi-mondaine dont les frasques ne nuisent en rien à sa célébrité.La fille Puech n'avait en rien préparé ses fils à affronter ces bouleversements de la société.
10 mai Un jour, comme elle reprochait amèrement à son aîné les sommes d'argent que lui avait coûtées son instruction, il lui dit avec non moins d'amertume : « je vous rembourserai plus tard, si je puis. Mais, puisque vous n'aviez pas de fortune, il fallait faire de nous des travailleurs. Nous sommes des déclassés, nous souffrons plus que vous. »
Félicité comprit la profondeur de ces paroles. Dès lors, elle cessa d'accuser ses enfants, elle tourna sa colère contre le sort, qui ne se lassait pas de la frapper. Elle recommença ses doléances, elle se mit à geindre de plus belle sur le manque de fortune qui la faisait échouer au port. Quand Rougon lui disait : « Tes fils sont des fainéants, ils nous grugeront jusqu'à la fin », elle répondait aigrement : « Plût à Dieu que j'eusse encore de l'argent à leur donner. S'ils végètent, les pauvres garçons, c'est qu'ils n'ont pas le sou. » Au commencement de l'année 1848, à la veille de la révolution de février, les trois fils Rougon avaient à Plassans des positions fort précaires. Ils offraient alors des types curieux, profondément dissemblables, bien que parallèlement issus de la même souche. Ils valaient mieux en somme que leurs parents. La race des Rougon devait s'épurer par les femmes. Adélaïde avait fait de Pierre un esprit moyen, apte aux ambitions basses ; Félicité venait de donner à ses fils des intelligences plus hautes, capables de grands vices et de grandes vertus.

On aurait pu dessiner sur leur visage et l'ensemble de leur corps ce qui revenait à Adélaïde et à Félicité comme se dessinent sur les pierres les veines des sédiments compressés lors du processus de pétrification. Adélaïde et Félicité étaient toutes deux filles de Plassans, de cette Provence qui chante en travaillant et qui connaît la valeur des couleurs. Si Félicité n'avait pas la folie d'Adélaïde, elle avait aussi une forme ténue de fantaisie qu'elle réfrénait avec ardeur. N'aurait-elle pas eu ce goût forcené de l'argent et du pouvoir qu'elle aurait pu tenter de s'élever autrement de sa condition et sa vaillance sinon son intrépidité auraient pu la jeter sur les routes en quête d'une aventure marchande. Si Plassans avait été plus proche de la mer, elle se serait embarquée vers les Amériques pour tenter la fortune du nouveau monde. Elle en rêvait parfois mais son rêve la ramenait toujours aux remparts de Plassans. Félicité ne réussissait pas car elle n'avait pas la force mentale d'abolir les remparts de Plassans et ses rêves de puissance se bornaient à la sous-préfecture. C'est aussi en cela que ses fils échouaient et semblaient toujours arrimés à la terre de l'enclos des Fouque pourtant désormais disparu. Le manque d'argent était ainsi une conséquence de la disposition d'esprit qu'elle avait léguée à ses fils et non la cause première de la façon dont ils végétaient frileusement. Aurait-on déplacé cette famille dans une ville sans rempart que l'imagination de Félicité aurait pu s'envoler.
11 mai À cette époque, l'aîné, Eugène, avait près de quarante ans. C'était un garçon de taille moyenne, légèrement chauve, tournant déjà à l'obésité. Il avait le visage de son père, un visage long, aux traits larges ; sous la peau, on devinait la graisse qui amollissait les rondeurs et donnait à la face une blancheur jaunâtre de cire. Mais si l'on sentait encore le paysan dans la structure massive et carrée de la tête, la physionomie se transfigurait, s'éclairait en dedans, lorsque le regard s'éveillait, en soulevant les paupières appesanties. Chez le fils, la lourdeur du père était devenue de la gravité. Ce gros garçon avait d'ordinaire une attitude de sommeil puissant ; à certains gestes larges et fatigués, on eût dit un géant qui se détirait les membres en attendant l'action. Par un de ces prétendus caprices de la nature où la science commence à distinguer des lois, si la ressemblance physique de Pierre était complète chez Eugène, Félicité semblait avoir contribué à fournir la matière pensante.
C'était ainsi un spectacle étonnant de voir cette masse que l'on aurait cru volontiers inerte s'animer soudain et sembler vouloir prendre à l'imiter la vivacité de sa mère. Eugène, certes, ne pouvait suivre plus de quelques minutes Félicité qui virevoltait toute la journée et qui fourbissait des plans de vengeance contre le sort qui lui était fait. Mais, il la suivait en pensée et sous ses paupières fermées naissaient de grands desseins. Il les gardait cependant pour lui, n'ayant aucune intention de rembourser à ses parents le coût de ses études. Semblable en cela à son père et à sa mère; il lui paraissait bien que les attachements familiaux, en rien, ne devaient contrarier ses intérêts propres. Eugène voulait le pouvoir pour lui-même, pas pour le céder à sa famille. Ainsi, Eugène Rougon faisait-il l'effet de ce héros de la fable qui prend le parti, après y avoir beaucoup songé, d'attendre la fortune en restant dans son lit. Et il fallait bien que la fortune vînt à lui, son manque d'agilité l'empêchant de la poursuivre.
12 mai Eugène offrait le cas curieux de certaines qualités morales et intellectuelles de sa mère enfouies dans les chairs épaisses de son père. Il avait des ambitions hautes, des instincts autoritaires, un mépris singulier pour les petits moyens et les petites fortunes. Il était la preuve que Plassans ne se trompait peut-être pas en soupçonnant que Félicité avait dans les veines quelques gouttes de sang noble. Les appétits de jouissance qui se développaient furieusement chez les Rougon, et qui étaient comme la caractéristique de cette famille, prenaient en lui une de leurs faces les plus élevées ; il voulait jouir, mais par les voluptés de l'esprit, en satisfaisant ses besoins de domination. Un tel homme n'était pas fait pour réussir en province. Il y végéta quinze ans, les yeux tournés vers Paris, guettant les occasions. Dès son retour dans sa petite ville, pour ne pas manger le pain de ses parents, il s'était fait inscrire au tableau des avocats. Il plaida de temps à autre, gagnant maigrement sa vie, sans paraître s'élever au-dessus d'une honnête médiocrité. À Plassans, on lui trouvait la voix pâteuse, les gestes lourds. Il était rare qu'il réussît à gagner la cause d'un client ; il sortait le plus souvent de la question, il divaguait, selon l'expression des fortes têtes de l'endroit. Un jour surtout, plaidant une affaire de dommages et intérêts, il s'oublia, il s'égara dans des considérations politiques, à ce point que le président lui coupa la parole. Il s'assit immédiatement en souriant d'un singulier sourire. Son client fut condamné à payer une somme considérable, ce qui ne parut pas lui faire regretter ses digressions le moins du monde, Il semblait regarder ses plaidoyers comme de simples exercices qui lui serviraient plus tard. C'était là ce que ne comprenait pas et ce qui désespérait Félicité ; elle aurait voulu que son fils dictât des lois au tribunal civil de Plassans. Elle finit par se faire une opinion très défavorable sur son fils aîné ; selon elle, ce ne pouvait être ce garçon endormi qui serait la gloire de la famille. Pierre, au contraire, avait en lui une confiance absolue, non qu'il eût des yeux plus pénétrants que sa femme, mais parce qu'il s'en tenait à la surface, et qu'il se flattait lui-même en croyant au génie d'un fils qui était son vivant portrait.
C'est ainsi que les parents regardent leurs enfants devenus adultes autrement que ne les voient les gens. Quand tout Plassans voyait en Eugène un homme grossi, un peu fat et malin comme un paysan, Félicité le voyait alourdi et pesant comme son mari à qui elle n'avait jamais concédé aucune finesse. Ce qui retenait Eugène à Plassans, dans sa médiocrité de déclassé, était tout autant, sinon davantage, l'ambition de sa mère que la graisse qu'il avait accumulée comme pour prouver au monde que son argent provenait du commerce de l'huile. Elle le retenait dans les rets de sa propre ambition, voulant qu'il réussisse et l'exigeant même, non pour lui ni même pour son nom mais pour elle. Ce qui arrimait Eugène au miteux tribunal civil de Plassans, c'était sa mère. Aurait-elle disparu qu'il se serait envolé. Il y avait là, entre la mère et le fils, une guerre tout aussi cruelle que celle que Pierre avait menée contre la vieille Adélaïde. Elle était plus insidieuse, mais non moins violente et l'issue n'en était pas donnée. Un jour qu'elle lui reprochait ce qui, certes, pouvait s'assimiler à de la paresse, il lui fit le reproche, comme s'il plaidait devant le juge, de l'empêcher de réussir à le suivre du regard, lui rappelant ainsi sans cesse qu'il était le fils d'un paysan et d'une marchande d'huile. La charge était violente et assez inusitée. Lui faire ce reproche, Eugène le savait, pouvait tuer la pauvre femme plus sûrement que la morsure du serpent le plus venimeux. Elle regarda son fils, devenue blême sous l'offense, brulant de lui dévoiler la source vive de son ambition. Elle était à cet instant comme ces personnages de l'Odyssée qui ne peuvent dévoiler leur véritable identité sous peine de courroucer les dieux encore davantage. Elle vit défiler les jours et entendit de nouveau les cris de cet enfant qui l'appelait. Pour rien au monde elle n'aurait essuyé une larme devant ce fils ingrat. Alors, elle se contenta d'aller chercher en elle tout ce qu'elle pouvait concentrer de morgue et d'arrogance. Elle le regarda sans mot dire, comme quelqu'un qui sous l'affront promet la revanche. Elle vit les jours qui viendraient défiler devant elle,  et avec ces jours toute l'histoire de sa descendance. Un sourire lui vint. Elle savait alors qu'Eugène n'était que la maillon provisoire de son histoire à elle.
13 mai Un mois avant les journées de février, Eugène devint inquiet ; un flair particulier lui fit deviner la crise.
Dès lors, le pavé de Plassans lui brûla les pieds. On le vit rôder sur les promenades comme une âme en peine. Puis il se décida brusquement, il partit pour Paris. Il n'avait pas cinq cents francs dans sa poche.

C'est que le destin ne compte pas en jours, ni même en mois ou en années. Le destin ne compte pas le temps. Il advient quand il doit advenir et fabrique alors l'histoire avec plus d'assurance que le tisseur ou le cordonnier. Il jette sans un sou sur les routes les plus prévoyants. Il engage les riches vers la ruine et les pauvres encore davantage dans la parcimonie.
14 mai Aristide, le plus jeune des fils Rougon, était opposé à Eugène, géométriquement pour ainsi dire. Il avait le visage de sa mère et des avidités, un caractère sournois, apte aux intrigues vulgaires, où les instincts de son père dominaient.
Cette opposition de l'esprit entrainait une opposition du physique et ceux qui ignoraient leurs liens de parenté ne pouvaient pas deviner qu'Eugène et Aristide étaient frères tant ils étaient en tout dissemblables. Ce qui prévalait chez Aristide semblait bien une agilité mauvaise.
15 mai La nature a souvent des besoins de symétrie. Petit, la mine chafouine, pareille à une pomme de canne curieusement taillée en tête de polichinelle, Aristide furetait, fouillait partout, peu scrupuleux, pressé de jouir. Il aimait l'argent comme son frère aîné aimait le pouvoir. Tandis qu'Eugène rêvait de plier un peuple à sa volonté et s'enivrait de sa toute-puissance future, lui se voyait dix fois millionnaire, logé dans une demeure princière, mangeant et buvant bien, savourant la vie par tous les sens et tous les organes de son corps. Il voulait surtout une fortune rapide. Lorsqu'il bâtissait un château en Espagne, ce château s'élevait magiquement dans son esprit ; il avait des tonneaux d'or du soir au lendemain ; cela plaisait à ses paresses, d'autant plus qu'il ne s'inquiétait jamais des moyens et que les plus prompts lui semblaient les meilleurs. La race des Rougon, de ces paysans épais et avides, aux appétits de brute, avait mûri trop vite ; tous les besoins de jouissance matérielle s'épanouissaient chez Aristide, triplés par une éducation hâtive, plus insatiables et dangereux depuis qu'ils devenaient raisonnés. Malgré ses délicates intuitions de femme, Félicité préférait ce garçon ; elle ne sentait pas combien Eugène lui appartenait davantage ; elle excusait les sottises et les paresses de son fils cadet, sous prétexte qu'il serait l'homme supérieur de la famille, et qu'un homme supérieur a le droit de mener une vie débraillée, jusqu'au jour où la puissance de ses facultés se révèle. Aristide mit rudement son indulgence à l'épreuve. À Paris, il mena une vie sale et oisive ; il fut un de ces étudiants qui prennent leurs inscriptions dans les brasseries du Quartier latin. D'ailleurs, il n'y resta que deux années ; son père, effrayé, voyant qu'il n'avait pas encore passé un seul examen, le retint à Plassans et parla de lui chercher une femme, espérant que les soucis du ménage en feraient un homme rangé. Aristide se laissa marier. À cette époque, il ne voyait pas clairement dans ses ambitions ; la vie de province ne lui déplaisait pas ; il se trouvait à l'engrais dans sa petite ville, mangeant, dormant, flânant.
La chose était paradoxale, car, il y a rarement de fortunes rapides dans les petites villes de province. Les raisons de cela sont assez évidentes. Il est difficile d'y spéculer. La spéculation repose sur la confidentialité sinon le secret. Le spéculateur sait ce que ses dupes ne savent pas. À Plassans comme dans toutes les petites villes provinciales, tout se sait et le moindre mouvement suspect est analysé, commenté, éventé. Il y a aussi que la spéculation s'épanouit quand la taille des opérations permet de faire la culbute. Spéculer sur un arpent de terre à Plassans, fût-il habilement situé sur le tracé d'une avenue nouvelle ne permettra jamais de devenir riche aisément et rapidement. Il faudra attendre des siècles. Et encore, la chose ne rapportera jamais que quelques sous propres seulement à ravir des ambitions modestes. Devenir riche, en somme, suppose que la société vous accepte comme tel. En province, tout est fait au demeurant pour que les riches demeurent riches, mais pas trop riches et que les pauvres ne se plaignent pas d'être pauvres, pas trop. La société, par mille moyens, leur assure l'a subsistance, fût-ce par l'aumône. On a ses pauvres comme on a ses bêtes ou ses domestiques. Dans les grandes villes, les pauvres sont laissés à eux-mêmes et cela, rapidement, tourne mal. Enfin, il est facilement observable que les richesses rapides font les jouissances rapides et ostentatoires. Rien n'est plus mal aisé que de faire montre de son argent dans une ville de province, où il est de bon ton de n'en jamais rien montrer. Ainsi, celui qui, malgré tous les obstacles, serait parvenu à amasser en moins d'une génération, par un coup du sort presque magique, une fortune considérable, ne saurait rien en faire. Se ferait-il construire un palais, que ce serait une attraction de foire. Rachèterait-il un quartier que ses voisins continueraient de lui préférer la sous-préfecture. Aristide était pourtant dans cette forme d'aporie, de vouloir jouir à Plassans comme il l'aurait fait à Paris d'une fortune imaginaire que toute la province ne laissait de lui refuser.
16 mai Félicité plaida sa cause avec tant de chaleur que Pierre consentit à nourrir et à loger le ménage, à la condition que le jeune homme s'occuperait activement de la maison de commerce. Dès lors commença pour ce dernier une belle existence de fainéantise ; il passa au cercle ses journées et la plus grande partie de ses nuits, s'échappant du bureau de son père comme un collégien, allant jouer les quelques louis que sa mère lui donnait en cachette. Il faut avoir vécu au fond d'un département, pour bien comprendre quelles furent les quatre années d'abrutissement que ce garçon passa de la sorte. Il y a ainsi, dans chaque petite ville, un groupe d'individus vivant aux crochets de leurs parents, feignant parfois de travailler, mais cultivant en réalité leur paresse avec une sorte de religion. Aristide fut le type de ces flâneurs incorrigibles que l'on voit se traîner voluptueusement dans le vide de la province, Il joua à l'écarté pendant quatre ans. Tandis qu'il vivait au cercle, sa femme, une blonde molle et placide, aidait à la ruine de la maison Rougon par un goût prononcé pour les toilettes voyantes et par un appétit formidable, très curieux chez une créature aussi frêle.
Parfois, rarement, on les voyait ensemble marcher le long de la promenade dans un silence ennuyé. Rien ne les portait à la conversation. Elle pensait au dîner qui allait venir et à la sauce qu'elle pourrait avoir préparée si elle avait été moins lasse. Il pensait qu'il soustrayait tout ce temps au jeu et à ses camarades de jeu et échafaudait des martingales complexes et sans doute trop élaborées pour le jeu si sommaire de l'écarté. Leur ennui venait certainement qu'ils n'avaient l'un pour l'autre aucun attrait. Leur mariage arrangé comme tant de mariages de province provoquait chez ces êtres mornes une forme particulière de catalepsie. En présence l'un de l'autre, ils semblaient se figer. S'ils restaient au salon, fussent-ils avec leurs parents, qu'ils s'endormaient aussitôt et ne se réveillaient qu'avec l'extinction de la lampe. En revanche, dès qu'ils étaient séparés, ils reprenaient vie, s'ébrouaient et pouvaient même être de compagnie accorte. Chez la couturière, Angèle était la cliente la plus appréciée, pleine de rires et de plaisanteries. Au cercle, Aristide était bon camarade, à la plaisanterie facile, bon perdant et friand d'anecdotes  volontiers un peu salaces. Ils vivaient  chacun dans leur monde et n'eurent d'enfants qu'après quelques années de mariage.
17 mai Angèle adorait les rubans bleu ciel et le filet de bœuf rôti.
Elle était fille d'un capitaine retraité, qu'on nommait le commandant Sicardot, bonhomme qui lui avait donné pour dot dix mille francs, toutes ses économies. Aussi Pierre, en choisissant Angèle pour son fils, avait-il pensé conclure une affaire inespérée, tant il estimait Aristide à bas prix. Cette dot de dix mille francs, qui le décida, devint justement par la suite un pavé attaché à son cou. Son fils était déjà un rusé fripon ; il lui remit les dix mille francs, en s'associant avec lui, ne voulant pas garder un sou, affichant le plus grand dévouement.

Aristide, d'ores et déjà, et sur une matière qui d'ordinaire ne s'y prêtait pas, exerçait ses talents de spéculateur, sinon de prévaricateur. L'astuce est bien connue et ce, depuis la nuit des temps, qui veut que l'on tienne autrui par la dette qu'il encourt. C'est même un des ressorts principaux de la religion, qui invente un péché originel, source d'une dette inextinguible, qui dès lors tiendra le pénitent dans une génuflexion permanente. Le plus souvent, les parents maintiennent leurs enfants dans cette idée qu'ils leur doivent quelque chose, espérant par là même que leur progéniture prendra soin d'eux l'âge venu. L'inverse, cependant, est plus rare.
18 mai « Nous n'avons besoin de rien, disait-il ; vous nous entretiendrez, ma femme et moi, et nous compterons plus tard. » Pierre était gêné, il accepta, un peu inquiet du désintéressement d'Aristide. Celui-ci se disait que de longtemps peut-être son père n'aurait pas dix mille francs liquides à lui rendre, et que lui et sa femme vivraient largement à ses dépens, tant que l'association ne pourrait être rompue.
C'était là quelques billets de banque admirablement placés.
Quand le marchand d'huile comprit quel marché de dupe il avait fait, il ne lui était plus permis de se débarrasser d'Aristide ; la dot d'Angèle se trouvait engagée dans des spéculations qui tournaient mal. Il dut garder le ménage chez lui, exaspéré, frappé au cœur par le gros appétit de sa belle-fille et par les fainéantises de son fils. Vingt fois, s'il avait pu les désintéresser, il aurait mis à la porte cette vermine qui lui suçait le sang, selon son énergique expression. Félicité les soutenait sourdement ; le jeune homme, qui avait pénétré ses rêves d'ambition, lui exposait chaque soir d'admirables plans de fortune qu'il devait prochainement réaliser. Par un hasard assez rare, elle était au mieux avec sa bru ; il faut dire qu'Angèle n'avait pas une volonté et qu'on pouvait disposer d'elle comme d'un meuble. Pierre s'emportait, quand sa femme lui parlait des succès futurs de leur fils cadet : il l'accusait plutôt de devoir être un jour la ruine de leur maison.

Aristide était un conteur d'une grande efficacité. Il savait exactement ce qu'espérait sa mère et quels étaient ses rêves. Il ne faisait en conséquence que commencer à leur donner un peu dé réalité ; et la bonne femme, en entendant de la bouche de son fils ce qu'elle ne faisait qu'entrevoir le soir avant de s'endormir avait l'impression que ses chimères étaient devenues réalité.
Ce genre de récit est connu depuis l'antiquité. C'est celui du bonimenteur qui promet des fortunes mais c'est aussi celui des poètes qui chantent la gloire des puissants et qui leur annoncent la victoire dans la bataille et des lendemains d'abondance. Ce sont aussi les récits qui décrivent, et parfois par le menu, le paradis d'après la mort et qui envoient, pour le gagner, des cohortes de gamins sur des sentiers glorieux. C'est enfin la forme de tous les chants guerriers et de tous les hymnes. On ne dira jamais assez la puissance du verbe qui peut donner aux inventions de l'esprit plus de réalité que ce que chacun voit chaque jour devant ses yeux et plus de réalité-même que ce qui s'est passé dans les temps historiques. L'histoire, d'ailleurs, sous son apparence d'objectivité, n'échappe pas à cette contamination lyrique. Tant de batailles embourbées sont devenues avec le temps et le talent des conteurs des chevauchées dans des champs fleuris. Tant de héros transis et sans doute angoissés devinrent sous le charme du récit intrépides et superbes.
19 mai Pendant les quatre années que le ménage resta chez lui, il tempêta ainsi, usant en querelles sa rage impuissante, sans qu'Aristide ni Angèle sortissent le moins du monde de leur calme souriant. Ils s'étaient posés là, ils y restaient, comme des masses. Enfin, Pierre eut une heureuse chance ; il put rendre à son fils ses dix mille francs. Quand il voulut compter avec lui, Aristide chercha tant de chicanes, qu'il dut le laisser partir sans lui retenir un sou pour ses frais de nourriture et de logement. Le ménage alla s'établir à quelques pas, sur une petite place du vieux quartier, nommée la place Saint-Louis. Les dix mille francs furent vite mangés. Il fallut s'établir. Aristide, d'ailleurs, ne changea rien à sa vie tant qu'il y eut de l'argent à la maison. Lorsqu'il en fut à son dernier billet de cent francs, il devint nerveux. On le vit rôder dans la ville d'un air louche ; il ne prit plus sa demi-tasse au cercle ; il regarda jouer, fiévreusement, sans toucher une carte. La misère le rendit pire encore qu'il n'était.
Quelque chose en lui l'empêchait de travailler, et même davantage, de consentir au travail. Il en parlait parfois le soir avec Angèle et échafaudait pour elle des contes dans lesquels cette aversion profonde pour le salariat venait d'une lointaine ascendance noble. Il s'agissait alors cependant d'une noblesse de cour et il lui fallait aller dans son récit jusqu'à Versailles et jusqu'au roi pour pouvoir imaginer des aristocrates aussi paresseux que lui. Angèle, confit au milieu de ses rubans, affamée comme à son habitude, écoutait, acquiesçait et parfois même participait et ils n'étaient pas rares les soirs où un récit précis d'un banquet à la cour leur tenait de repas dès qu'ils avaient mangé une mauvaise soupe confectionnée avec des restes. Il emmenait parfois Félicité dans ses chimères, flattée, mais sans le dire, que son fils pût croire à son ascendance secrète. Aristide et Angèle, dans leur pauvreté lyrique, étaient ridicules et comme toutes les personnes ridicules, n'en savaient rien.
20 mai Longtemps, il tint le coup, il s'entêta à ne rien faire. Il eut un enfant, en 1840, le petit Maxime, que sa grand-mère Félicité fit heureusement entrer au collège, et dont elle paya secrètement la pension. C'était une bouche de moins chez Aristide ; mais la pauvre Angèle mourait de faim, le mari dut enfin chercher une place. Il réussit à entrer à la sous-préfecture. Il y resta près de dix années, et n'arriva qu'aux appointements de dix-huit cents francs. Dès lors, haineux, amassant le fiel, il vécut dans l'appétit continuel des jouissances dont il était sevré. Sa position infime l'exaspérait ; les misérables cent cinquante francs qu'on lui mettait dans la main, lui semblaient une ironie de la fortune. Jamais pareille soif d'assouvir sa chair ne brûla un homme. Félicité, à laquelle il contait ses souffrances, ne fut pas fâchée de le voir affamé ; elle pensa que la misère fouetterait ses paresses. L'oreille au guet, en embuscade, il se mit à regarder autour de lui, comme un voleur qui cherche un bon coup à faire. Au commencement de l'année 1848, lorsque son frère partit pour Paris, il eut un instant l'idée de le suivre.
Mais Eugène était garçon ; lui ne pouvait traîner sa femme si loin, sans avoir en poche une forte somme, Il attendit, flairant une catastrophe, prêt à étrangler la première proie venue.

On rencontre ainsi parfois dans les administrations et jusque dans les sous-préfectures les plus reculées des hommes qui pensent avoir manqué la rencontre avec leur destin. Il y a ceux qui cultivent un talent artistique et qui sitôt leurs tâches terminées et souvent bâclées filent vers le motif leur chevalet sous le bras ou 'emparent d'un instrument de musique au grand dam de leur voisinage. Il y a ceux qui perdent une grand part de la journée en conversations incessantes avec les autres employés de bureau et qui échafaudent des plans de fortune qu'ils sont les seuls à croire encore. Certains deviennent même la risée de leurs congénères qui s'amusent avant de s'agacer de ces rodomontades répétées. Il y a encore ceux qui font des rêves de voyages et de pays lointains. Enfin, ceux qui s'absorbent dans les sociétés savantes et l'histoire locale sont les plus curieux. Dès qu'ils sont sortis de leurs fiches et des nomenclatures qu'ils tiennent pour l'État, pour le Département ou pour la municipalité, ils plongent, dans le secret de leur cabinet, dans d'autres tas de fiches et tiennent consciencieux des registres ornementés. Certains voient ainsi dans la tenue du cadastre une forme de distraction ultime qui leur procurent les plus grandes joies. Veut-on les déplacer et leur donner un autre emploi qu'ils tombent malades rapidement et vont jusqu'à en mourir.
21 mai L'autre fils Rougon, Pascal, celui qui était né entre Eugène et Aristide, ne paraissait pas appartenir à la famille.
C'était un de ces cas fréquents qui font mentir les lois de l'hérédité. La nature donne souvent ainsi naissance, au milieu d'une race, à un être dont elle puise tous les éléments dans ses forces créatrices. Rien au moral ni au physique ne rappelait les Rougon chez Pascal. Grand, le visage doux et sévère, il avait une droiture d'esprit, un amour de l'étude, un besoin de modestie, qui contrastaient singulièrement avec les fièvres d'ambition et les menées peu scrupuleuses de sa famille. Après avoir fait à Paris d'excellentes études médicales, il s'était retiré à Plassans par goût, malgré les offres de ses professeurs. Il aimait la vie calme de la province ; il soutenait que cette vie est préférable pour un savant au tapage parisien. Même à Plassans, il ne s'inquiéta nullement de grossir sa clientèle. Très sobre, ayant un beau mépris pour la fortune, il sut se contenter des quelques malades que le hasard seul lui envoya. Tout son luxe consista dans une petite maison claire de la ville neuve, où il s'enfermait religieusement, s'occupant avec amour d'histoire naturelle. Il se prit surtout d'une belle passion pour la physiologie. On sut dans la ville qu'il achetait souvent des cadavres au fossoyeur de l'hospice, ce qui le fit prendre en horreur par les dames délicates et certains bourgeois poltrons. On n'alla pas heureusement jusqu'à le traiter de sorcier ; mais sa clientèle se restreignit encore, on le regarda comme un original auquel les personnes de la bonne société ne devaient pas confier le bout de leur petit doigt, sous peine de se compromettre. On entendit la femme du maire dire un jour :
« J'aimerais mieux mourir que de me faire soigner par ce monsieur. Il sent le mort. » Pascal, dès lors, fut jugé. Il parut heureux de cette peur sourde qu'il inspirait. Moins il avait de malades, plus il pouvait s'occuper de ses chères sciences. Comme il avait mis ses visites à un prix très modique, le peuple lui demeurait fidèle. Il gagnait juste de quoi vivre, et vivait satisfait, à mille lieues des gens du pays, dans la joie pure de ses recherches et de ses découvertes. De temps à autre, il envoyait un mémoire à l'Académie des sciences de Paris.

Le médecin avait raison car la province ne réserve pas que de l'ennui, et ne serait-ce l'étroitesse d'esprit de ses habitants, elle offre de nombreux avantages à ceux qui savent les saisir. L'un de ces avantages, principalement, est la façon dont la nature côtoie la ville. Il est ainsi possible à celui qui connaît les plantes de les trouver toutes à sa main, en quelques pas bien dirigés. C'est d'ailleurs un autre de ses bienfaits que de pouvoir connaître parfaitement un paysage et de ne le voir se modifier que sous l'effet des saisons et de la pousse des arbres. Parfois, un événement surgit : la foudre tombe sur le chêne le plus haut d'un bosquet d'arbres centenaires ou la tempête abat quelques sujets comme l'aurait fait une faux gigantesque. L'observateur patient peut alors noter, jour après jour et mois après mois comment la nature panse les plaies de la nature et répare le paysage. Très vite, la meilleure mémoire a oublié entièrement comment était le paysage avant la catastrophe et tout semble là depuis l'éternité. C'est ainsi qu'en une génération une friche peut retourner à la forêt ou devenir un champ propret qui jaunit à l'été sans qu'à aucun moment cela paraisse nouveau au passant inattentif. La ville, au contraire, affiche avec morgue et arrogance ses changements incessants et en fait même de la publicité. Il faut sans cesse construire et reconstruire, plus haut, plus vaste, pour satisfaire le besoin d'agglutination de la population. C'est aussi qu'il faut que les profits s'investissent et que la ville est une machine à investissements. C'est aussi pourquoi le sage Prosper Mérimée a demandé en 1837 aux préfets de faire la liste des monuments qui devaient être protégés. Plassans fit inscrire la cathédrale et une église pour faire plaisir aux fidèles et parce que le sous-préfet d'alors aimait les vieilles pierres. Dès lors, le sous-préfet se mit à vérifier tout ce que l'on faisait de constructions et d'ajouts autour de la cathédrale, figeant ainsi la sarabande des échoppes et des appentis qui n'avait jamais cessé depuis le moyen-âge. Les peintres allaient pouvoir commencer à peindre les cathédrales comme on peint les paysages.
Les amoureux des vieilles pierres étaient les seuls citoyens de Plassans que le docteur Pascal consentait parfois à fréquenter. Ils avaient comme lui le goût des nomenclatures et épinglaient les monuments comme dans un herbier.
22 mai Plassans ignorait absolument que cet original, ce monsieur qui sentait le mort, fût un homme très connu et très écouté du monde savant. Quand on le voyait, le dimanche, partir pour une excursion dans les collines des Garrigues, une boîte de botaniste pendue au cou et un marteau de géologue à la main, on haussait les épaules, on le comparait à tel autre docteur de la ville, si bien cravaté, si mielleux avec les dames et dont les vêtements exhalaient toujours une délicieuse odeur de violette. Pascal n'était pas davantage compris par ses parents. Lorsque Félicité lui vit arranger sa vie d'une façon si étrange et si mesquine, elle fut stupéfaite et lui reprocha de tromper ses espérances. Elle qui tolérait les paresses d'Aristide, qu'elle croyait fécondes, ne put voir sans colère le train médiocre de Pascal, son amour de l'ombre, son dédain de la richesse, sa ferme résolution de rester à l'écart. Certes, ce ne serait pas cet enfant qui contenterait jamais ses vanités ! » Mais d'où sors-tu ? lui disait-elle parfois. Tu n'es pas à nous. Vois tes frères, ils cherchent, ils tâchent de tirer profit de l'instruction que nous leur avons donnée. Toi, tu ne fais que des sottises. Tu nous récompenses bien mal, nous qui nous sommes ruinés pour t'élever. Non, tu n'es pas à nous. » Pascal, qui préférait rire chaque fois qu'il avait à se fâcher, répondait gaiement, avec une fine ironie : « Allons, ne vous plaignez pas, je ne veux point vous faire entièrement banqueroute : je vous soignerai tous pour rien, quand vous serez malades. » D'ailleurs, il voyait sa famille rarement, sans afficher la moindre répugnance, obéissant malgré lui à ses instincts particuliers. Avant qu'Aristide fût entré à la sous-préfecture, il vint plusieurs fois à son secours. Il était resté garçon. Il ne se douta seulement pas des graves événements qui se préparaient. Depuis deux ou trois ans, il s'occupait du grand problème de l'hérédité, comparant les races animales à la race humaine, et il s'absorbait dans les curieux résultats qu'il obtenait. Les observations qu'il avait faites sur lui et sur sa famille avaient été comme le point de départ de ses études. Le peuple comprenait si bien, avec son intuition inconsciente, à quel point il différait des Rougon, qu'il le nommait M. Pascal, sans jamais ajouter son nom de famille.
Sans doute, cependant, la personnalité originale du docteur Pascal n'échappait-elle pas entièrement aux lois de l'hérédité que celui-ci essayait de découvrir et de décrire.C'était seulement qu'il avait pu transformer les foucades de sa grand-mère Adélaïde, sa rêverie stérile et ses emportements, en méthode de travail, de classification, en réflexion et en pensée. Elle aimait les récits de son amant contrebandier, qui connaissait tous les chemins de la garrigue. Il en connaissait lui chaque plante et chaque pierre et écrivait patiemment un récit plus vaste encore, celui de la vie. Qu'il fût brocardé par sa mère ne le chagrinait pas et même, ne l'étonnait pas. Il avait seulement inscrit dans son grand livre imaginaire cette caractéristique, comme il inscrivait les variations de couleur des ailes des libellules. Il déplorait seulement en secret de ne pas avoir davantage de sujets à observer et espérait bien vivre assez longtemps pour pouvoir continuer à noter l'évolution de sa famille sur plusieurs générations. Qu'en serait-il des enfants d'Aristide ? Qu'auront-ils hérité de leurs parents ? Comment auront-ils agencé les lâchetés cupides de leur père aux appétits frivoles de leur mère ? Telles étaient les questions qui le nourrissaient et le maintenaient dans la meilleure santé qui soit. C'était aussi que ces observations lui avaient enseigné la tempérance. Les bêtes trop grasses, avait-il remarqué, deviennent rapidement  les proies de leurs congénères quand celles qui sont trop maigres ne tiennent pas l'hiver. Peu à peu, le docteur Pascal était devenu une part du grand livre qu'il écrivait et si le récit de cet écrivain particulier était bien le récit de la création toute entière, il en était le personnage le plus assidu mais discret. Pascal était comme ces peintres qui se peignent dans le tableau et qui, dédaignant toute tentative d'auto-portrait se contentent de se dessiner dans un coin sous la forme d'une silhouette que l'on distingue à peine. Il avait compris très tôt que l'homme n'était pas au centre de la création, pas plus que les abeilles ou les coquelicots. Il avait aussi saisi que son existence était passagère, issue de vies fragiles et soumises au chaos des éléments. Et c'est certainement aussi pourquoi il avait choisi de ne pas perpétuer cette farce en se mariant et en procréant.
23 mai Trois ans avant la révolution de 1848, Pierre et Félicité quittèrent leur maison de commerce. L'âge venait, ils avaient tous deux dépassé la cinquantaine, ils étaient las de lutter. Devant leur peu de chance, ils eurent peur de se mettre absolument sur la paille, s'ils s'entêtaient. Leurs fils, en trompant leurs espérances, leur avaient porté le coup de grâce. Maintenant qu'ils doutaient d'être jamais enrichis par eux, ils voulaient au moins se garder un morceau de pain pour leurs vieux jours. Ils se retiraient avec une quarantaine de mille francs, au plus. Cette somme leur constituait une rente de deux mille francs, juste de quoi vivre la vie mesquine de province. Heureusement, ils restaient seuls, ayant réussi à marier leurs filles, Marthe et Sidonie, dont l'une était fixée à Marseille et l'autre à Paris.
Il est certain qu'il n'était pas question de malchance ni de guigne ou de guignon. Sur un aussi long terme, sur toute une vie, la chance ne joue jamais le rôle que l'on voudrait lui faire jouer. On accuse d'ordinaire la malchance pour se rassurer sinon pour se consoler et cela agit comme une sorte de potion anesthésiant les nuées de l'âme. Ce qui avait entravé le succès en affaires de Pierre et de Félicité était curieusement cet appât du gain qui, les faisant ignorer la générosité, même dans les plus petites choses, les éloignait de la chance, de la bonne affaire, de ce que la gratitude d'un pauvre bénéficiaire d'une bonne action peut apporter de richesse à celui qui les prodigue. Confits dans leur pingrerie et leur ressentiment, les Rougon passaient à côté de ce qui s'offrait pourtant à eux sans qu'ils le voient jamais.
24 mai En liquidant, ils auraient bien voulu aller habiter la ville neuve, le quartier des commerçants retirés ; mais ils n'osèrent. Leurs rentes étaient trop modiques ; ils craignirent d'y faire mauvaise figure. Par une sorte de compromis, ils louèrent un logement rue de la Banne, la rue qui sépare le vieux quartier du quartier neuf. Leur demeure se trouvant dans la rangée de maisons qui bordent le vieux quartier, ils habitaient bien encore la ville de la canaille : seulement, ils voyaient de leurs fenêtres, à quelques pas, la ville des gens riches ; ils étaient sur le seuil de la terre promise.
Ils étaient donc au purgatoire, ou, si l'on préfère, dans les limbes et ne sachant pas ce qu'ils devaient faire pour atteindre leur paradis. S'ils avaient eu pour leurs fils les plus grandes espérances, osant tout et même au-delà du raisonnable avant d'en rabattre, pour eux-mêmes, somme toute, ils avaient gardé des ambitions modestes qui ne dérangeaient en aucune manière l'ordre social. La ville neuve les regardait autant qu'ils la regardaient, avec ses façades bien alignées aux décors symétriques quand la vieille ville ne cessait de se transformer au gré des ajouts imbéciles de la populace.
25 mai Leur logement, situé au deuxième étage, se composait de trois grandes pièces ; ils en avaient fait une salle à manger, un salon et une chambre à coucher. Au premier, demeurait le propriétaire, un marchand de cannes et de parapluies, dont le magasin occupait le rez-de-chaussée. La maison, étroite et peu profonde, n'avait que deux étages. Quand Félicité emménagea, elle eut un affreux serrement de cœur.
Demeurer chez les autres, en province, est un aveu de pauvreté. Chaque famille bien posée à Plassans a sa maison, les immeubles s'y vendant à très bas prix. Pierre tint serrés les cordons de sa bourse ; il ne voulut pas entendre parler d'embellissements ; l'ancien mobilier, fané, usé, éclopé, dut servir sans être seulement réparé. Félicité, qui sentait vivement, d'ailleurs, les raisons de cette ladrerie, s'ingénia pour donner un nouveau lustre à toutes ces ruines ; elle recloua elle-même certains meubles plus endommagés que les autres ; elle reprisa le velours éraillé des fauteuils.

Cet intérieur reprisé était celui d'une pâle déchéance. Il était l'intérieur de l'échec. Félicité ne pouvait s'empêcher de croire que tous les sourires des commères qu'elle croisait sur le marché étaient des sourires de moqueries envers celle qui avait envoyé ses fils à la ville pour n'en rien rapporter. Elle ne pouvait voir deux ou trois femmes parler en cercle à voix basse sans croire qu'elles parlaient d'elle et de sa famille. Un jour, elle crut même entendre le nom de son mari. Les femmes, interpellées, lui jurèrent qu'il n'en était rien. La langue française connaît nombre de mots qui, attrapés à la volée; peuvent ressembler à celui de Rougon.
Félicité ne baissait pour autant pas la garde et son énergie avait à peine décliné. Elle demeurait droite, sèche comme les sarments abandonnés des vieilles vignes du coteau. Rougon, lui, s'était encore épaissi, heurtant les meubles rafistolés à chacun de ses passages dans la salle à manger, semblable à ces bûches déracinées qu'on laisse en plein champ et que la charrue contourne des générations durant.
26 mai La salle à manger, qui se trouvait sur le derrière, ainsi que la cuisine, resta presque vide ; une table et une douzaine de chaises se perdirent dans l'ombre de cette vaste pièce, dont la fenêtre s'ouvrait sur le mur gris d'une maison voisine.
Comme jamais personne n'entrait dans la chambre à coucher, Félicité y avait caché les meubles hors de service ; outre le lit, une armoire, un secrétaire et une toilette, on y voyait deux berceaux mis l'un sur l'autre, un buffet dont les portes manquaient, et une bibliothèque entièrement vide, ruines respectables que la vieille femme n'avait pu se décider à jeter. Mais tous ses soins furent pour le salon. Elle réussit presque à en faire un lieu habitable. Il était garni d'un meuble de velours jaunâtre, à fleurs satinées. Au milieu se trouvait un guéridon à tablette de marbre ; des consoles, surmontées de glaces, s'appuyaient aux deux bouts de la pièce. Il y avait même un tapis qui ne couvrait que le milieu du parquet, et un lustre garni d'un étui de mousseline blanche que les mouches avaient piqué de chiures noires.

Peu sont ceux qui connaissent tous ces salons de province. Il y a les prêtres, qui se rendent pour porter, selon les cas, la communion, l'absolution ou bien l'extrême-onction. C'est alors, d'ailleurs, qu'ils sont suivis de près par les croque-morts, appelés, par nécessité absolue, à connaître un jour ou l'autre toutes les maisons de la ville. Les médecins séjournent aussi dans ces salons vieillis aux odeurs incertaines. Ils s'y asseyent pour rédiger leurs ordonnances après avoir ausculté le malade dans la chambre à coucher. Il n'y a guère que ces trois corps de métier qui pourraient faire l'inventaire de ces tentatives de décors si médiocres qu'ils en deviennent touchants. Pour les salons des petits commerçants et de la petite bourgeoisie, dont les propriétaires ne sont jamais sortis dans le monde, il n'y a qu'un seul modèle, celui des salons de la sous-préfecture qu'ils ont entraperçus ou qu'on leur a décrits. Comme la République, en cette matière comme dans d'autres, a singé la monarchie, les salons bourgeois en sont devenus les copies éloignées des salons aristocratiques d'antan.
27 mai Aux murs étaient pendues six lithographies représentant les grandes batailles de Napoléon. Cet ameublement datait des premières années de l'Empire. Pour tout embellissement, Félicité obtint qu'on tapissât la pièce d'un papier orange à grands ramages. Le salon avait ainsi pris une étrange couleur jaune qui l'emplissait d'un jour faux et aveuglant ; le meuble, le papier, les rideaux de fenêtre étaient jaunes ; le tapis et jusqu'aux marbres du guéridon et des consoles tiraient eux-mêmes sur le jaune. Quand les rideaux étaient fermés, les teintes devenaient cependant assez harmonieuses, le salon paraissait presque propre. Mais Félicité avait rêvé un autre luxe. Elle voyait avec un désespoir muet cette misère mal dissimulée. D'habitude, elle se tenait dans le salon, la plus belle pièce du logis. Une de ses distractions les plus douces et les plus amères à la fois était de se mettre à l'une des fenêtres de cette pièce, qui donnaient sur la rue de la Banne. Elle apercevait de biais la place de la Sous-Préfecture. C'était là son paradis rêvé. Cette petite place, nue, proprette, aux maisons claires, lui semblait un Éden.
La couleur jaune de la tapisserie du salon des Rougon était intimement liée à la place de la Sous-Préfecture, donnant à la pièce la lumière d'un soleil qui ne parvenait jamais directement à pénétrer les fenêtres donnant sur cette petite rue ancienne et donc étroite. Quand Félicité se retournait brusquement après avoir longtemps laissé sa rêverie s'abîmer vers la place, elle avait l'illusion, un infime espace de temps, que la maison s'était transportée des quelques dizaines de mètres qui la séparaient du paradis et qu'elle retrouvait son salon baigné de lumière, impeccablement lustré, dont on pouvait entendre certains soirs les bruits des bals du sous-préfet. Elle cherchait alors à reproduire plusieurs fois cette impression délicieuse bien que fugace, mais n'y parvenait pas, son esprit se refusant à lui donner en abondance un plaisir aussi grand. Le plaisir revenait, après quelques jours ou quelques semaines, comme si l'impression qu'il provoquait sur son âme devait s'effacer d'abord avant de pouvoir retrouver son intensité première. Parois, subrepticement, ce jeu secret l'emportait entièrement.
28 mai Elle eût donné dix ans de sa vie pour posséder une de ces habitations. La maison qui formait le coin de gauche, et dans laquelle logeait le receveur particulier, la tentait surtout furieusement. Elle la contemplait avec des envies de femme grosse. Parfois, lorsque les fenêtres de cet appartement étaient ouvertes, elle apercevait des coins de meubles riches, des échappées de luxe qui lui tournaient le sang.
Elle se figurait le soir, dans le secret de son lit, tout ce qu'elle ne pouvait pas voir : la vaisselle et la cristallerie qui s'entassaient dans les placards, le linge fin et brodé des armoires de la chambre à coucher. Certains soirs d'hiver, les fenêtres aux rideaux tirés du receveur particulier s'illuminaient. On recevait. De chez elle, Félicité se sentait abandonnée de ces fêtes qu'elle imaginait somptueuses.
29 mai À cette époque, les Rougon traversaient une curieuse crise de vanité et d'appétits inassouvis. Leurs quelques bons sentiments s'aigrissaient. Ils se posaient en victimes du guignon, sans résignation aucune, plus âpres et plus décidés à ne pas mourir avant de s'être contentés. Au fond, ils n'abandonnaient aucune de leurs espérances, malgré leur âge avancé ; Félicité prétendait avoir le pressentiment qu'elle mourrait riche. Mais chaque jour de misère leur pesait davantage. Quand ils récapitulaient leurs efforts inutiles, quand ils se rappelaient leurs trente années de lutte, la défection de leurs enfants, et qu'ils voyaient leurs châteaux en Espagne aboutir à ce salon jaune dont il fallait tirer les rideaux pour en cacher la laideur, ils étaient pris de rages sourdes. Et alors, pour se consoler, ils bâtissaient des plans de fortune colossale, ils cherchaient des combinaisons ; Félicité rêvait qu'elle gagnait à une loterie le gros lot de cent mille francs ; Pierre s'imaginait qu'il allait inventer quelque spéculation merveilleuse. Ils vivaient dans une pensée unique : faire fortune, tout de suite, en quelques heures ; être riches, jouir, ne fut-ce que pendant une année. Tout leur être tendait à cela, brutalement, sans relâche. Et ils comptaient encore vaguement sur leurs fils, avec cet égoïsme particulier des parents qui ne peuvent s'habituer à la pensée d'avoir envoyé leurs enfants au collège sans aucun bénéfice personnel.
Les Rougon démentaient ainsi l'adage qui voudrait que l'on devînt sage avec l'âge. À l'évidence, ils n'avaient plus l'âge de prendre leurs rêves pour la réalité et ils étaient même assez avancés pour devoir se consacrer au renoncement. Ils n'auraient même pas eu à abandonner leur aigreur, ni leurs regrets. Mais il n'en était rien. Ils continuaient à souffrir de leur pauvreté et entretenaient cette souffrance comme s'ils ne pouvaient s'en défaire. C'est d'ailleurs une des curiosités de cette race humaine qui, de la création, est certainement la seule à choyer ce qui la fait souffrir. Il faudra certainement qu'un jour, un savant comme le Docteur Pascal, mais qui serait un savant de l'âme, étudie cette bizarrerie qui fait que l'homme amoureux souffre et prolonge sa souffrance et ne souhaite même que son éternité. Il faudrait étudier le cas de ces pauvres femmes, dont était Adélaïde, qui aiment leurs bourreaux et paraissent ne pas pouvoir se passer des volées qu'elles reçoivent. Il en va aussi des hommes qui se livrent parfois chez les filles de joie à des pratiques curieuses de coups et d'entraves qui dépassent très largement les limites de la bienséance. Les Rougon avaient avec l'argent ce genre de rapports paradoxaux. Depuis plus de trente années, rien sinon l'argent ne les faisait souffrir. Pourtant, ils lui restaient désespérément fidèles. Une des preuves s'il en fallait de cette folie était que soudainement couverts d'or, ils n'auraient su qu'en faire.
30 mai Félicité semblait ne pas avoir vieilli ; c'était toujours la même petite femme noire, ne pouvant rester en place, bourdonnante comme une cigale. Un passant qui l'eût vue de dos, sur un trottoir, l'eût prise pour une fillette de quinze ans, à sa marche leste, aux sécheresses de ses épaules et de sa taille. Son visage lui-même n'avait guère changé, il s'était seulement creusé davantage, se rapprochant de plus en plus du museau de la fouine ; on aurait dit la tête d'une petite fille qui se serait parcheminée sans changer de traits.
Rares sont les visages qui demeurent ainsi semblables à travers les décennies. C'est le signe d'une constance dans la mollesse et la paresse quand le corps s'étale, dans l'âpreté quand le corps demeure sec, sinon décharné. Qui sait observer peut voir dans un visage adolescent celui d'un vieillard et dans le regard usé d'une aïeule la fragilité d'une enfant. Car, le temps et l'âge ne sont rien face à la conscience, qui est donnée dès le premier souffle et ne s'évanouit qu'avec le dernier. Cela laisse accroire en conséquence que l'on ne change pas, que l'on ne peut pas changer et c'est, selon les cas, un secours ou un grand tourment.
31 mai Quant à Pierre Rougon, il avait pris du ventre ; il était devenu un très respectable bourgeois, auquel il ne manquait que de grosses rentes pour paraître tout à fait digne. Sa face empâtée et blafarde, sa lourdeur, son air assoupi, semblaient suer l'argent. Il avait entendu dire un jour à un paysan qui ne le connaissait pas : « C'est quelque richard, ce gros-là ; allez, il n'est pas inquiet de son dîner ! » réflexion qui l'avait frappé au cœur, car il regardait comme une atroce moquerie d'être resté un pauvre diable, tout en prenant la graisse et la gravité satisfaite d'un millionnaire. Lorsqu'il se rasait, le dimanche, devant un petit miroir de cinq sous pendu à l'espagnolette d'une fenêtre, il se disait que, en habit et en cravate blanche, il ferait, chez M. le Sous-Préfet, meilleure figure que tel ou tel fonctionnaire de Plassans. Ce fils de paysan, blêmi dans les soucis du commerce, gras de vie sédentaire, cachant ses appétits haineux sous la placidité naturelle de ses traits, avait en effet l'air nul et solennel, la carrure imbécile qui pose un homme dans un salon officiel.
Pierre Rougon semblait destiné à faire la preuve que l'adage ancestral qui voudrait que « l'habit ne fait pas le moine » est un mensonge social qui fait des ravages. L'observateur assidu de la vie parisienne ou provinciale sait pertinemment que l'habit finit toujours par faire le moine. On a vu par le passé, et on le verra certainement encore, des stratégies incroyables rencontrer le succès. Tel homme politique n'aurait-il pas commencé, dès la fin de l'enfance à tout faire pour ressembler à un homme politique ? L'histoire est bonne fille et parfois récompense les efforts insensés fournis par ceux qui veulent la séduire. Celui-là, qui était sans qualité propre pour diriger la Nation, se trouve propulsé au perchoir. Il bredouille et bafouille, assourdit l'assemblée de sornettes. Mais il ressemble tant à un chef sur ses portraits qu'on l'a cru. C'est bien là le malheur. Après avoir cherché la fortune par les moyens à sa portée et avoir constaté qu'elle l'avait soigneusement évité, Rougon n'avait plus comme stratégie que de singer l'opulence et d'attendre que la réalité rejoignît son apparence.
1er juin On prétendait que sa femme le menait à la baguette, et l'on se trompait. Il était d'un entêtement de brute ; devant une volonté étrangère, nettement formulée, il se serait emporté grossièrement jusqu'à battre les gens. Mais Félicité était trop souple pour le contrecarrer ; la nature vive, papillonnante de cette naine n'avait pas pour tactique de se heurter de front aux obstacles ; quand elle voulait obtenir quelque chose de son mari ou le pousser dans la voie qu'elle croyait la meilleure, elle l'entourait de ses vols brusques de cigale, le piquait de tous les côtés, revenait cent fois à la charge, jusqu'à ce qu'il cédât, sans trop s'en apercevoir lui-même.
Il la sentait, d'ailleurs, plus intelligente que lui et supportait assez patiemment ses conseils. Félicité, plus utile que la mouche du coche, faisait parfois toute la besogne en bourdonnant aux oreilles de Pierre. Chose rare, les époux ne se jetaient presque jamais leurs insuccès à la tête. La question de l'instruction des enfants déchaînait seule des tempêtes dans le ménage.

Cette façon d'agir des femmes est coutumière tout autour de la Méditerranée. On considère que ces régions d'hommes taciturnes, marquées par de sanglantes querelles de clans qui courent sur des générations sont le royaume des hommes. Il est vrai qu'elles y sont considérées comme un poids plus que comme une richesse et que leur arrivée en trop grand nombre dans une famille est signe de guignon. En tout, les lois familiales les soumettent aux hommes, et rares sont celles qui s'émancipent de ce joug tutélaire. Pour autant, elles ont développé au cours des temps des techniques qui leur permettent sur certains points de déjouer la suprématie des mâles. Entre elles, il leur arrive d'ailleurs de se moquer de la fatuité masculine qui rend maris et fils aveugles à leurs stratagèmes. Ces tours n'ont rien de magique, même s'ils ont suffi dans les temps anciens à les faire accuser de sorcellerie. Elles sont tenaces, courageuses et dures à la tâche. Voilà tout leur secret. Félicité était de ces femmes-là un très beau spécimen.
2 juin La révolution de 1848 trouva donc tous les Rougon sur le qui-vive, exaspérés par leur mauvaise chance et disposés à violer la fortune, s'ils la rencontraient jamais au détour d'un sentier. C'était une famille de bandits à l'affût, prêts à détrousser les événements. Eugène surveillait Paris ; Aristide rêvait d'égorger Plassans ; le père et la mère, les plus âpres peut-être, comptaient travailler pour leur compte et profiter en outre de la besogne de leurs fils ; Pascal seul, cet amant discret de la science, menait la belle vie indifférente d'un amoureux, dans sa petite maison claire de la ville neuve.
Il y avait alors des Rougon dans chaque ville de province et Paris même n'en manquait pas. Bien qu'ils ne fussent pas éduqués en politique, ils savaient confusément qu'ils ne devraient pas laisser échapper la chance que leur apporterait tout changement de régime. En cela, peu leur importait que revînt l'Empire, la République ou la Monarchie et le nom de l'empereur, du président ou du roi leur était égal, même si, pour la devanture, ils professait avec une conviction feinte leur foi en tel ou tel prétendant à la magistrature suprême. La France exsangue ne voulait qu'une chose : s'enrichir.





III
3 juin À Plassans, dans cette ville close où la division des classes se trouvait si nettement marquée en 1848, le contrecoup des événements politiques était très sourd. Aujourd'hui même, la voix du peuple s'y étouffe ; la bourgeoisie y met sa prudence, la noblesse son désespoir muet, le clergé sa fine sournoiserie. Que des rois se volent un trône ou que des républiques se fondent, la ville s'agite à peine. On dort à Plassans, quand on se bat à Paris. Mais la surface a beau paraître calme et indifférente, il y a, au fond, un travail caché très curieux à étudier. Si les coups de fusil sont rares dans les rues, les intrigues dévorent les salons de la ville neuve et du quartier Saint-Marc. Jusqu'en 1830, le peuple n'a pas compté. Encore aujourd'hui, on agit comme s'il n'était pas. Tout se passe entre le clergé, la noblesse et la bourgeoisie. Les prêtres, très nombreux, donnent le ton à la politique de l'endroit ; ce sont des mines souterraines, des coups dans l'ombre, une tactique savante et peureuse qui permet à peine de faire un pas en avant ou en arrière tous les dix ans. Ces luttes secrètes d'hommes qui veulent avant tout éviter le bruit, demandent une finesse particulière, une aptitude aux petites choses, une patience de gens privés de passions. Et c'est ainsi que les lenteurs provinciales, dont on se moque volontiers à Paris, sont pleines de traîtrises, d'égorgillements sournois, de défaites et de victoires cachées. Ces bonshommes, surtout quand leurs intérêts sont en jeu, tuent à domicile, à coups de chiquenaudes, comme nous tuons à coups de canon, en place publique.
Il serait possible de dessiner un autre plan de la ville qui montrerait d'autres voies, d'autres passages, d'autres impasses aussi. Si l'on marquait ainsi sur un plan de Plassans les allées et venues de la même façon que le passage de la pointe d'une mine sur une feuille laisse un trait plus ou moins épais, on remarquerait aisément que telle ruelle considérée comme sans importance est une des artères politiques de la ville, qu'elle existe depuis des siècles, et qu'à force de supporter le poids de ses passants ses pavés sont usés et creusés en son centre. C'est que cette ruelle relie la congrégation la plus influente de la ville aux hôtels particuliers des plus vieilles familles nobles de la ville et qu'il en va ainsi depuis des siècles. On verrait aussi que se forme autour de la sous-préfecture une forme de rosace aux arabesques bien appuyées. C'est que depuis que les départements existent, les chefs des marchands ont leurs entrées chez Monsieur le Sous-Préfet, qu'ils vont y glaner des confidences sur les décisions du pouvoir parisien qui seront bientôt appliquées et que, dès leur sortie, selon un itinéraire qui ne varie jamais, ils vont et viennent pour colporter et distribuer les informations recueillies comme les prêtres dispensent les indulgences ou les médecins les potions et les remèdes. Il y aurait aussi à dessiner la carte des intrigues. Elle serait plus complexe et demanderait de la couleur et des pastels. Le rouge, si présent dans les faubourgs de la capitale, n'y apparaîtrait que très peu. Le bleu y serait présent en camaïeu. C'est que la ville est surtout conservatrice. Elle ne rougit que rarement, quand la France est en sang.
4 juin L'histoire politique de Plassans, ainsi que celle de toutes les petites villes de la Provence, offre une curieuse particularité. Jusqu'en 1830, les habitants restèrent catholiques pratiquants et fervents royalistes ; le peuple lui-même ne jurait que par Dieu et que par ses rois légitimes. Puis un étrange revirement eut lieu ; la foi s'en alla, la population ouvrière et bourgeoise, désertant la cause de la légitimité, se donna peu à peu au grand mouvement démocratique de notre époque. Lorsque la révolution de 1848 éclata, la noblesse et le clergé se trouvèrent seuls à travailler au triomphe d'Henri V. Longtemps, ils avaient regardé l'avènement des Orléans comme un essai ridicule qui ramènerait tôt ou tard les Bourbons ; bien que leurs espérances fussent singulièrement ébranlées, ils n'en engagèrent pas moins la lutte, scandalisés par la défection de leurs anciens fidèles et s'efforçant de les ramener à eux. Le quartier Saint-Marc, aidé de toutes les paroisses, se mit à l'œuvre. Dans la bourgeoisie, dans le peuple surtout, l'enthousiasme fut grand au lendemain des journées de février ; ces apprentis républicains avaient hâte de dépenser leur fièvre révolutionnaire.
Mais si Paris avait cédé à la république, Plassans avait feint son consentement et continuait à feindre jusqu'en ces jours de décembre de 1851. La majorité des habitants, et cela est vrai pour les bourgeois comme pour les ouvriers, n'ont aucun goût pour l'élaboration de la chose politique, le débat d'idées, les hautes aspirations. La messe, qu'elle soit catholique ou républicaine, est seulement l'occasion de se rassembler, de voir comment grandissent les filles des voisins pour envisager ou non des unions de familles et parfois, rarement, espérer le Salut, voire même prier un peu dans l'espoir du paradis. La figuration de ce paradis n'est jamais que Plassans avec un peu plus d'opulence. Le peu de goût de ces paysans et ces petits commerçants pour les jeux de l'esprit les empêche à jamais d'imaginer quoi que ce soit, et même une vie radicalement meilleure. La ville déteste par dessus tout l'instabilité qui, dans l'esprit de la majorité, ne peut être qu'aventureuse. Rares étaient ceux qui, comme les Rougon, avaient des appétits féroces et des envies de reclassement. En 1848, il n'y avait pas eu de barricades. Le clergé attendait le retour à la normale et priait pour la vie du comte de Chambord.
5 juin Mais pour les rentiers de la ville neuve, ce beau feu eut l'éclat et la durée d'un feu de paille. Les petits propriétaires, les commerçants retirés, ceux qui avaient dormi leurs grasses matinées ou arrondi leur fortune sous la monarchie, furent bientôt pris de panique ; avec sa vie de secousses, la République les fit trembler pour leur caisse et pour leur chère existence d'égoïstes. Aussi, lorsque la réaction cléricale de 1849 se déclara, presque toute la bourgeoisie de Plassans passa-t-elle au parti conservateur. Elle y fut reçue à bras ouverts. Jamais la ville neuve n'avait eu des rapports si étroits avec le quartier Saint-Marc ; certains nobles allèrent jusqu'à toucher la main à des avoués et à d'anciens marchands d'huile. Cette familiarité inespérée enthousiasma le nouveau quartier qui fit, dès lors, une guerre acharnée au gouvernement républicain. Pour amener un pareil rapprochement, le clergé dut dépenser des trésors d'habileté et de patience. Au fond, la noblesse de Plassans se trouvait plongée, comme une moribonde, dans une prostration invincible ; elle gardait sa foi, mais elle était prise du sommeil de la terre, elle préférait ne pas agir, laisser faire le ciel ; volontiers, elle aurait protesté par son silence seul, sentant vaguement peut-être que ses dieux étaient morts et qu'elle n'avait plus qu'à aller les rejoindre. Même à cette époque de bouleversement, lorsque la catastrophe de 1848 put lui faire espérer un instant le retour des Bourbons, elle se montra engourdie, indifférente, parlant de se jeter dans la mêlée et ne quittant qu'à regret le coin de son feu. Le clergé combattit sans relâche ce sentiment d'impuissance et de résignation. Il y mit une sorte de passion. Un prêtre, lorsqu'il désespère, n'en lutte que plus âprement ; toute la politique de l'Église est d'aller droit devant elle, quand même, remettant la réussite de ses projets à plusieurs siècles, s'il est nécessaire, mais ne perdant pas une heure, se poussant toujours en avant d'un effort continu. Ce fut donc le clergé qui, à Plassans, mena la réaction. La noblesse devint son prête-nom, rien de plus ; il se cacha derrière elle, il la gourmanda, la dirigea, parvint même à lui rendre une vie factice. Quand il l'eut amenée à vaincre ses répugnances au point de faire cause commune avec la bourgeoisie, il se crut certain de la victoire. Le terrain était merveilleusement préparé ; cette ancienne ville royaliste, cette population de bourgeois paisibles et de commerçants poltrons devait fatalement se ranger tôt ou tard dans le parti de l'ordre. Le clergé, avec sa tactique savante, hâta la conversion. Après avoir gagné les propriétaires de la ville neuve, il sut même convaincre les petits détaillants du vieux quartier. Dès lors, la réaction fut maîtresse de la ville. Toutes les opinions étaient représentées dans cette réaction ; jamais on ne vit un pareil mélange de libéraux tournés à l'aigre, de légitimistes, d'orléanistes, de bonapartistes, de cléricaux. Mais peu importait, à cette heure. Il s'agissait uniquement de tuer la République. Et la République agonisait. Une fraction du peuple, un millier d'ouvriers au plus, sur les dix mille âmes de la ville, saluaient encore l'arbre de la liberté, planté au milieu de la place de la Sous-Préfecture.
Le clergé semblait s'être fixé l'objectif dès 1830 de ne pas voir la République fêter le centenaire de la révolution de 1789. Car l'Église compte en siècles quand les partis politiques comptent quant à eux en années, en mois, voire, dans les grandes circonstances, en jours sinon en heures. Le clergé poursuit ainsi l'œuvre de Pierre à qui il fut confié de construire l'Église, ce même Pierre qui, dans les évangiles, ne cesse d'agir à contre temps, de demander des explications pour lesquelles il n'obtient que des réponses amusées et parfois agacées et qui, avant que le coq n'ait chanté trois fois renie son maître malgré la prédiction qui lui en avait été faite. C'est peut-être ce reniement que l'Église veut racheter en se mettant toujours depuis des siècles du côté du pouvoir, de la force et du conservatisme, au mépris des obligations qui lui sont faites par le dogme et par les textes de secourir les plus démunis, de partager et de redistribuer les richesses. Il n'y a en somme que les ordres contemplatifs qui, ne comptant que pour le Salut éternel, échappent aux stratégies séculières. On a vu parfois, et on reverra peut-être encore, des prêtres affectés au service de pauvres gens, marqués par la lecture des textes sacrés, échapper à la doctrine réactionnaire de l'Église pour se lancer sur les chemins de la justice sociale. l'église a même eu ses agents doubles. Emmanuel-Joseph Sieyès, abbé de son état, en était un, parmi les plus importants, lui que Robespierre avait surnommé « la taupe de la révolution ». Comment l'ancien aumônier de Madame Sophie, la tante de Louis XVI a pu devenir quelques années plus tard député du Tiers État demeurera une des bizarreries de l'histoire de l'Église que les historiens, faisons-en le pari, ne cesseront de commenter pendant les siècles à venir. Si Sieyès est illustre, il y a quantité de prêtres anonymes qui n'ont pas joué, avant et après la révolution, le jeu de la bourgeoisie conservatrice. C'est que l'Église cultive aussi la théorie du rachat et croit sincèrement qu'une flopée de prêtres justes peut valoir pour des armées de prêtres et de prélats du côté de la force brutale, du conservatisme social et de la captation des richesses par quelques-uns. C'est qu'elle mêle toujours dans son alliage politique eschatologie et calculs à plus court terme. Plassans, à cette époque, ne connaissait pas de ces prêtres révolutionnaires mais quelques bourgs aux alentours en connaissaient, prêts à marcher sur la ville avec la populace, et même à entonner des chants qui ne prêchaient pas le pardon. Leur hiérarchie, prudente et avisée, se gardait bien alors de les en dissuader sachant précisément que le sort des batailles politiques est par nature incertain et que les parias de la veille pouvaient se trouver devenir des alliés et des défenseurs précieux le lendemain. N'avait-on pas vu pendant la révolution des évêques sauver leur peau par l'intercession immédiate de prêtres au bonnet phrygien. L'inverse ne s'est produit que rarement. La réaction victorieuse, les prélats sauvés d'un sort funeste n'ont pas toujours exercé leur pouvoir de grâce à l'égard de ceux qui avaient désobéi à leurs consignes. C'est qu'il faut bien aussi que l'Église produise des martyrs pour chaque camp et ce, pour les siècles des siècles.
6 juin Les plus fins politiques de Plassans, ceux qui dirigeaient le mouvement réactionnaire, ne flairèrent l'Empire que fort tard. La popularité du prince Louis-Napoléon leur parut un engouement passager de la foule dont on aurait facilement raison. La personne même du prince leur inspirait une admiration médiocre. Ils le jugeaient nul, songe-creux, incapable de mettre la main sur la France et surtout de se maintenir au pouvoir. Pour eux, ce n'était qu'un instrument dont ils comptaient se servir, qui ferait la place nette et qu'ils mettraient à la porte lorsque l'heure serait venue où le vrai prétendant devrait se montrer. Cependant, les mois s'écoulèrent, ils devinrent inquiets. Alors seulement ils eurent vaguement conscience qu'on les dupait. Mais on ne leur laissa pas le temps de prendre un parti ; le coup d'État éclata sur leurs têtes, et ils durent applaudir. La grande impure, la République, venait d'être assassinée. C'était un triomphe quand même. Le clergé et la noblesse acceptèrent les faits avec résignation, remettant à plus tard la réalisation de leurs espérances, se vengeant de leur mécompte en s'unissant aux bonapartistes pour écraser les derniers républicains.
L'Empire ne pouvait être pour eux qu'une période transitoire entre deux états dont l'un était honni et l'autre espéré, mais comme on espère le paradis quand on croit en Dieu par conformisme. C'est certainement ce manque de ferveur véritable qui laissa durablement la famille royale et son dernier rejeton aux périphéries de l'Histoire. La fille ainée de l'Église avait la cuisse légère et préférait se donner à un gandin que de rentrer dans le droit chemin des Bourbon. C'est aussi, sans doute, que le gandin dont il était question était lui-même le pantin de forces qui le dépassaient et dont un, personnage comme Guizot était un des plus sûrs représentants. On avait glissé dans la tête des principaux maitres de forge que la France, sous ce régime instable qui, chaque jour, inventait des idéaux et voulait même émanciper les femmes, la France prenait du retard sur Albion, sa rivale ancestrale, qui avait essaimé outre Atlantique et bénéficiait ainsi de capacités d'exportation nouvelles. Il fallait pour eux que la France régnât sur l'Afrique et développât ses comptoirs asiatiques. Il leur fallait s'enrichir et Louis-Napoléon serait l'effigie la plus commode de leur projet.
7 juin Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés aux diverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits à l'affût ; après qu'on l'eut égorgée, ils aidèrent à la détrousser.
Au lendemain des journées de février, Félicité, le nez le plus fin de la famille, comprit qu'ils étaient enfin sur la bonne piste. Elle se mit à tourner autour de son mari, à l'aiguillonner, pour qu'il se remuât. Les premiers bruits de révolution avaient effrayé Pierre. Lorsque sa femme lui eut fait entendre qu'ils avaient peu à perdre et beaucoup à gagner dans un bouleversement, il se rangea vite à son opinion.

Les Rougon n'avaient véritablement aucune opinion politique et la personnalité du sous-préfet les préoccupait davantage que celle du régime qui gouvernait la France. Ils n'étaient pas républicains, car la République ne leur avait pas apporté la fortune. Si leur longue période de guignon s'était déroulée sous la monarchie, ils ne l'auraient pas aimée. La chose politique ne les intéressait que pour ce qu'elle pouvait leur apporter ou non. Ainsi sont ceux qui scrutent les régimes pour connaître au plus vite s'ils peuvent s'y placer ou placer quelqu'un de leurs proches. Pour tous les Rougon de France, toute révolution n'était qu'une chance pour leur recherche de privilèges.
8 juin « Je ne sais ce que tu peux faire, répétait Félicité, mais il me semble qu'il y a quelque chose à faire. M. de Carnavant ne nous disait-il pas, l'autre jour, qu'il serait riche si jamais Henri V revenait, et que ce roi récompenserait magnifiquement ceux qui auraient travaillé à son retour. Notre fortune est peut-être là. Il serait temps d'avoir la main heureuse. » Le marquis de Carnavant, ce noble qui, selon la chronique scandaleuse de la ville, avait connu intimement la mère de Félicité, venait, en effet, de temps à autre rendre visite aux époux. Les méchantes langues prétendaient que Mme Rougon lui ressemblait. C'était un petit homme, maigre, actif, alors âgé de soixante-quinze ans, dont cette dernière semblait avoir pris, en vieillissant, les traits et les allures. On racontait que les femmes lui avaient dévoré les débris d'une fortune déjà fort entamée par son père au temps de l'émigration. Il avouait d'ailleurs sa pauvreté de fort bonne grâce. Recueilli par un de ses parents, le comte de Valqueyras, il vivait en parasite, mangeant à la table du comte, habitant un étroit logement situé sous les combles de son hôtel.
« Petite, disait-il souvent en tapotant les joues de Félicité, si jamais Henri V me rend une fortune, je te ferai mon héritière. » Félicité avait cinquante ans qu'il l'appelait encore « petite ». C'était à ces tapes familières et à ces continuelles promesses d'héritage que Mme Rougon pensait en poussant son mari dans la politique. Souvent M. de Carnavant s'était plaint amèrement de ne pouvoir lui venir en aide. Nul doute qu'il ne se conduisît en père à son égard, le jour où il serait puissant. Pierre, auquel sa femme expliqua la situation à demi-mot, se déclara prêt à marcher dans le sens qu'on lui indiquerait.

C'est ainsi que certains conçoivent la politique comme d'autres achètent des billets de loterie. Mieux encore, pour eux faire de la politique devient une pratique magique, avec ses rites propitiatoires et de grands rassemblements pour entretenir la ferveur des fidèles ou faire naître celle des impétrants. Mai sil y a un jour où les cérémonies et les discours ne leur suffisent plus et il leur faut alors, par tous les moyens de la propagande et de la sédition abattre le régime pour récupérer leur mise. Rien de plus efficace alors qu'un coup d'État pour avoir la chance de se refaire. La République, bonne fille, regarde cela le plus souvent avec l'indulgence d'une mère qui regarde ses enfants jouer à la guerre, mais qui sait qu'il suffira d'une ou deux taloches pour les remettre au pas. Mais vient le temps parfois où les enfants ne sont plus seulement turbulents. Ils ont grandi. Ils ont la force de croire vraiment à leurs chimères violentes de gains et coups de force. Ils n'ont alors aucun scrupule à entraver la République, voire à l'abattre. Il ne faut jamais laisser grandir les loups et ne pas les confondre, quand ils sont jeunes, avec des chiots. L'histoire est pleine de ces bévues qui, toujours, ont eu de sanglantes conséquences.
Pour les Rougon, et plus encore pour Félicité, la cause était entendue. Il ne s'agissait pas de faire de la politique, il s'agissait de gagner de l'argent, de rétablir une fortune et de pouvoir s'installer sur la place neuve et recevoir dans un salon qui aurait un lustre incomparable à celui de leur salon jaune miteux et ravaudé. Peu importe que Félicité fût vraiment la fille du vieux noble désargenté ou non. La rumeur, qui lui était parvenue assez tôt, avait fait son œuvre et enflammé l'imagination de la jeune fille qu'elle avait été. Cette vieille femme noiraude se rêvait en princesse.
9 juin La position particulière du marquis fit de lui, à Plassans, dès les premiers jours de la République, l'agent actif du mouvement réactionnaire. Ce petit homme remuant, qui avait tout à gagner au retour de ses rois légitimes, s'occupa avec fièvre du triomphe de leur cause. Tandis que la noblesse riche du quartier Saint-Marc s'endormait dans son désespoir muet, craignant peut-être de se compromettre et de se voir de nouveau condamnée à l'exil, lui se multipliait, faisait de la propagande, racolait des fidèles. Il fut une arme dont une main invisible tenait la poignée. Dès lors, ses visites chez les Rougon devinrent quotidiennes. Il lui fallait un centre d'opérations. Son parent, M. de Valqueyras, lui ayant défendu d'introduire des affiliés dans son hôtel, il avait choisi le salon jaune de Félicité. D'ailleurs, il ne tarda pas à trouver dans Pierre un aide précieux. Il ne pouvait aller prêcher lui-même la cause de la légitimité aux petits détaillants et aux ouvriers du vieux quartier ; on l'aurait hué.
Pierre, au contraire, qui avait vécu au milieu de ces gens-là, parlait leur langue, connaissait leurs besoins, arrivait à les catéchiser en douceur. Il devint ainsi l'homme indispensable. En moins de quinze jours, les Rougon furent plus royalistes que le roi. Le marquis, en voyant le zèle de Pierre, s'était finement abrité derrière lui. À quoi bon se mettre en vue, quand un homme à fortes épaules veut bien endosser toutes les sottises d'un parti ? Il laissa Pierre trôner, se gonfler d'importance, parler en maître, se contentant de le retenir ou de le jeter en avant, selon les nécessités de la cause.

On voit ainsi souvent dans les partis fleurir de ces hommes liges qui sont poussés sur le devant de la scène mais qui ne sont que les pantins et les marionnettes d'autres plus stratèges qui, derrière eux, attendent leur heure. C'est que la place de tribun n'a pas que des avantages. On peut parfois lasser et devenir rapidement sans qu'on ait pu vraiment le prévoir la tête de jeu de massacre de ceux qui, le temps d'avant, vous acclamaient. On trouve plusieurs cas de figure. Il y a celui qui, disgracieux et ne sachant parler, choisit pour le représenter un mandataire qui présente bien et sait parler haut et fort. Le peuple, bon public, adore depuis l'antiquité ces formes de simulacre et ce genre d'homme politique donne à celui qui sait observer l'impression persistante de rencontrer une statue parlante. Il y a le poltron, sinon le pleutre, qui a peur de prendre des coups, ou qui n'a aucun goût pour la populace, mais qui, devant en passer par elle pour atteindre le pouvoir et l'argent, doit consentir à faire entendre sa voix par l'usage d'un porte-parole derrière lequel il se tiendra.
On a vu cependant à travers les siècles et jusque dans les périodes les plus récentes, certaines de ces créatures échapper à leur créateur et prendre soudainement leur autonomie politique. Le maître de la marionnette a beau jeu de crier à la trahison : cela ne s'entend plus. Ces mouvements-là n'augurent en général rien de bon. Les pantins échappés à leurs maîtres sont les plus brutaux et les plus assoiffés de pouvoir et d'argent. Leur dictature ne peut qu'être féroce.
10 juin Aussi l'ancien marchand d'huile fut-il bientôt un personnage.
Le soir, quand ils se retrouvaient seuls, Félicité lui disait : « Marche, ne crains rien. Nous sommes en bon chemin. Si cela continue, nous serons riches, nous aurons un salon pareil à celui du receveur, et nous donnerons des soirées. » Il s'était formé chez les Rougon un noyau de conservateurs qui se réunissaient chaque soir dans le salon jaune pour déblatérer contre la République.

Les conjurés faisaient feu de tout bois pour conspuer le régime qu'ils détestaient. Rien ne trouvait grâce à leurs yeux, même et surtout pas l'abolition de l'esclavage qu'ils réprouvaient sans en tirer jamais aucune conséquence morale, ni d'ailleurs aucune conséquence pratique, n'étant pas directement concernés. Ils considéraient la création des ateliers nationaux comme une abomination sans nom et la diminution d'une heure de la journée de travail leur était une source infinie de moquerie.
11 juin Il y avait là trois ou quatre négociants retirés qui tremblaient pour leurs rentes, et qui appelaient de tous leurs vœux un gouvernement sage et fort. Un ancien marchand d'amandes, membre du conseil municipal, M. Isidore Granoux, était comme le chef de ce groupe. Sa bouche en bec de lièvre, fendue à cinq ou six centimètres du nez, ses yeux ronds, son air à la fois satisfait et ahuri, le faisaient ressembler à une oie grasse qui digère dans la salutaire crainte du cuisinier. Il parlait peu, ne pouvant trouver les mots ; il n'écoutait que lorsqu'on accusait les républicains de vouloir piller les maisons des riches, se contentant alors de devenir rouge à faire craindre une apoplexie et de murmurer des invectives sourdes, au milieu desquelles revenaient les mots « fainéants, scélérats, voleurs, assassins ».
La République, si elle avait été plus avisée, aurait conforté dans leurs complots ce genre de personnage. Il avait tout pour plaire aux caricaturistes. Confit dans sa crainte, il ne pouvait se rendre coupable d'aucun prosélytisme. Il aurait à peine réussi à convaincre un enfant de cinq ans, qui, à la condition qu'il fût assez éveillé, aurait trouvé davantage d'arguments dans n'importe quelle controverse. Pour le peuple, il représentait à merveille l'égoïsme des nantis et ne pouvait susciter que des sarcasmes et provoquer la réprobation populaire. En eût-on trouvé une dizaine comme celui-ci dans chaque sous-préfecture et les eût-on assignés à la réaction que la République eût pu des décennies durant dormir sur ses deux oreilles. Malheureusement, tous n'excellaient pas à ce point dans ce rôle ingrat du bourgeois imbécile.
12 juin Tous les habitués du salon jaune, à la vérité, n'avaient pas l'épaisseur de cette oie grasse. Un riche propriétaire, M. Roudier, au visage grassouillet et insinuant, y discourait des heures entières, avec la passion d'un orléaniste que la chute de Louis-Philippe avait dérangé dans ses calculs.
C'était un bonnetier de Paris retiré à Plassans, ancien fournisseur de la cour, qui avait fait de son fils un magistrat, comptant sur les Orléans pour pousser ce garçon aux plus hautes dignités. La révolution ayant tué ses espérances, il s'était jeté dans la réaction à corps perdu. Sa fortune, ses anciens rapports commerciaux avec les Tuileries, dont il semblait faire des rapports de bonne amitié, le prestige que prend en province tout homme qui a gagné de l'argent à Paris et qui daigne venir le manger au fond d'un département, lui donnaient une très grande influence dans le pays ; certaines gens l'écoutaient parler comme un oracle.

Un de ses exercices favoris était de narrer, à grand renfort de détails qu'il inventait évidemment, les voyages de son pauvre roi déchu par les révolutionnaires honnis. Un de ses épisodes préférés, et qui rencontrait un succès indéniable, était le voyage jusqu'au Cap Nord dont Louis-Philippe n'avait cessé de s'enorgueillir. N'avait-il pas, d'ailleurs, en 1838, envoyé une frégate porter et déposer dans les glaces éternelles son propre buste en bronze ? Il savait aussi raconter par le détail la vie des deux jeunes princes à la Havane à la fin du siècle passé. L'occasion était trop belle de vanter le charme des femmes cubaines et de glisser quelques sous entendus salaces.
Que le très henriquinquiste marquis de Carnavant supportât un Orléaniste invétéré comme Roudier montrait s'il en était besoin le caractère de circonstance des alliances nouées par les ennemis de la République.
13 juin Mais la plus forte tête du salon jaune était à coup sûr le commandant Sicardot, le beau-père d'Aristide. Taillé en hercule, le visage rouge brique, couturé et planté de bouquets de poil gris, il comptait parmi les plus glorieuses ganaches de la Grande Armée. Dans les journées de février, la guerre des rues seule l'avait exaspéré ; il ne tarissait pas sur ce sujet, disant avec colère qu'il était honteux de se battre de la sorte ; et il rappelait avec orgueil le grand règne de Napoléon.
Il semble ainsi y avoir à chaque génération un personnage dont le rôle est de raconter les guerres passées et ses faits d'armes et d'expliquer au passage combien les hommes d'antan étaient plus valeureux que ceux du temps présent. Nul doute qu'il en ira de même pour les générations qui viendront, qui trouveront bien à inventer des guerres et à les raconter. Si bien que les enfants vont parfois imaginer que les hommes n'inventent des guerres que pour le récit qu'ils pourront en faire.
14 juin On voyait aussi, chez les Rougon, un personnage aux mains humides, aux regards louches, le sieur Vuillet, un libraire qui fournissait d'images saintes et de chapelets toutes les dévotes de la ville. Vuillet tenait la librairie classique et la librairie religieuse ; il était catholique pratiquant, ce qui lui assurait la clientèle des nombreux couvents et des paroisses. Par un coup de génie, il avait joint à son commerce la publication d'un petit journal hebdomadaire, la Gazette de Plassans, dans lequel il s'occupait exclusivement des intérêts du clergé. Ce journal lui mangeait chaque année un millier de francs ; mais il faisait de lui un champion de l'Église et l'aidait à écouler les rossignols sacrés de sa boutique. Cet homme illettré, dont l'orthographe était douteuse, rédigeait lui-même les articles de la Gazette avec une humilité et un fiel qui lui tenaient lieu de talent. Aussi le marquis, en se mettant en campagne, avait-il été frappé du parti qu'il pourrait tirer de cette figure plate de sacristain, de cette plume grossière et intéressée. Depuis février, les articles de la Gazette contenaient moins de fautes ; le marquis les revoyait.
Ce qu'on pouvait lire dans la Gazette semblait de peu d'importance. Il y avait bien sûr le jour et l'heure des offices ordinaires mais aussi l'annonce des fêtes. Les fêtes, particulièrement, donnaient l'occasion au rédacteur de rappeler la vie des saints et de glisser quelques remarques édifiantes qui faisaient de toute personne qui résistait à la République une forme de saint martyr. C'était dans ce genre de comparaisons que la Gazette de Plassans excellait. La République était, selon les cas, nommée Rome ou Babylone et les croyants de Plassans, souvent confits dans la dévotion la plus superstitieuse, gagnaient ainsi le rang des protomartyrs. Les saints de Provence tenaient une place particulière dans les récits apocryphes de la Gazette. Le préféré était de loin Saint Maximin, l'ami de Marie-Madeleine à côté de qui il est enseveli. Que Félicité et Pierre Rougon pussent s'identifier aux deux saints était d'un grotesque irrésistible. Mais tel était bien leur fantaisie. Ils n'avaient certes aucune velléité d'évangélisation. Ce qui les intéressait dans le culte, c'était le culte, et la possibilité d'y paraître en procession.
15 juin On peut imaginer, maintenant, le singulier spectacle que le salon jaune des Rougon offrait chaque soir. Toutes les opinions se coudoyaient et aboyaient à la fois contre la République. On s'entendait dans la haine. Le marquis, d'ailleurs, qui ne manquait pas une réunion, apaisait par sa présence les petites querelles qui s'élevaient entre le commandant et les autres adhérents. Ces roturiers étaient secrètement flattés des poignées de main qu'il voulait bien leur distribuer à l'arrivée et au départ. Seul, Roudier, en libre penseur de la rue Saint-Honoré, disait que le marquis n'avait pas un sou, et qu'il se moquait du marquis. Ce dernier gardait un aimable sourire de gentilhomme ; il s'encanaillait avec ces bourgeois, sans une seule des grimaces de mépris que tout autre habitant du quartier Saint-Marc aurait cru devoir faire. Sa vie de parasite l'avait assoupli. Il était l'âme du groupe. Il commandait au nom de personnages inconnus, dont il ne livrait jamais les noms. « Ils veulent ceci, ils ne veulent pas cela », disait-il. Ces dieux cachés, veillant aux destinées de Plassans du fond de leur nuage, sans paraître se mêler directement des affaires publiques, devaient être certains prêtres, les grands politiques du pays.
Quand le marquis prononçait cet « ils » mystérieux, qui inspirait à l'assemblée un merveilleux respect, Vuillet confessait par une attitude béate qu'il les connaissait parfaitement.

La France est un bien curieux pays où subsistent malgré l'évolution des temps les cultes les plus anciens. Le païen n'a pas péri à l'avènement du christianisme. La réforme n'a jamais inquiété le catholicisme et la laïcité ne recouvre jamais entièrement la superstition. Ainsi, voici celui qui proclame sa foi dans le progrès et abreuve son auditoire de discours enflammé sur la finitude de toute chose qui, à la moindre anicroche ou parce que l'un de ses parents est à l'agonie, se précipite vers l'église la plus proche pour allumer un cierge aux pieds d'un saint protecteur. Il en va de même en politique. Quel que soit le régime et quelles que soient les formes d'organisation qu'il promeut, on en revient toujours à la monarchie de droit divin. N'importe quelle petite ville de province connaît sa cour et, par voie de conséquence, ses courtisans. Prenez ce sous-préfet. Il était avant sa nomination un honnête fonctionnaire, courtois avec ses voisins, attentionné avec sa famille. Et le voilà nommé, à Plassans, Issoudun ou ailleurs, dans une de ces sous-préfectures inventées par l'Empire. Il ne lui faudra pas trois mois pour être le centre des coteries. On commentera ses gestes et ses sourires et son administration empressée murmurera après son passage. Et que dire des ministres qui, au bout de trois mois, semblent vouloir décider de tout et se font les arbitres de toutes les élégances. Le salon jaune des Rougon paraissait le condensé de cette France réactionnaire et dévote inchangée depuis Saint Louis.
16 juin La personne la plus heureuse dans tout cela était Félicité.
Elle commençait enfin à avoir du monde dans son salon.
Elle se sentait bien un peu honteuse de son vieux meuble de velours jaune ; mais elle se consolait en pensant au riche mobilier qu'elle achèterait, lorsque la bonne cause aurait triomphé. Les Rougon avaient fini par prendre leur royalisme au sérieux. Félicité allait jusqu'à dire, quand Roudier n'était pas là, que, s'ils n'avaient pas fait fortune dans leur commerce d'huile, la faute en était à la monarchie de Juillet.
C'était une façon de donner une couleur politique à leur pauvreté. Elle trouvait des caresses pour tout le monde, même pour Granoux, inventant chaque soir une nouvelle façon polie de le réveiller, à l'heure du départ.

Elle avait ainsi donné un nom à son guignon. Elle aurait vécu un peu plus tôt qu'elle en aurait accusé Napoléon et l'Empire. Un peu plus tôt encore et cela aurait été la faute de Robespierre ou de Marie-Antoinette. Deux décennies plus tard, le Second Empire aurait été la source de tous ses maux. C'est une des caractéristiques de la réaction que de forger son opinion, non par rapport à des idéaux, ni même par rapport à des ambitions mais bien en raison de manques et de frustrations toujours attribués au régime en place. Les motifs invoqués sont le plus souvent d'une grande futilité. Le petit commerçant s'est appauvri à cause de taxes qui ont servi à construire le palais de la reine où à embellir Paris.Peu importe le prétexte.
La monarchie de Juillet, pour Félicité, avait fait le cours de l'huile d'olive.
17 juin Le salon, ce noyau de conservateurs appartenant à tous les partis, et qui grossissait journellement, eut bientôt une grande influence. Par la diversité de ses membres, et surtout grâce à l'impulsion secrète que chacun d'eux recevait du clergé, il devint le centre réactionnaire qui rayonna sur Plassans entier. La tactique du marquis, qui s'effaçait, fit regarder Rougon comme le chef de la bande. Les réunions avaient lieu chez lui, cela suffisait aux yeux peu clairvoyants du plus grand nombre pour le mettre à la tête du groupe et le désigner à l'attention publique. On lui attribua toute la besogne ; on le crut le principal ouvrier de ce mouvement qui, peu à peu, ramenait au parti conservateur les républicains enthousiastes de la veille. Il est certaines situations dont bénéficient seuls les gens tarés. Ils fondent leur fortune là où des hommes mieux posés et plus influents n'auraient point osé risquer la leur. Certes, Roudier, Granoux et les autres, par leur position d'hommes riches et respectés, semblaient devoir être mille fois préférés à Pierre comme chefs actifs du parti conservateur. Mais aucun d'eux n'aurait consenti à faire de son salon un centre politique ; leurs convictions n'allaient pas jusqu'à se compromettre ouvertement ; en somme, ce n'étaient que des braillards, des commères de province, qui voulaient bien cancaner chez un voisin contre la République, du moment où le voisin endossait la responsabilité de leurs cancans. La partie était trop chanceuse. Il n'y avait pour la jouer, dans la bourgeoisie de Plassans, que les Rougon, ces grands appétits inassouvis et poussés aux résolutions extrêmes.
Il est toujours curieux d'observer combien il est facile au marionnettiste de dissimuler aux yeux des spectateurs les fils de sa marionnette. Cela fonctionne aussi bien avec les enfants qu'avec les adultes et voilà celui qui, sur le marché, dénonce à qui veut l'entendre la politique du gouvernement ne voit pas les ficèles grossières, ni surtout ceux qui les tirent. On dit parfois que les femmes, dans le retrait que la société leur impose, sont en cela plus clairvoyantes. C'est vrai tant qu'elles demeurent en retrait, mais les voit-on entrer dans l'action qu'elles s'aveuglent aussi vite que les hommes. Dans ce qui allait devenir l'affaire du salon jaune, Félicité ne voyait pas le clergé derrière le marquis. Ce n'est pas qu'elle manquait de finesse ni d'intelligence mais elle était trop affairée par l'idée que ce même marquis pût être son père pour prêter attention à tous ses stratagèmes. Elle pensait se servir de lui et lui avait la certitude de se servir d'elle et de son benêt de mari. L'un et l'autre n'ayant dans les faits que peu de liberté d'action, ils jouaient ce qu'il est convenu d'appeler un parfait jeu de dupes. Et puis il y avait surtout la vanité, qui est la pire des conseillères. Le marquis aurait pu amener chez Félicité et Pierre toute une ménagerie et la leur présenter comme des opposants à la République que ceux-ci leur auraient trouvé de la finesse et du goût et l'aurait accueillie sans aucune forme de protestation. À maints égards, c'était d'ailleurs le cas et la ménagerie du salon jaune n'était un groupe de dangereux conspirateurs que pour elle-même et pour ceux qui, par les tours de magie du clergé, voulaient bien y croire.
18 juin En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris et vint passer quinze jours auprès de son père. On ne connut jamais bien le but de ce voyage. Il est à croire qu'Eugène vint tâter sa ville natale pour savoir s'il y poserait avec succès sa candidature de représentant à l'Assemblée législative, qui devait remplacer prochainement la Constituante. Il était trop fin pour risquer un échec. Sans doute, l'opinion publique lui parut peu favorable, car il s'abstint de toute tentative. On ignorait, d'ailleurs, à Plassans, ce qu'il était devenu, ce qu'il faisait à Paris. À son arrivée, on le trouva moins gros, moins endormi. On l'entoura, on tâcha de le faire causer. Il feignit l'ignorance, ne se livrant pas, forçant les autres à se livrer.
Des esprits plus souples eussent trouvé, sous son apparente flânerie, un grand souci des opinions politiques de la ville. Il semblait sonder le terrain plus encore pour un parti que pour son propre compte.

Eugène savait aussi combien il est subtil de se prévaloir d'un séjour prolongé dans la capitale pour gagner les cœurs et les suffrages d'une ville de province, en fût on originaire. D'ailleurs, dans de nombreux cas, mieux vaut parfois paraître entièrement étranger pour bénéficier du prestige attaché à la vie parisienne sans en risquer les inconvénients. Le provincial devenu parisien et rendu soudainement à sa province est d'emblée soupçonné d'arrogance, au pire de mauvaises mœurs. On s'en méfie. Il est dès lors contraint de donner des gages de provincialisme en professant sa haine pour sa vie d'avant, perdant par le même mouvement tous les bénéfices qu'il aurait pu en tirer. C'est donc souvent une situation intenable. Il y a un purgatoire et le séjour peut y être plus ou moins long. La finesse d'Eugène était bien de feindre de ne rien vouloir pour lui-même. C'était certainement la meilleure manière de faire valoir qu'il savait être d'ici et de là-bas, de Paris et de Plassans tout à la fois.
19 juin Bien qu'il eût renoncé à toute espérance personnelle, il n'en resta pas moins à Plassans jusqu'à la fin du mois, très assidu surtout aux réunions du salon jaune. Dès le premier coup de sonnette, il s'asseyait dans le creux d'une fenêtre, le plus loin possible de la lampe. Il demeurait là toute la soirée, le menton sur la paume de la main droite, écoutant religieusement. Les plus grosses niaiseries le laissaient impassible. Il approuvait tout de la tête, jusqu'aux grognements effarés de Granoux. Quand on lui demandait son avis, il répétait poliment l'opinion de la majorité. Rien ne parvint à lasser sa patience, ni les rêves creux du marquis qui parlait des Bourbons comme au lendemain de 1815, ni les effusions bourgeoises de Roudier, qui s'attendrissait en comptant le nombre de paires de chaussettes qu'il avait fournies jadis au roi citoyen. Au contraire, il paraissait fort à l'aise au milieu de cette tour de Babel. Parfois, quand tous ces grotesques tapaient à bras raccourcis sur la République, on voyait ses yeux rire sans que ses lèvres perdissent leur moue d'homme grave. Sa façon recueillie d'écouter, sa complaisance inaltérable lui avaient concilié toutes les sympathies.
Eugène, certainement, avait lu le Cardinal de Retz affirmant que l'on ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment. Le Cardinal aurait tout aussi bien pu ajouter : à moins que ce ne soit le bon moment. Eugène attendait ce moment avec une patience de chat qu'on ne lui aurait pas soupçonnée quelques années auparavant. Les salonards des Rougon étaient trop emplis d'eux-mêmes et de leurs chimères pour l'interroger et s'enquérir des raisons du changement de son apparence, et par là-même de sa personnalité. Nul ne savait à quelle école parisienne il avait acquis cette étoffe particulière et personne ne s'était donc enquis de savoir si ce n'était pas cette école-là, cercle ou loge, groupe ou parti, qui l'avait dépêché dans sa province natale pour en tâter le pouls. Il n'aurait pas pu trouver meilleur endroit dans toute la France que la salon jaune des Rougon pour ausculter sans relâche la vitalité et les humeurs de la réaction anti républicaine. Alors, et pour toutes ses raisons, Eugène demeurait silencieux, bienveillant mais circonspect. Lui n'avait fourni aucune chaussette à aucun roi et s'était bien juré, si jamais il devait fournir un prince, que ce fût d'aventure bien autre chose que des chaussettes. Cela seul importait.
20 juin On le jugeait nul, mais bon enfant. Lorsqu'un ancien marchand d'huile ou d'amandes ne pouvait placer, au milieu du tumulte, de quelle façon il sauverait la France, s'il était le maître, il se réfugiait auprès d'Eugène et lui criait ses plans merveilleux à l'oreille. Eugène hochait doucement la tête, comme ravi des choses élevées qu'il entendait. Vuillet seul le regardait d'un air louche. Ce libraire, doublé d'un sacristain et d'un journaliste, parlant moins que les autres, observait davantage. Il avait remarqué que l'avocat causait parfois dans les coins avec le commandant Sicardot. Il se promit de les surveiller, mais il ne put jamais surprendre une seule de leurs paroles. Eugène faisait taire le commandant d'un clignement d'yeux, dès qu'il approchait. Sicardot, à partir de cette époque, ne parla plus des Napoléon qu'avec un mystérieux sourire.
Si Vuillet avait été plus éveillé, cherchant moins à entendre qu'à comprendre ce qui rapprochait Eugène et Sicardot, il aurait su, mieux que s'il avait été au cœur des secrets du pouvoir, ce qui se tramait depuis déjà longtemps. Mais il voulait entendre. C'était bien là sa faute. N'entendant rien, il ne comprenait pas. Face aux affaires du monde et de la société, il faut parfois pour mieux saisir dans son entier ce qui se passe et va se passer, n'en rien savoir vraiment mais tout deviner. De la même façon que l'on sait à la façon dont ils entrent ensemble ou non dans une pièce quelles relations entretiennent entre elles deux personnes, en laissant traîner son regard sur le monde, on le comprend mieux et plus soudainement qu'en analysant infiniment chacun de ses mouvements. La politique se perçoit ainsi autant qu'elle se pense.
21 juin Deux jours avant son retour à Paris, Eugène rencontra, sur le cours Sauvaire, son frère Aristide, qui l'accompagna quelques instants, avec l'insistance d'un homme en quête d'un conseil. Aristide était dans une grande perplexité. Dès la proclamation de la République, il avait affiché le plus vif enthousiasme pour le gouvernement nouveau. Son intelligence, assouplie par ses deux années de séjour à Paris, voyait plus loin que les cerveaux épais de Plassans ; il devinait l'impuissance des légitimistes et des orléanistes, sans distinguer avec netteté quel serait le troisième larron qui viendrait voler la République. À tout hasard, il s'était mis du côté des vainqueurs. Il avait rompu tout rapport avec son père, le qualifiant en public de vieux fou, de vieil imbécile enjôlé par la noblesse.
La brouille n'était que d'apparence sur ces affaires politiques. C'était l'argent qui séparait Aristide de son père, tout autant que son mode de vie. C'est ainsi que les familles donnent parfois à leurs brouilles des motifs plus nobles et plus élevés qu'ils ne le sont dans la réalité. Tel mettra sur le compte de la religion et même de la pratique du culte de ne plus voir ses parents quand la raison principale de cette défection et qu'il ne supporte plus le mari de sa sœur qui pérore chaque dimanche et étale ses succès en affaires. Les hommes ont besoin de garder pour eux-mêmes un peu d'estime et de considération et avouent rarement que leurs inclinations sont plus le fait du hasard et de la couleur du temps que de leur raison. Ils travestissent alors leurs pulsions en élévation morale.
22 juin « Ma mère est pourtant une femme intelligente, ajoutait-il. Jamais je ne l'aurais crue capable de pousser son mari dans un parti dont les espérances sont chimériques. Ils vont achever de se mettre sur la paille. Mais les femmes n'entendent rien à la politique. » Lui, voulait se vendre, le plus cher possible. Sa grande inquiétude fut dès lors de prendre le vent, de se mettre toujours du côté de ceux qui pourraient, à l'heure du triomphe, le récompenser magnifiquement. Par malheur, il marchait en aveugle ; il se sentait perdu, au fond de sa province, sans boussole, sans indications précises. En attendant que le cours des événements lui traçât une voie sûre, il garda l'attitude de républicain enthousiaste prise par lui dès le premier jour : grâce à cette attitude, il resta à la sous-préfecture ; on augmenta même ses appointements. Mordu bientôt par le désir de jouer un rôle, il détermina un libraire, un rival de Vuillet, à fonder un journal démocratique, dont il devint un des rédacteurs les plus âpres. L'Indépendant fit, sous son impulsion, une guerre sans merci aux réactionnaires. Mais le courant l'entraîna peu à peu, malgré lui, plus loin qu'il ne voulait aller ; il en arriva à écrire des articles incendiaires qui lui donnaient des frissons lorsqu'il les relisait. On remarqua beaucoup, à Plassans, une série d'attaques dirigées par le fils contre les personnes que le père recevait chaque soir dans le fameux salon jaune. La richesse des Roudier et des Granoux exaspérait Aristide au point de lui faire perdre toute prudence. Poussé par ses aigreurs jalouses d'affamé, il s'était fait de la bourgeoisie une ennemie irréconciliable, lorsque l'arrivée d'Eugène et la façon dont il se comporta à Plassans vinrent le consterner. Il accordait à son frère une grande habileté. Selon lui, ce gros garçon endormi ne sommeillait jamais que d'un œil, comme les chats à l'affût devant un trou de souris. Et voilà qu'Eugène passait les soirées entières dans le salon jaune, écoutant religieusement ces grotesques que lui, Aristide, avait si impitoyablement raillés. Quand il sut, par les bavardages de la ville, que son frère donnait des poignées de main à Granoux et en recevait du marquis, il se demanda avec anxiété ce qu'il devait croire. Se serait-il trompé à ce point ? Les légitimistes ou les orléanistes auraient-ils quelque chance de succès ?
Cette pensée le terrifia, Il perdit son équilibre, et, comme il arrive souvent, il tomba sur les conservateurs avec plus de rage, pour se venger de son aveuglement.

Il n'y avait dans les positions qu'il développait à longueur de pages aucune analyse sérieuse. L'Indépendant se contentait de mauvais pamphlets et d'attaques a persona plus ou moins dissimulées. Un étranger, fût-il d'une sous-préfecture voisine, lisant le journal n'y aurait rien compris et s'en serait détourné bien vite. Mais, n'est-ce pas comme cela que tous les journaux fonctionnent, qui ne pensent pas que leurs lecteurs peuvent supporter de lire des analyses sérieuses ? Ce qui tue et qui tuera le journal est à coup sûr la nécessité dans laquelle se croient les journalistes de donner des exemples et des faits divers. Un exemple et un fait divers durent encore moins que les fleurs, car les fleurs, elles, ont une consistance de fleurs quand les faits divers n'ont dans la réalité aucune consistance. Ils ne sont que le retentissement que provoque quelque chose qui aurait pu nous arriver. Il n'ont donc d'intérêt que parce qu'ils sont arrivés à d'autres : parce qu'ils ne se sont pas passés et que pourtant cela s'est passé. Il y a ainsi une manière de faire de la politique qui reprend la technique du fait divers. Il suffit de dire que le gouvernement va prendre un décision, qu'il aurait pu la prendre, qu'il en avait l'intention, pour lui donner de la réalité et des conséquences dans l'âme de la population. Tous les gouvernements, depuis que les journaux existent, se sont vu affubler de décisions dont ils n'avaient pas l'idée et qui parfois même, ont causé leur chute. Force est de remarquer cependant que ce genre d'attaques n'est jamais aussi virulent que lorsque le gouvernement est républicain, ou, pour le moins, réformateur. Car les journaux, et ce, quelles que soient les opinions qu'ils professent ou qu'ils défendent, sont toujours du côté d'un ordre établi. S'appuyant sur un système de pensée et refusant de penser ou de se laisser surprendre par la pensée, c'est à dire par le travail de la pensée, ils ne font jamais que conforter l'opinion commune que l'on se fait des choses. Ainsi, pour comprendre le monde et tenter de le percevoir, ne faudrait-il jamais lire aucun journal. De même, l'écrivain sérieux ne devrait accepter d'y écrire qu'en sachant exactement ce qu'il fait. Il est possible de les utiliser comme porte voix quand il devient nécessaire de donner de la voix.
Aristide était républicain parce qu'il était pauvre. Ce n'était pas d'ailleurs une si mauvaise raison et il en faisait un système.
23 juin La veille du jour où il arrêta Eugène sur le cours Sauvaire, il avait publié, dans l'Indépendant, un article terrible sur les menées du clergé, en réponse à un entrefilet de Vuillet, qui accusait les républicains de vouloir démolir les églises. Vuillet était la bête noire d'Aristide. Il ne se passait pas de semaine sans que les deux journalistes échangeassent les plus grossières injures. En province, où l'on cultive encore la périphrase, la polémique met le catéchisme poissard en beau langage : Aristide appelait son adversaire « frère Judas », ou encore « serviteur de saint Antoine », et Vuillet répondait galamment en traitant le républicain de « monstre gorgé de sang dont la guillotine était l'ignoble pourvoyeuse ».
Pour sonder son frère, Aristide, qui n'osait paraître inquiet ouvertement, se contenta de lui demander :
– « As-tu lu mon article d'hier ? Qu'en penses-tu ? »
Eugène eut un léger mouvement d'épaules.
– « Vous êtes un niais, mon frère, répondit-il simplement.
– Alors, s'écria le journaliste en pâlissant, tu donnes raison à Vuillet, tu crois au triomphe de Vuillet.
– Moi !… Vuillet… »
Il allait certainement ajouter : « Vuillet est un niais comme toi. » Mais en apercevant la face grimaçante de son frère qui se tendait anxieusement vers lui, il parut pris d'une subite défiance.
« Vuillet a du bon », dit-il avec tranquillité.
En quittant son frère, Aristide se sentit encore plus perplexe qu'auparavant. Eugène avait dû se moquer de lui, car Vuillet était bien le plus sale personnage qu'on pût imaginer. Il se promit d'être prudent, de ne pas se lier davantage, de façon à avoir les mains libres s'il lui fallait un jour aider un parti à étrangler la République.

Tous ces personnages peu recommandables avaient en commun de considérer la République comme un régime instable, une sorte d'émulsion politique qui, après avoir mélangé un temps les classes et les intérêts et prôné des valeurs de partage et de justice, remettrait chaque ingrédient à sa place naturelle. Les huiles et les marchands d'huiles, aussi visqueux soient-ils, allaient retrouver les hauteurs quand le peuple accoutumé aux trahisons et aux promesses resterait au fond du récipient. L'exercice politique consistait donc à être parmi les plus rapides dans le mouvement ascensionnel. En cela, les tacticiens de province se rappelaient les bienfaits de Napoléon le Grand qui pour la première fois leur avait avait fait comprendre ce que pouvait signifier l'ordre et la remise en ordre. Pour autant, ils lui reprochaient ouvertement ou silencieusement d'avoir décimé les campagnes en prélevant tant de jeunes gens pour la guerre étrangère. Les campagnes incessantes avaient prélevé tant de jeunes hommes que l'on manquait encore de bras pour cultiver les terres ou pour faire fonctionner les ateliers.
Le pire de tout cela était que le départ des hommes avait donné aux femmes des idées d'émancipation qui ne valaient rien de bon. Appelées à la rescousse et prouvant par les actes qu'elles valaient au travail autant qu'un homme sinon davantage, elles ne voulaient pas faire les frais d'une remise à l'ordre qui serait à l'évidence pour elles une remise au pas. Cette révolution de 1848 avait fait naître des revendications jusqu'alors jamais vues ni entendues. L'une de ces amazones ne demandait-elle pas le droit au divorce ?
Eugène avait connaissance de ces quelque six-cent femmes du peuple parisien qui avaient été emprisonnées à la prison Saint-Lazare en juillet 1948 pour avoir participé à l'insurrection et aux barricades. La volonté de maintenir les femmes à l'écart de la vie publique était bien parmi les motifs premiers de la réaction.
24 juin Le matin même de son départ, une heure avant de monter en diligence, Eugène emmena son père dans la chambre à coucher et eut avec lui un long entretien. Félicité, restée dans le salon, essaya vainement d'écouter. Les deux hommes parlaient bas, comme s'ils eussent redouté qu'une seule de leurs paroles pût être entendue du dehors. Quand ils sortirent enfin de la chambre, ils paraissaient très animés.
Après avoir embrassé son père et sa mère, Eugène, dont la voix traînait d'habitude, dit avec une vivacité émue :
« Vous m'avez bien compris, mon père ? Là est notre fortune. Il faut travailler de toutes nos forces, dans ce sens. Ayez foi en moi.
Je suivrai tes instructions fidèlement, répondit Rougon. Seulement n'oublie pas ce que je t'ai demandé comme prix de mes efforts.
– Si nous réussissons, vos désirs seront satisfaits, je vous le jure. D'ailleurs, je vous écrirai, je vous guiderai, selon la direction que prendront les événements. Pas de panique ni d'enthousiasme. Obéissez-moi en aveugle.
– Qu'avez-vous donc comploté ? demanda curieusement Félicité.
– Ma chère mère, répondit Eugène avec un sourire, vous avez trop douté de moi pour que je vous confie aujourd'hui mes espérances, qui ne reposent encore que sur des calculs de probabilité. Il vous faudrait la foi pour me comprendre. D'ailleurs, mon père vous instruira quand l'heure sera venue. » Et comme Félicité prenait l'attitude d'une femme piquée, il ajouta à son oreille, en l'embrassant de nouveau :
« Je tiens de toi, bien que tu m'aies renié. Trop d'intelligence nuirait en ce moment. Lorsque la crise arrivera, c'est toi qui devras conduire l'affaire. » Il s'en alla ; puis il rouvrit la porte, et dit encore d'une voix supérieure :
« Surtout, défiez-vous d'Aristide, c'est un brouillon qui gâterait tout. Je l'ai assez étudié pour être certain qu'il retombera toujours sur ses pieds. Ne vous apitoyez pas ; car, si nous faisons fortune, il saura nous voler sa part. » Quand Eugène fut parti, Félicité essaya de pénétrer le secret qu'on lui cachait. Elle connaissait trop son mari pour l'interroger ouvertement ; il lui aurait répondu avec colère que cela ne la regardait pas. Mais, malgré la tactique savante qu'elle déploya, elle n'apprit absolument rien.

Il y a des familles dans lesquelles les rivalités entre enfants chagrinent les parents qui, dès lors, s'emploient à les atténuer, compensant les échecs des uns sans ternir les succès des autres. C'est une forme de famille qui appelle une forme de gouvernement, attentive à la justice sociale, juste avec les forts et doux avec les faibles. C'est un gouvernement essentiellement fondé sur la paix.
Rien de cela, bien sûr, chez les Rougon. Dans l'enfance, les querelles incessantes entre Eugène et Aristide avaient été réglées également à coups de taloches, sans chercher à savoir aucunement qui était à la source du trouble. Quand les garnements furent plus grands, ils tentèrent un temps de donner à chacun selon son mérite, avant de renoncer devant la complexité de l'affaire qui supposait d'abord de former un jugement. Ils remplacèrent donc rapidement ce qu'ils croyaient être une envie de justice par une indifférence doublée d'une rancune. Leurs enfants étaient un investissement qui devait rapporter le plus gros possible et leurs actes, en conséquence, n'étaient jugés qu'à cette aune-là.
À l'évidence, cette forme de famille appelle un gouvernement fondé sur la force et le profit, donnant au plus fort ce qu'il aura pris au plus faible et justifiant le tout par des arguties qui prennent le nom de compétition et de concurrence. Ces régimes peuvent se mettre du côté des religions, pour ce qu'elles représentent de complaisance pour l'ordre établi et surtout, l'acceptation de l'ordre établi. Les prophètes de tous les temps, cependant, n'ont cessé de les dénoncer. Huit siècles avant Jésus-Christ, le berger Amos s'époumonait déjà près de Jérusalem contre eux qui
« ont vendu le juste pour de l'argent, et le pauvre pour une paire de souliers »
Les Rougon pariaient sur chacun de leurs enfants comme le spéculateur peut le faire sur des entreprises hasardeuses, et conformant ensuite chacun de ses actes, non en raison d'une soif de justice et de bien, mais en fonction du profit qu'il pourra en retirer. Les têtes de massacre du salon jaune n'étaient en somme que la réalisation de leurs envies de richesses et de gloire. Le pouvoir eût-il un goitre et un pied beau, fût-il cent fois condamné pour des exactions connues de tous, qu'ils pouvaient sans encombre se mettre de son côté pour peu qu'ils en tirassent avantage.
La Province et Paris ne comptaient alors plus le nombre des Rougon.
25 juin Eugène, à cette heure trouble où la plus grande discrétion était nécessaire, avait bien choisi son confident. Pierre, flatté de la confiance de son fils, exagéra encore cette lourdeur passive qui faisait de lui une masse grave et impénétrable. Lorsque Félicité eut compris qu'elle ne saurait rien, elle cessa de tourner autour de lui. Une seule curiosité lui resta, la plus âpre. Les deux hommes avaient parlé d'un prix stipulé par Pierre lui-même. Quel pouvait être ce prix ? Là était le grand intérêt pour Félicité, qui se moquait parfaitement des questions politiques. Elle savait que son mari avait dû se vendre cher, mais elle brûlait de connaître la nature du marché. Un soir, voyant Pierre de belle humeur, comme ils venaient de se mettre au lit, elle amena la conversation sur les ennuis de leur pauvreté.
« Il est bien temps que cela finisse, dit-elle ; nous nous ruinons en bois et en huile, depuis que ces messieurs viennent ici. Et qui paiera la note ? Personne peut-être. » Son mari tomba dans le piège. Il eut un sourire de supériorité complaisante.
« Patience », dit-il.

La patience est souvent considérée comme une vertu. C'est bien sûr une facilité de pensée et parfois un stratagème politique. Quand bien même la patience fût-elle cette vertu vantée par tant de doctrines, il faudrait remarquer qu'elle est alors une vertu fortement inégalitaire. Pour le rentier, la patience peut parfois être douce. Il attend, calé dans son fauteuil, que les rentes lui soient versées. Elles pourraient venir parfois plus rapidement, se dit-il, et en plus grande abondance. Mais elle viennent. Et quand la chance et le travail d'autres que lui font que la rente est meilleure, il en attribue le mérite à sa patience, qui n'est cependant que de la cupidité mêlée de paresse passive. Pour le pauvre en revanche et pour le miséreux, la patience est d'une toute autre nature. Certains se voient proposer, pour gage de leur attente et de leur souffrance une promesse de biens dans l'au-delà. Piètre consolation s'il en est pour celui qui ne mange pas à sa faim, qui souffre du froid et qui voit dépérir ses enfants qu'il a dû envoyer à la mine. Est-ce encore de la patience, cette rage contenue, cette colère grandissante ? Trop de patience peut parfois être coupable.
26 juin Puis, il ajouta d'un air fin, en regardant sa femme dans les yeux.
« Serais-tu contente d'être la femme d'un receveur particulier ? » Le visage de Félicité s'empourpra d'une joie chaude. Elle se mit sur son séant, frappant comme une enfant dans ses mains sèches de petite vieille.
« Vrai ?... balbutia-t-elle. À Plassans ?... » Pierre, sans répondre, fit un long signe affirmatif. Il jouissait de l'étonnement de sa compagne. Elle étranglait d'émotion.
« Mais, reprit-elle enfin, il faut un cautionnement énorme. Je me suis laissé dire que notre voisin, M. Peirotte, avait dû déposer quatre-vingt mille francs au trésor.
– Eh ! dit l'ancien marchand d'huile, ça ne me regarde pas. Eugène se charge de tout, Il me fera avancer le cautionnement par un banquier de Paris… Tu comprends, j'ai choisi une place qui rapporte gros. Eugène a commencé par faire la grimace. Il me disait qu'il fallait être riche pour occuper ces positions-là, qu'on choisissait d'habitude des gens influents. J'ai tenu bon, et il a cédé. Pour être receveur, on n'a pas besoin de savoir le latin ni le grec ; j'aurai, comme M. Peirotte, un fondé de pouvoir qui fera toute la besogne. » Félicité l'écoutait avec ravissement.

C'est une pratique courante de France que de se partager à l'avance, et au seul motif de la cupidité ou de la soif de pouvoir, et parfois des deux, les postes et les honneurs, les charges et les prébendes. Le 4 août 1789 et les années suivantes, la révolution abolit les privilèges. Napoléon Bonaparte, fin connaisseur de l'esprit de village qui sait, dans un hameau, reproduire sans faillir l'esprit de cour, et s'inventer des princes et s'inventer des rois rétablit dans les provinces des fonctions que le pouvoir central pouvait distribuer de façon discrétionnaire. Les préfets et les sous préfets en étaient la démonstration évidente. Il les affubla d'un uniforme chamarré. Il fallait qu'on les vît. Il les dota de pouvoirs étendus et partant de la superbe nécessaire pour dominer les notables provinciaux soumis à cette élégance clinquante et au faste de leur demeure. Napoléon réinventa la fonction de seigneur. La contrepartie était de les changer souvent pour éviter qu'ils ne se constituassent de nouvelles baronnies. Les receveurs particuliers, quant à eux, n'avaient pas d'uniforme, endossant celui, passe muraille, des percepteurs. Rougon avait raison. Aucune compétence n'était requise sinon celle de ne pas voler tout en sachant profiter.
27 juin « J'ai bien deviné, continua-t-il, ce qui inquiétait notre cher fils. Nous sommes peu aimés ici. On nous sait sans fortune, on clabaudera. Mais baste ! dans les moments de crise, tout arrive. Eugène voulait me faire nommer dans une autre ville. J'ai refusé, je veux rester à Plassans.
– Oui, oui, il faut rester, dit vivement la vieille femme. C'est ici que nous avons souffert, c'est ici que nous devons triompher. Ah ! je les écraserai, toutes ces belles promeneuses du Mail qui toisent dédaigneusement mes robes de laine !… Je n'avais pas songé à la place de receveur ; je croyais que tu voulais devenir maire.
– Maire, allons donc !… La place est gratuite !… Eugène aussi m'a parlé de la mairie. Je lui ai répondu :
« J'accepte, si tu me constitues une rente de quinze mille francs. »

C'est qu'il faut un peu d'argent pour être maire de Plassans, car, on ne saurait imaginer un édile qui ne fasse point société. La maison du maire, et les soirées du maire doivent prendre un relief particulier, tout en se gardant d'une trop grande ostentation. C'est ainsi qu'en France, les élus issus des classes les plus populaires ne peuvent rester pauvres très longtemps et qu'il leur faut obtenir de l'État des subsides qui leur permettent de tenir leur rang. Ils entretiennent alors chez le peuple l'idée que réussir en politique, qui ne devrait être que se donner à la République et rendre service, est une forme comme une autre, mais souvent plus rapide quoique toujours risquée, de grimper les couches de la société. Ils entretiennent par là-même la méfiance du peuples envers eux suscitant ainsi les changements de régime qu'ils redoutent pour autant.
28 juin Cette conversation, où de gros chiffres partaient comme des fusées, enthousiasmait Félicité. Elle frétillait, elle éprouvait une sorte de démangeaison intérieure. Enfin elle prit une pose dévote, et, se recueillant :
« Voyons, calculons, dit-elle. Combien gagneras-tu ?
– Mais, dit Pierre, les appointements fixes sont, je crois, de trois mille francs.
– Trois mille, compta Félicité.
– Puis, il y a le tant pour cent sur les recettes, qui, à Plassans, peut produire une somme de douze mille francs.
– Ça fait quinze mille.
– Oui, quinze mille francs environ. C'est ce que gagne Peirotte. Ce n'est pas tout. Peirotte fait de la banque pour son compte personnel. C'est permis. Peut-être me risquerai-je dès que je sentirai la chance venue.
– Alors mettons vingt mille… Vingt mille francs de rente! répéta Félicité ahurie par ce chiffre.
– Il faudra rembourser les avances, fit remarquer Pierre.
– N'importe, reprit Félicité, nous serons plus riches que beaucoup de ces messieurs… Est-ce que le marquis et les autres doivent partager le gâteau avec toi ?
– Non, non, tout sera pour nous. »
Et, comme elle insistait, Pierre crut qu'elle voulait lui arracher son secret. Il fronça les sourcils.
« Assez causé, dit-il brusquement. Il est tard, dormons. Ça nous portera malheur de faire des calculs à l'avance. Je ne tiens pas encore la place. Surtout, sois discrète. »

Rougon savait qu'il ne risquait pas que sa femme le trahît. Il savait aussi qu'il pouvait compter sur sa discrétion. Il est courant de présenter les femmes comme des bavardes, et les commères son peintes toujours en pleine conversation. Parmi les femmes, celles du Sud sont encore davantage considérées comme incapables de se taire et soupçonnées de pouvoir faire se battre les montagnes avec leurs seuls bavardages. Dans la réalité, les femmes seules sont capables de garder un secret, quand les hommes, bravaches, ne répugnent que rarement, même au prix d'une petite trahison, à raconter ce qu'ils savent, et la plupart du temps, seulement pour le plaisir de montrer à leur interlocuteur qu'ils le savent. Cela fait partie des petites guerres et des petits procès que les hommes depuis longtemps font aux femmes. Les secrets qu'elles sont supposées ne pas savoir garder sont ceux que les hommes ne sauront jamais pénétrer. Ils leur reprocheront encore longtemps de garder pour elles, de la naissance à la mort, le secret de la vie, celui de la naissance et enfin, celui de la lignée véritable. La mère est toujours certaine, quand le père est l'incertitude-même. C'est peut-être ce qui rend les hommes agressifs et les pousse régulièrement à la guerre extérieure ou à la guerre civile.
Félicité promit d'être discrète. Elle laissa un peu la lampe allumée, espérant que Rougon consentirait à prolonger encore la conversation et qu'il lâcherait quelque information sur le chemin qu'Eugène et lui comptaient prendre pour faire de l'ancien marchand d'huile le receveur particulier de Plassans. Mais Rougon, telle une masse qu'il était, s'endormit aussitôt, embarrassant la chambre à coucher encombrée de ronflements sonores et rythmés.
29 juin La lampe éteinte, Félicité ne put dormir. Les yeux fermés, elle faisait de merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francs de rente dansaient devant elle, dans l'ombre, une danse diabolique. Elle habitait un bel appartement de la ville neuve, avait le luxe de M. Peirotte, donnait des soirées, éclaboussait de sa fortune la ville entière. Ce qui chatouillait le plus ses vanités, c'était la belle position que son mari occuperait alors. Ce serait lui qui paierait leurs rentes à Granoux, à Roudier, à tous ces bourgeois qui venaient aujourd'hui chez elle comme on va dans un café, pour parler haut et savoir les nouvelles du jour. Elle s'était parfaitement aperçue de la façon cavalière dont ces gens entraient dans son salon, ce qui les lui avait fait prendre en grippe. Le marquis lui-même, avec sa politesse ironique, commençait à lui déplaire. Aussi, triompher seuls, garder tout le gâteau, suivant son expression, était une vengeance qu'elle caressait amoureusement. Plus tard, quand ces grossiers personnages se présenteraient le chapeau bas chez M. le receveur Rougon, elle les écraserait à son tour. Toute la nuit elle remua ces pensées. Le lendemain, en ouvrant ses persiennes, son premier regard se porta instinctivement de l'autre côté de la rue, sur les fenêtres de M. Peirotte ; elle sourit en contemplant les larges rideaux de damas qui pendaient derrière les vitres.
La rancœur est un feu qui couve, ou encore l'une de ces maladies qui sommeille des années mais qui mène dans le corps un lent travail de sape qui fera qu'une fois découverte aucun médecin ne pourra plus la déloger du corps qu'elle aura envahi. Et c'était bien la rancœur qui animait entièrement Félicité, encore davantage que son lourdaud de mari. Il n'y avait pas une seule des moues de ses invités lorsqu'ils s'asseyaient dans le salon jaune qui lui échappait. Il n'y avait pas une seule intonation un tant soit peu condescendante qu'elle n'ait entendue et comprise, analysée, et rangée soigneusement dans un coin de sa mémoire. Il n'y avait donc pas un seul de ces rentiers infatués qui ne fût son ennemi juré, mais secret. C'est aussi qu'il y avait une très grande différence entre Félicité et les rentiers conspirateurs et royalistes du salon jaune. Eux étaient conservateurs. Elle ne pouvait se permettre de l'être. Que l'ordre ancien de la monarchie légitimiste survienne de nouveau et elle demeurerait ce qu'elle avait toujours été : la femme et la fille d'anciens marchands d'huile qui avaient échoué à faire prospérer leurs affaires. Il lui fallait donc un grand chambardement, mais un chambardement qui ne s'embarrassât pas de ces fadaises que l'on nomme habituellement liberté, égalité et fraternité et qui conduisent à devoir partager un bien qu'elle voulait seulement accroître et garder pour elle.
30 juin Les espérances de Félicité, en se déplaçant, ne furent que plus âpres. Comme toutes les femmes, elle ne détestait pas une pointe de mystère. Le but caché que poursuivait son mari la passionna plus que ne l'avaient jamais fait les menées légitimistes de M. de Carnavant. Elle abandonna sans trop de regret les calculs fondés sur la réussite du marquis, du moment que, par d'autres moyens, son mari prétendait pouvoir garder les gros bénéfices. Elle fut, d'ailleurs, admirable de discrétion et de prudence.

Elle ne s'accusait même pas dans le secret de sa chambre à coucher d'avoir changé d'avis, et elle avait raison car, en quelque sorte, elle n'en avait pas changé. Elle avait changé de chemin comme le voyageur, avisé par un passant qu'il existe un raccourci, bifurque soudainement afin d'arriver plus rapidement à destination. Et puis, le nouveau chemin proposé ne sortait pas de la famille. Si l'affaire réussissait,Rougon ne devrait sa fortune qu'à son fils Eugène. Même si elle pensait que le marquis de Carnavant pouvait avoir avec elle des liens de parentés, ceux-ci demeuraient putatifs.
1er juillet Au fond, une curiosité anxieuse continuait à la torturer ; elle étudiait les moindres gestes de Pierre, elle tâchait de comprendre. S'il allait faire fausse route ? Si Eugène l'entraînait à sa suite dans quelque casse-cou d'où ils sortiraient plus affamés et plus pauvres ? Cependant la foi lui venait. Eugène avait commandé avec une telle autorité, qu'elle finissait par croire en lui. Là encore agissait la puissance de l'inconnu. Pierre lui parlait mystérieusement des hauts personnages que son fils aîné fréquentait à Paris ; elle-même ignorait ce qu'il pouvait y faire, tandis qu'il lui était impossible de fermer les yeux sur les coups de tête commis par Aristide à Plassans. Dans son propre salon, on ne se gênait guère pour traiter le journaliste démocrate avec la dernière sévérité. Granoux l'appelait brigand entre ses dents, et Roudier, deux ou trois fois par semaine, répétait à Félicité :
« Votre fils en écrit de belles. Hier encore il attaquait notre ami Vuillet avec un cynisme révoltant. » Tout le salon faisait chorus. Le commandant Sicardot parlait de calotter son gendre. Pierre reniait nettement son fils. La pauvre mère baissait la tête, dévorant ses larmes. Par instants, elle avait envie d'éclater, de crier à Roudier que son cher enfant, malgré ses fautes, valait encore mieux que lui et les autres ensemble. Mais elle était liée, elle ne voulait pas compromettre la position si laborieusement acquise. En voyant toute la ville accabler Aristide, elle pensait avec désespoir que le malheureux se perdait. À deux reprises, elle l'entretint secrètement, le conjurant de revenir à eux, de ne pas irriter davantage le salon jaune. Aristide lui répondit qu'elle n'entendait rien à ces choses-là, et que c'était elle qui avait commis une grande faute en mettant son mari au service du marquis. Elle dut l'abandonner, se promettant bien, si Eugène réussissait, de le forcer à partager la proie avec le pauvre garçon, qui restait son enfant préféré.


Il est vrai que les écrits d'Aristide dans son brûlot étaient volontiers outranciers. Éditorialiste et journaliste tout à la fois, il maniait à l'envi l'invective, la dénonciation et la mise au pilori. Son travail était assez sérieux et il vérifiait ses sources. Il faut dire que les investigations à Plassans n'étaient pas choses difficiles tant la ville était petite et les informations circulaient rapidement et sûrement. Plus Aristide écrivait vrai, plus le salon jaune invectivait. On se demandait parfois ce que les habitués du salon Rougon auraient eu à se dire sans les saillies répétées du second fils de leur hôte. Les monarchistes, qu'ils fussent orléanistes ou pour Henri V fréquentaient ainsi un lieu qui, pour ne pas leur être hostile, demeurait cependant vaguement dangereux. L'un des fils de la famille ourdissait à Paris des complots encore indéfinis quand l'autre haranguait la populace contre eux. Il y avait certainement dans leur assiduité jamais démentie une part de calcul. La République ne pouvait faire de coup d'État puisqu'elle était en place. Si un autre camp réactionnaire que le leur devait la renverser, l'endroit pour eux le plus sûr serait ce salon. Il y aurait toujours en son sein un partisan de la faction qui prendrait le pouvoir.
Félicité protégeait Aristide d'abord parce qu'elle était sa mère et qu'elle avait pour son fils des tendresses de mère, mais aussi parce qu'il constituait en cas d'échec des complots parisiens d'Eugène une forme de talisman. Nul doute qu'Aristide les protègerait quand le peuple en colère pénètrerait dans le salon jaune pour y extirper Les Vuillet, Granoux et autre Roudier. C'est aussi pourquoi Sicardot ne cherchait pas davantage querelle à son gendre. Les convictions politiques de tout ce petit monde n'étaient pas assez fortes pour renoncer aux clauses de prudence, à ce « on ne sait jamais » qui font que l'on brame en place publique tout en protégeant ses arrières. Il y a partout de ces engeances qui, quoi qu'il en soit, s'en sortent toujours.
2 juillet Après le départ de son fils aîné, Pierre Rougon continua à vivre en pleine réaction. Rien ne parut changé dans les opinions du fameux salon jaune. Chaque soir, les mêmes hommes vinrent y faire la même propagande en faveur d'une monarchie, et le maître du logis les approuva et les aida avec autant de zèle que par le passé. Eugène avait quitté Plassans le 10 mai. Quelques jours plus tard, le salon jaune était dans l'enthousiasme. On y commentait la lettre du président de la République au général Oudinot, dans laquelle le siège de Rome était décidé. Cette lettre fut regardée comme une victoire éclatante, due à la ferme attitude du parti réactionnaire. Depuis 1848, les Chambres discutaient la question romaine ; il était réservé à un Bonaparte d'aller étouffer une République naissante par une intervention dont la France libre ne se fut jamais rendue coupable. Le marquis déclara qu'on ne pouvait mieux travailler pour la cause de la légitimité. Vuillet écrivit un article superbe. L'enthousiasme n'eut plus de bornes lorsque, un mois plus tard, le commandant Sicardot entra un soir chez les Rougon, en annonçant à la société que l'armée française se battait sous les murs de Rome. Pendant que tout le monde s'exclamait, il alla serrer la main à Pierre d'une façon significative. Puis, dès qu'il se fut assis, il entama l'éloge du président de la République qui, disait-il, pouvait seul sauver la France de l'anarchie.
« Qu'il la sauve donc au plus tôt, interrompit le marquis, et qu'il comprenne ensuite son devoir en la remettant entre les mains de ses maîtres légitimes ! » Pierre sembla approuver vivement cette belle réponse.
Quand il eut ainsi fait preuve d'ardent royalisme, il osa dire que le prince Louis Bonaparte avait ses sympathies, dans cette affaire. Ce fut alors, entre lui et le commandant, un échange de courtes phrases qui célébraient les excellentes intentions du président et qu'on eût dites préparées et apprises à l'avance. Pour la première fois, le bonapartisme entrait ouvertement dans le salon jaune. D'ailleurs, depuis l'élection du 10 décembre, le prince y était traité avec une certaine douceur. On le préférait mille fois à Cavaignac, et toute la bande réactionnaire avait voté pour lui. Mais on le regardait plutôt comme un complice que comme un ami ; encore se défiait-on de ce complice, que l'on commençait à accuser de vouloir garder pour lui les marrons après les avoir tirés du feu. Ce soir-là, cependant, grâce à la campagne de Rome, on écouta avec faveur les éloges de Pierre et du commandant.

Cette affaire de Rome était paradoxale. Elle devait signer la victoire des réactionnaires monarchistes et catholiques elle était le commencement d'une autre récit politique. Il s'agissait alors de rétablir sur le siège pontifical un pape ambigu. N'était-ce pas ce pape qui, dès 1847, avait établi pour la première fois un conseil consultatif qui servait de médiateur entre le peuple de Rome et le Vatican ? Il serait exagéré de croire que ce pape pût jamais être républicain, et cela même si, en 1848, Victor Hugo lui avait rendu hommage : « Cet homme qui tient dans ses mains les clés de la pensée de tant d'hommes, il pouvait fermer les intelligences ; il les a ouvertes. Il a posé l'idée d'émancipation et de liberté sur le plus haut sommet où l'homme puisse poser une lumière. » Il est vrai que Pie IX avait institué, peu de temps après son élection, la liberté de la presse. Mais le pape ne persista pas dans sa volonté libérale. Ce fut la fuite de Rome, rejouant ce que Louis XVI avait connu, sans connaître cependant l'arrestation de Varennes, allant rejoindre Gaète et les mannes de la nourrice d'Énée. Dès lors, Pie IX renonça à être un pape réformateur pour devenir le fondateur de ce que l'Église  a connu de plus conservateur depuis la grande Inquisition. C'est avec lui que naissent les dogmes de l'Immaculée conception et celui de « l'infaillibilité pontificale » qui s'intercaleront longtemps entre l'Église et la compréhension simple, vivante et lumineuse que le peuple sait faire du message évangélique.
Oudinot sauvera le pape à défaut de sauver Rome mais Oudinot était le jouet d'un destin qui le dépassait et le prince Louis Napoléon n'attendait certainement rien de sa victoire ou de sa défaite. Il fallait envoyer la troupe pour sauver le pape comme si la chrétienté en dépendait. Le geste politique était là et il aurait presque suffi de le dire sans le faire. C'était aussi montrer à l'Europe entière que le neveu ne suivrait pas l'oncle qui avait par la force inséminé les vieux royaumes du ferment révolutionnaire, pillant au passage les trésors des vaincus. Le nouveau bonapartisme était désormais entièrement tourné vers l'ordre, son maintien et son rétablissement dans la paix des peuples.
Oudinot après sa victoire fut plus magnanime envers les Républicains italiens que ne le fut le successeur de Saint-Pierre. On ne voulait pas à Paris d'un bain de sang à Rome, qui aurait terni la victoire pacificatrice des troupes françaises tout en agaçant le peuple parisien. Même si cela désespérait ceux qui, loin, étaient prompts à prêcher le massacre.
3 juillet Le groupe de Granoux et de Roudier demandait déjà que le président fît fusiller tous ces scélérats de républicains. Le marquis, appuyé contre la cheminée, regardait d'un air méditatif une rosace déteinte du tapis. Lorsqu'il leva enfin la tête, Pierre, qui semblait suivre à la dérobée sur son visage l'effet de ses paroles, se tut subitement. M. de Carnavant se contenta de sourire en regardant Félicité d'un air fin. Ce jeu rapide échappa aux bourgeois qui se trouvaient là. Vuillet seul dit d'une voix aigre :
« J'aimerais mieux voir votre Bonaparte à Londres qu'à Paris. Nos affaires marcheraient plus vite. » L'ancien marchand d'huile pâlit légèrement, craignant de s'être trop avancé.
« Je ne tiens pas à "mon" Bonaparte, dit-il avec assez de fermeté ; vous savez où je l'enverrais, si j'étais le maître. Je prétends simplement que l'expédition de Rome est une bonne chose. » Félicité avait suivi cette scène avec un étonnement curieux. Elle n'en reparla pas à son mari, ce qui prouvait qu'elle la prit pour base d'un secret travail d'intuition. Le sourire du marquis, dont le sens exact lui échappait, lui donnait beaucoup à penser. À partir de ce jour, Rougon, de loin en loin, lorsque l'occasion se présentait, glissait un mot en faveur du président de la République. Ces soirs-là, le commandant Sicardot jouait le rôle d'un compère complaisant. D'ailleurs, l'opinion cléricale dominait encore en souveraine dans le salon jaune. Ce fut surtout l'année suivante que ce groupe de réactionnaires prit dans la ville une influence décisive, grâce au mouvement rétrograde qui s'accomplissait à Paris.

La province vit dans un temps qui n'est pas celui de Paris et cela se voit en particulier pour les mœurs, le parler et parfois même, bien que cela tende à s'estomper, pour l'habillement. Mais il y a une matière pour laquelle Paris et la province vivent de façon simultanée, ou presque simultanée, c'est la politique. Il est curieux de constater que le pays vit de ce même pouls battant comme s'il pouvait s'affranchir des délais de communication des dépêches et des gazettes. C'est que l'information circule par beaucoup d'autres voies que celui des journaux et des lettres. Tous les hommes qui concourent à l'approvisionnement de la capitale et qui forment sur l'ensemble du territoire, et parfois bien au-delà, des chaînes continues, s'échangent récits et commentaires d'un bout à l'autre de la France. Bien sûr, les nouvelles, à force d'être transmises et enrichies par l'imagination des hommes, sont déformées et, lorsqu'elles sont publiques, les journaux viennent rectifier les embellissements par trop voyants. Mais ce qui circule le mieux, ce n'est pas ce que l'on peut lire dans les journaux mais bien un certain sentiment que les choses vont bien ou qu'elles vont mal. Si les choses vont bien, la famille régnante s'agrandit et l'on montre à la foule, quelques mois après, un nourrisson appelé aux plus hautes fonctions. Quand elles vont mal, la rumeur d'une maladie grave du magistrat suprême enfle soudainement et le pays tout entier a la goutte. Si bien que les journaux ont compris cela qui, quand ils sont proches du gouvernement et que les choses vont mal, s'emploient à imaginer et à divulguer la naissance prochaine d'un prince.
4 juillet L'ensemble de mesures antilibérales qu'on nomma l'expédition de Rome à l'intérieur, assura définitivement à Plassans le triomphe du parti Rougon. Les derniers bourgeois enthousiastes virent la République agonisante et se hâtèrent de se rallier aux conservateurs. L'heure des Rougon était venue. La ville neuve leur fit presque une ovation le jour où l'on scia l'arbre de la liberté planté sur la place de la Sous-préfecture. Cet arbre, un jeune peuplier apporté des bords de la Viorne, s'était desséché peu à peu, au grand désespoir des ouvriers républicains qui venaient chaque dimanche constater les progrès du mal, sans pouvoir comprendre les causes de cette mort lente. Un apprenti chapelier prétendit enfin avoir vu une femme sortir de la maison Rougon et venir verser un seau d'eau empoisonnée au pied de l'arbre.
Il fut dés lors acquis à l'histoire que Félicité en personne se levait chaque nuit pour arroser le peuplier de vitriol. L'arbre mort, la municipalité déclara que la dignité de la République commandait de l'enlever. Comme on redoutait le mécontentement de la population ouvrière, on choisit une heure avancée de la soirée. Les rentiers conservateurs de la ville neuve eurent vent de la petite fête ; ils descendirent tous sur la place de la Sous-Préfecture pour voir comment tomberait un arbre de la liberté. La société du salon jaune s'était mise aux fenêtres. Quand le peuplier craqua sourdement et s'abattit dans l'ombre avec la raideur tragique d'un héros frappé à mort, Félicité crut devoir agiter un mouchoir blanc. Alors il y eut des applaudissements dans la foule, et les spectateurs répondirent au salut en agitant également leurs mouchoirs.
Un groupe vint même sous la fenêtre, criant :
« Nous l'enterrerons, nous l'enterrerons ! » Ils parlaient sans doute de la République. L'émotion faillit donner une crise de nerfs à Félicité. Ce fut une belle soirée pour le salon jaune.

Cette scène faisait écho, pourtant, et quelles que fussent les opinions des protagonistes, à celle que Plassans avait connue quand l'arbre avait été planté, comme symbole de liberté mais aussi comme le symbole qui allait accompagner la croissance et la vitalité des nouvelles institutions. Même les plus réfractaires et les plus réactionnaires des habitants portaient le deuil de cet espoir et de cette ardeur révolutionnaires, qui par la verdeur des règles nouvelles redonnait de la vigueur au corps social tout entier. Ce jeune arbre abattu avant d'avoir grandi sonnait le glas de tout cela et semblait annoncer pour les temps à venir de grandes catastrophes où seraient abattus de jeunes pousses humaines au pied desquelles on aurait déversé de la haine.
On aurait pu replanter et on ne le fit pas. Pourtant la République prévoyante avait tout prévu qui par le décret du 3 pluviôse an II avait disposé que « dans toutes les communes de la République où l'arbre de la liberté aurait péri, il en serait planté un autre d'ici le 1er germinal. » Un siècle auparavant, accusée d'arroser les racines de l'arbre avec du vitriol, Félicité aurait risqué et certainement connu la guillotine. Mais ces lois n'étaient plus en vigueur et, dès l'année d'avant, en 1850, le préfet de police de Paris, Carlier, avait ordonné d'abattre presque tous les arbres de la liberté de la capitale, provoquant dans les faubourgs agitation et début d'émeute. Cela émut même les légitimistes les plus convaincus et un de leurs journaux trouva la parade : « les arbres de la liberté gênaient très peu les passants, et nous ne voyons pas en quoi les hommes d’ordre pouvaient se trouver contrariés par ces symboles. Un arbre offre une belle image de la liberté sans violence, et ne saurait menacer en rien les idées d’inégalités sociales, puisque dans les développements d’une plante tous les rameaux sont inégaux précisément parce qu'ils sont libres ». La grande mystification du peuple était à l'œuvre.
5 juillet Cependant, le marquis gardait toujours son mystérieux sourire en regardant Félicité. Ce petit vieux était bien trop fin pour ne pas comprendre où allait la France. Un des premiers, il flaira l'Empire. Plus tard, quand l'Assemblée législative s'usa en vaines querelles, quand les orléanistes et les légitimistes eux-mêmes acceptèrent tacitement la pensée d'un coup d'État, il se dit que décidément la partie était perdue. D'ailleurs, lui seul vit clair. Vuillet sentit bien que la cause d'Henri V, défendue par son journal, devenait détestable ; mais peu lui importait ; il lui suffisait d'être la créature obéissante du clergé ; toute sa politique tendait à écouler le plus possible de chapelets et d'images saintes.
Quant à Roudier et à Granoux, ils vivaient dans un aveuglement effaré ; il n'était pas certain qu'ils eussent une opinion ; ils voulaient manger et dormir en paix, là se bornaient leurs aspirations politiques. Le marquis, après avoir dit adieu à ses espérances, n'en vint pas moins régulièrement chez les Rougon. Il s'y amusait. Le heurt des ambitions, l'étalage des sottises bourgeoises, avaient fini par lui offrir chaque soir un spectacle des plus réjouissants. Il grelottait à la pensée de se renfermer dans son petit logement, dû à la charité du comte de Valqueyras. Ce fut avec une joie malicieuse qu'il garda pour lui la conviction que l'heure des Bourbons n'était pas venue. Il feignit l'aveuglement, travaillant comme par le passé au triomphe de la légitimité, restant toujours aux ordres du clergé et de la noblesse. Dès le premier jour, il avait pénétré la nouvelle tactique de Pierre, et il croyait que Félicité était sa complice.

S'il avait été encore plus fin, il aurait su que de tactique, ni Pierre ni Félicité n'en avaient et qu'ils n'étaient en rien différents de Roudier et Granoux si ce n'était que ces derniers avaient de la fortune quand le couple Rougon aspirait à en avoir. Ils suivaient les ordres d'Eugène. De fait, le seul investissement rentable des anciens marchands d'huile avait été, quoi qu'ils en eussent pensé, l'éducation qu'ils avaient donné à leurs fils. S'ils n'avaient pas fait naître dans leurs jeunes âmes ce sentiment de déclassement en ouvrant leurs yeux sur le monde, ils n'auraient eu aucun espoir de sortir de leur condition de rentiers miséreux.
Cette forme de calcul devrait inspirer les gouvernements et les États. Si les gouvernants veulent vivre une retraite paisible, plutôt que de se lancer dans de savantes combinaisons économiques et militaires qui ont toutes les chances de s'échouer pitoyablement, ils n'ont qu'à investir, et investir beaucoup, dans l'éducation de la jeunesse du pays. Seul cet investissement sera de nature à leur garantir de vieux jours tranquilles. Toute l'histoire tend à montrer que ce théorème-là ne se dément pas. l'Église n'a vraiment jamais fait autre chose que d'investir dans des écoles et dans des séminaires. C'est même là l'essentiel de son activité et cela, malgré les vicissitudes qui, temporelles, demeurent de courte durée, lui a plutôt réussi. Elle-même a été à la leçon du peuple juif qui se rassemble dans l'enseignement des Saintes écritures. Et après une conquête militaire éclair, c'est par l'enseignement du Coran que l'Islam s'est installé. L'école de la République est la seule institution qui peut sauver la République.
6 juillet Un soir, étant arrivé le premier, il trouva la vieille femme seule dans le salon.
« Eh bien ! petite, lui demanda-t-il avec sa familiarité souriante, vos affaires marchent ?… Pourquoi, diantre ! fais-tu la cachottière avec moi ?
– Je ne fais pas la cachottière, répondit Félicité intriguée.
– Voyez-vous, elle croit tromper un vieux renard de mon espèce ! Eh ! ma chère enfant, traite-moi en ami. Je suis tout prêt à vous aider secrètement… Allons, sois franche. » Félicité eut un éclair d'intelligence. Elle n'avait rien à dire, elle allait peut-être tout apprendre, si elle savait se taire.
« Tu souris ? reprit M. de Carnavant. C'est le commencement d'un aveu. Je me doutais bien que tu devais être derrière ton mari ! Pierre est trop lourd pour inventer la jolie trahison que vous préparez… Vrai, je souhaite de tout mon cœur que les Bonaparte vous donnent ce que j'aurais demandé pour toi aux Bourbons. » Cette simple phrase confirma les soupçons que la vieille femme avait depuis quelque temps.
« Le prince Louis a toutes les chances, n'est-ce pas ? » demanda-t-elle vivement.
– Me trahiras-tu si je te dis que je le crois ? répondit en riant le marquis. J'en ai fait mon deuil, petite. Je suis un vieux bonhomme fini et enterré. C'est pour toi, d'ailleurs, que je travaillais. Puisque tu as su trouver sans moi le bon chemin, je me consolerai en te voyant triompher de ma défaite… Surtout ne joue plus le mystère. Viens à moi si tu es embarrassée. » Et il ajouta, avec le sourire sceptique du gentilhomme encanaillé :
« Baste ! je puis bien trahir un peu, moi aussi. »

Il est toujours curieux de constater combien, lorsqu'il s'agit de trahir, les hommes cherchent toujours à partager le plus largement possible leur trahison. C'est certainement même ce que les hommes partagent le plus facilement et l'on peine à imaginer ce que serait le monde s'ils mettaient autant d'ardeur à vouloir partager leurs richesses, leurs biens et leur amour autant qu'ils se précipitent tous ensemble pour brûler soudainement ce qu'ils adoraient la veille. Le marquis de Carnavant, pour être aristocrate, n'en était pas moins un homme qui, de surcroit vieillissant, ne voulait pas rester seul avec une trahison, sans doute la dernière, qui s'annonçait inéluctable. Il se réfugiait derrière son âge pour se justifier à ses propres yeux. Cela pouvait sembler paradoxal quand, justement, il n'avait plus rien à perdre, ni même à gagner, même pas la satisfaction d'avoir raison puisque son cœur, toujours, lui intimerait jusqu'au dernier souffle, qu'il avait tort et qu'il avait trahi. À sa décharge, il avait vécu plus de soubresauts politiques et militaires que tous les hommes de sa lignée, fort ancienne, avait connus les siècles passés. Ces vieux aristocrates qui avaient coutume de s'identifier à la France et que l'on avait coutume aussi de considérer comme tel, ne savaient plus très bien ce qu'était la France, ne sachant plus très bien ce qu'ils représentaient. Ils savaient en eux-mêmes que le retour des Bourbons n'aurait rien soigné de cette plaie ouverte car il se serait agi d'un retour et ils savaient que le passé ne revient pas. La chaîne était rompue et aucun tour de l'histoire ne saurait la réparer. Il leur fallait de l'ordre, réconcilier entre eux les propriétaires et les marchands. L'Empire était un pis aller auquel ils pouvaient consentir.
7 juillet À ce moment arriva le clan des anciens marchands d'huile et d'amandes.
« Ah ! les chers réactionnaires ! reprit à voix basse M. de Carnavant. Vois-tu, petite, le grand art en politique consiste à avoir deux bons yeux, quand les autres sont aveugles. Tu as toutes les belles cartes dans ton jeu. » Le lendemain, Félicité, aiguillonnée par cette conversation, voulut avoir une certitude. On était alors dans les premiers jours de l'année 1851. Depuis plus de dix-huit mois, Rougon recevait régulièrement, tous les quinze jours, une lettre de son fils Eugène. Il s'enfermait dans la chambre à coucher pour lire ces lettres, qu'il cachait ensuite au fond d'un vieux secrétaire, dont il gardait soigneusement la clef dans une poche de son gilet. Lorsque sa femme l'interrogeait, il se contentait de répondre : « Eugène m'écrit qu'il se porte bien. » Il y avait longtemps que Félicité rêvait de mettre la main sur les lettres de son fils. Le lendemain matin, pendant que Pierre dormait encore, elle se leva et alla, sur la pointe des pieds, substituer à la clef du secrétaire, dans la poche du gilet, la clef de la commode, qui était de la même grandeur. Puis, dès que son mari fut sorti, elle s'enferma à son tour, vida le tiroir et lut les lettres avec une curiosité fébrile.

Lire le journal d'un proche ou une correspondance secrète qui s'étend sur plusieurs années est un exercice difficile pour celui qui s'y livre et ce, quelles que soient les révélations qu'il puisse y lire et leur importance. C'est qu'il s'agit d'abord de faire coïncider deux temps différents qui se chevauchent et qui se croisent sans cesse. Et cela peut provoquer un grand trouble et susciter de sérieux doutes sur la capacité de jugement du lecteur, au point parfois de le laisser hagard, hébété. C'est bien sûr en matière amoureuse que l'exercice est le plus violent, surtout quand il s'agit de découvrir un adultère soupçonné ou non. Ainsi, la découverte par des lettres de ce qu'il est convenu d'appeler une double vie peut plonger celui qui doit se rendre à l'évidence dans la  stupéfaction. C'est bien le réel qui se dérobe. Ce père de famille assidu auprès de son épouse et de ses enfants et qui décrit par le menu à une jouvencelle les cabrioles auxquelles il entend bien se livrer prochainement avec elle, qui est-il ? Cette épouse aimante et douce qui décrit par le menu  à sa mère les défauts de son mari, jour après jour et regrettant de l'avoir épousé, qui est-elle ? Les lettres d'Eugène confirmait quant à elles  les intuitions de Félicité.
8 juillet M. de Carnavant ne s'était pas trompé, et ses propres soupçons se confirmaient. Il y avait là une quarantaine de lettres, dans lesquelles elle put suivre le grand mouvement bonapartiste qui devait aboutir à l'Empire. C'était une sorte de journal succinct, exposant les faits à mesure qu'ils s'étaient présentés, et tirant de chacun d'eux des espérances et des conseils. Eugène avait la foi. Il parlait à son père du prince Louis Bonaparte comme de l'homme nécessaire et fatal qui seul pouvait dénouer la situation. Il avait cru en lui avant même son retour en France, lorsque le bonapartisme était traité de chimère ridicule. Félicité comprit que son fils était depuis 1848 un agent secret très actif. Bien qu'il ne s'expliquât pas nettement sur sa situation à Paris, il était évident qu'il travaillait à l'Empire, sous les ordres de personnages qu'il nommait avec une sorte de familiarité. Chacune de ses lettres constatait les progrès de la cause et faisait prévoir un dénouement prochain. Elles se terminaient généralement par l'exposé de la ligne de conduite que Pierre devait tenir à Plassans. Félicité s'expliqua alors certaines paroles et certains actes de son mari dont l'utilité lui avait échappé ; Pierre obéissait à son fils, il suivait aveuglément ses recommandations.
Quand la vieille femme eut terminé sa lecture, elle était convaincue. Toute la pensée d'Eugène lui apparut clairement. Il comptait faire sa fortune politique dans la bagarre et, du coup, payer à ses parents la dette de son instruction, en leur jetant un lambeau de la proie, à l'heure de la curée.
Pour peu que son père l'aidât, se rendît utile à la cause, il lui serait facile de le faire nommer receveur particulier. On ne pourrait rien lui refuser, à lui qui aurait mis les deux mains dans les plus secrètes besognes. Ses lettres étaient une simple prévenance de sa part, une façon d'éviter bien des sottises aux Rougon. Aussi Félicité éprouva-t-elle une vive reconnaissance. Elle relut certains passages des lettres, ceux dans lesquels Eugène parlait en termes vagues de la catastrophe finale. Cette catastrophe, dont elle ne devinait pas bien le genre ni la portée, devint pour elle une sorte de fin du monde ; le Dieu rangerait les élus à sa droite et les damnés à sa gauche, et elle se mettait parmi les élus.

C'était ainsi qu'à Plassans les Bonapartistes préparaient le bonapartisme et y encourageaient. Ils avaient, par Eugène, choisi comme base arrière le salon jaune des réactionnaires de tout poil qui, comme le salon lui-même, étaient un peu miteux. Dans d'autres circonstances, et surtout dans une ville moins bourgeoise, ils auraient tout aussi bien pu choisir comme lieu de prédilection un foyer républicain adepte de Saint Simon. Pour autant, l'ambition des bonapartistes n'était pas de se situer au juste milieu entre les monarchistes et les républicains les plus convaincus, ni même de se placer, comme les monarchistes, au dessus de ces différents partis, mais bien de réussir dans un creuset tout à la fois autoritaire et libéral la fusion de toutes les composantes politiques de la société. Il faut reconnaître à Louis Napoléon Bonaparte d'avoir exprimé son projet pour la France, et ce, dès 1844 dans un petit ouvrage d'une trentaine de pages intitulé Extinction du paupérisme et dont, en 1848, les Républicains firent toute la publicité. Le prisonnier du fort de Ham y développe l'idée simple et séduisante selon laquelle l'argent soigne tout : la pauvreté en premier lieu, ce qui est bien la moindre des choses, mais aussi le vice, l'ignorance, la paresse, la saleté et toutes les maladies qui s'en suivent. On trouve dans l'opuscule des aphorismes qui feront certainement florès longtemps et même pour les siècles à venir. C'est ainsi que la nation est décrite comme étant composée de producteurs qui ne peuvent pas vendre et de consommateurs qui ne peuvent pas acheter et cela suffit à faire une théorie économique ; que la France est le pays le plus imposé d'Europe ; qu'il faut faire de la France un pays de propriétaires ; qu'il faut créer une classe intermédiaire entre les possédants et les ouvriers. Les solutions que le futur empereur expose à la suite de son diagnostic pour atteindre ses objectifs de richesse partagée sont plus flous, pour ce en quoi ils allient la création de colonies régulées par une discipline de fer et le retour, par force, à la terre, pour leur édification physique et morale, des hommes qui sont sans emploi dans les villes et qui, en conséquence, s'avilissent dans l'alcool et l'oisiveté. Mais Plassans n'avait chaut d'Extinction du paupérisme et, il y avait longtemps, en 1851, que l'on ne trouvait plus ce petit manifeste.
9 juillet Lorsqu'elle eut réussi, la nuit suivante, à remettre la clef du secrétaire dans la poche du gilet, elle se promit d'user du même moyen pour lire chaque nouvelle lettre qui arriverait.
Elle résolut également de faire l'ignorante. Cette tactique était excellente. À partir de ce jour, elle aida d'autant plus son mari qu'elle parut le faire en aveugle. Lorsque Pierre croyait travailler seul, c'était elle qui, le plus souvent, amenait la conversation sur le terrain voulu, qui recrutait des partisans pour le moment décisif. Elle souffrait de la méfiance d'Eugène. Elle voulait pouvoir lui dire, après la réussite : « Je savais tout, et, loin de rien gâter, j'ai assuré le triomphe. » Jamais complice ne fit moins de bruit et plus de besogne. Le marquis, qu'elle avait pris pour confident, en était émerveillé.

Félicité croyait faire les princes et rencontrer ainsi son destin. Elle n'avait pas entièrement tort. Pierre Rougon faisait avec elle le malin, ce qui n'était ni son fort ni dans sa nature. Il croyait être dans l'ombre quand il était dans la lumière crue du complot politique. Elle jouait les pauvres femmes qui ne comprennent rien à ces choses-là et qui se content de vaquer à leurs tâches domestiques quand elle était, de tout le salon jaune, la stratège la plus fine. Si Félicité avait vécu à Paris plutôt que de vivre à Plassans, nul doute qu'elle aurait trouvé à employer son intelligence tactique plus sûrement qu'en regardant avec envie les fenêtres de Peirotte et de la sous-préfecture. Elle aurait aussi trouvé d'autres femmes entrées en politique comme on entre au couvent. À Plassans, elle était seule.
10 juillet Ce qui l'inquiétait toujours, c'était le sort de son cher Aristide. Depuis qu'elle partageait la foi de son fils aîné, les articles rageurs de l'Indépendant l'épouvantaient davantage encore. Elle désirait vivement convertir le malheureux républicain aux idées napoléoniennes ; mais elle ne savait comment le faire d'une façon prudente. Elle se rappelait avec quelle insistance Eugène leur avait dit de se défier d'Aristide. Elle soumit le cas à M, de Carnavant, qui fut absolument du même avis.
« Ma petite, lui dit-il, en politique il faut savoir être égoïste. Si vous convertissiez votre fils et que l'Indépendant se mît à défendre le bonapartisme, ce serait porter un rude coup au parti. L'Indépendant est jugé ; son titre seul suffit pour mettre en fureur les bourgeois de Plassans. Laissez le cher Aristide patauger, cela forme les jeunes gens. Il me paraît taillé de façon à ne pas jouer longtemps le rôle de martyr. » Dans sa rage d'indiquer aux siens la bonne voie, maintenant qu'elle croyait posséder la vérité, Félicité alla jusqu'à vouloir endoctriner son fils Pascal. Le médecin, avec l'égoïsme du savant enfoncé dans ses recherches, s'occupait fort peu de politique. Les empires auraient pu crouler, pendant qu'il faisait une expérience, sans qu'il daignât tourner la tête. Cependant, il avait fini par céder aux instances de sa mère, qui l'accusait plus que jamais de vivre en loup-garou.
« Si tu fréquentais le beau monde, lui disait-elle, tu aurais des clients dans la haute société. Viens au moins passer les soirées dans notre salon. Tu feras la connaissance de MM. Roudier, Granoux, Sicardot, tous gens bien posés qui te paieront tes visites quatre et cinq francs. Les pauvres ne t'enrichiront pas. »

Elle aurait dû savoir que l'appât du gain n'était pas ce qui pouvait conduire Pascal jusqu'au salon de ses parents. C'est ainsi que les personnes conduites par l'avidité et quel qu'en soit l'objet empruntent à l'égard d'autrui de mauvaises stratégies. Ce qui est vrai pour une personne engagée dans une entreprise de conviction envers une autre personne n'est aussi pour les gouvernements envers les peuples. Les dirigeants qui se sont hissés au pouvoir à coup de mensonges, ou de promesses qu'ils n'avaient pas l'intention de tenir, prêtent au peuple des désirs et des intentions qui ne sont pas ceux du peuple mais les leurs. Ils voient le monde au travers de la lunette de leur propre avidité de pouvoir ou d'argent et parfois des deux. C'est ainsi qu'au nom d'un intérêt supposé supérieur, ils font la guerre quand le peuple veut la paix, qu'ils renoncent à la plus élémentaire des charités envers les plus pauvres au nom d'un ordre moral qu'on aurait bien de la peine à définir et finissent par devenir si impopulaires qu'ils n'ont d'autre choix que de partir avant d'essayer de revenir par un autre moyen. Pascal n'était pas de ces gens-là. Il croyait aux faits et, par conséquent, à l'observation des faits. Il était persuadé que ce que l'on ne comprenait pas devait, à force d'observation, devenir compréhensible et explicable. Il croyait aussi que le corps physique du malade et celui de la personne en bonne santé ne différaient pas fondamentalement et qu'un malade était une personne en bonne santé qui s'ignorait quand, à l'inverse, un bien portant était un futur malade. Mais par dessus tout, il considérait la société humaine comme un gigantesque corps dont chaque individu pouvait selon les cas et les circonstances provoquer le bien être ou la maladie.
11 juillet L'idée de réussir, de voir toute sa famille arriver à la fortune, était devenue une monomanie chez Félicité. Pascal, pour ne pas la chagriner, vint donc passer quelques soirées dans le salon jaune. Il s'y ennuya moins qu'il ne le craignait. La première fois, il fut stupéfait du degré d'imbécillité auquel un homme bien portant peut descendre. Les anciens marchands d'huile et d'amandes, le marquis et le commandant eux-mêmes lui parurent des animaux curieux qu'il n'avait pas eu jusque-là l'occasion d'étudier. Il regarda avec l'intérêt d'un naturaliste leurs masques figés dans une grimace, où il retrouvait leurs occupations et leurs appétits ; il écouta leurs bavardages vides, comme il aurait cherché à surprendre le sens du miaulement d'un chat ou de l'aboiement d'un chien. À cette époque, il s'occupait beaucoup d'histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine les observations qu'il lui était permis de faire sur la façon dont l'hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en se trouvant dans le salon jaune, s'amusa-t-il à se croire tombé dans une ménagerie. Il établit des ressemblances entre chacun de ces grotesques et quelque animal de sa connaissance.
Si le docteur Pascal avait écrit ses observations sous la forme d'un manuel à l'usage des mondains, permettant de ne jamais s'ennuyer, il est certain qu'il aurait fait fortune plus sûrement qu'en soignant les gouttes et les goitres à quatre ou cinq francs la consultation. On peut même penser que la lecture de son ouvrage aurait dépassé le cercle restreint des mondains qui, reclus dans l'oisiveté, s'obligent mutuellement à se fréquenter. Sa méthode aurait ainsi pu s'étendre à tout groupe humain dont les membres ayant partie liée forment, de façon durable ou éphémère, société. Il aurait pu ainsi déceler qu'il y a des types et des genres de personnalités et de comportements qui se retrouvent d'un groupe à l'autre sans distinction d'aire géographique ou de classe sociale. C'est d'ailleurs ce qui fait qu'il y a des princes chez les gueux et des gueux chez les princes et ce, de manière assez indifférenciée. Chez les pauvres, les stratégies pour gagner six sous ne sont pas moins habiles que celles que les spéculateurs rentiers mettent en œuvre pour gagner des millions. Décrivant par le détail, selon sa méthode scientifique, ces mécanismes, Pascal aurait alors inventé une science de la société et qu'il aurait pu nommer sociologie.
12 juillet Le marquis lui rappela exactement une grande sauterelle verte, avec sa maigreur, sa tête mince et futée. Vuillet lui fit l'impression blême et visqueuse d'un crapaud. Il fut plus doux pour Roudier, un mouton gras, et pour le commandant, un vieux dogue édenté. Mais son continuel étonnement était le prodigieux Granoux. Il passa toute une soirée à mesurer son angle facial. Quand il l'écoutait bégayer quelque vague injure contre les républicains, ces buveurs de sang, il s'attendait toujours à l'entendre geindre comme un veau ; et il ne pouvait le voir se lever, sans s'imaginer qu'il allait se mettre à quatre pattes pour sortir du salon.
« Cause donc, lui disait tout bas sa mère, tâche d'avoir la clientèle de ces messieurs.
– Je ne suis pas vétérinaire », répondit-il enfin, poussé à bout.
Félicité le prit, un soir, dans un coin, et essaya de le catéchiser. Elle était heureuse de le voir venir chez elle avec une certaine assiduité. Elle le croyait gagné au monde, ne pouvant supposer un instant les singuliers amusements qu'il goûtait à ridiculiser des gens riches. Elle nourrissait le secret projet de faire de lui, à Plassans, le médecin à la mode. Il suffirait que des hommes comme Granoux et Roudier consentissent à le lancer. Avant tout, elle voulait lui donner les idées politiques de la famille, comprenant qu'un médecin avait tout à gagner en se faisant le chaud partisan du régime qui devait succéder à la République.
« Mon ami, lui dit-elle, puisque te voilà devenu raisonnable, il te faut songer à l'avenir… On t'accuse d'être républicain, parce que tu es assez bête pour soigner tous les gueux de la ville sans te faire payer. Sois franc, quelles sont tes véritables opinions ? » Pascal regarda sa mère avec un étonnement naïf. Puis, souriant :
« Mes véritables opinions ? répondit-il, je ne sais trop…
On m'accuse d'être républicain, dites-vous ? Eh bien, je ne m'en trouve nullement blessé. Je le suis sans doute, si l'on entend par ce mot un homme qui souhaite le bonheur de tout le monde.
– Mais tu n'arriveras à rien, interrompit vivement Félicité. On te grugera. Vois tes frères, ils cherchent à faire leur chemin. » Pascal comprit qu'il n'avait point à se défendre de ses égoïsmes de savant. Sa mère l'accusait simplement de ne pas spéculer sur la situation politique. Il se mit à rire, avec quelque tristesse, et il détourna la conversation. Jamais Félicité ne put l'amener à calculer les chances des partis, ni à s'enrôler dans celui qui paraissait devoir l'emporter. Il continua cependant à venir de temps à autre passer une soirée dans le salon jaune. Granoux l'intéressait comme un animal antédiluvien.

Les savants, les artistes et les enfants ont ceci de commun qu'ils développent face à l'ennui des stratégies de contournement qui s'appuient d'abord sur l'observation et qui font que l'on confond parfois, et par inattention, les savants, les artistes et les enfants. Il y a aussi les écrivains qui se doivent dans ce monde qui, chaque jour, se fait plus complexe, se faire tour à tour et parfois en même temps, savant, artiste et tout petit enfant. C'est ainsi que dans une assemblée, l'artiste peintre va voir un ensemble de lignes, d'angles et un peu de couleur, quand, dans cette même assemblée, le musicien entendra, là-bas tout au fond, une trille qui sera la voix flutée de la lavandière. L'enfant trouvera dans un coin de la pièce quelques objets déposés et avec deux ou trois cannes dessinera un pays lointain dans lequel il voyagera sans souci des grondements sonores qui entourent la table. L'écrivain quant à lui, note même quand il ne note pas, se souvient même quand il ne se souvient pas. D'une scène, il en compose dix ou vingt, imaginant dans le plus morne des dîners des catastrophes qui donneraient un peu de sel à la soupe insipide de la conversation des convives. Exaspéré, il entend même le craquement du plafond qui cède sous le poids du lustre et qui, tombant sur la table puis écrasant une duchesse infatuée couperait court de façon violente à la mascarade à laquelle il est obligé d'assister.
Le docteur Pascal utilisait principalement deux techniques, qu'utilisent aussi les enfants et les artistes. Tout d'abord, la nomenclature. Il s'agissait en effet de classer en permanence tout ce qui l'entourait et de pouvoir les nommer, puis de mesurer leur intensité. Les nomenclatures de Pascal étaient nombreuses et le néophyte n'aurait pas compris que dans la même classe on trouvât un animal, une souche et un banquier retiré des affaires. La seconde technique de Pascal était celle qui consiste à associer ensemble ce que d'ordinaire on n'associe jamais : un marquis et une sauterelle, un vendeur réactionnaire d'images pieuses et un crapaud... Mais ce n'était là qu'une infime partie de son talent d'association. Il pouvait tout aussi bien classer ensemble dans sa mémoire une ville et un couteau, donnant au manche du couteau le nom d'un quartier de la ville. Les associations de Pascal étaient connues de lui seulement et quand il consentait, rarement, à en dévoiler quelques-unes, il n'emportait qu'incrédulité à laquelle se mêlait parfois un peu d'inquiétude pour sa santé mentale. Il n'avait en tout cas jamais consenti à dévoiler à quels animaux il associait sa mère et son père. Il n'est même pas certain qu'il ait osé, même dans le secret de son âme, se livrer à cet exercice sacrilège. Il aurait dû en tirer de surcroît des conséquences particulières sur ce qui le constituait lui-même.
13 juillet Cependant, les événements marchaient. L'année 1851 fut, pour les politiques de Plassans, une année d'anxiété et d'effarement dont la cause secrète des Rougon profita. Les nouvelles les plus contradictoires arrivaient de Paris ; tantôt les républicains l'emportaient, tantôt le parti conservateur écrasait la République. L'écho des querelles qui déchiraient l'Assemblée législative parvenait au fond de la province, grossi un jour, affaibli le lendemain, changé au point que les plus clairvoyants marchaient en pleine nuit. Le seul sentiment général était qu'un dénouement approchait. Et c'était l'ignorance de ce dénouement qui tenait dans une inquiétude ahurie ce peuple de bourgeois poltrons. Tous souhaitaient d'en finir. Ils étaient malades d'incertitude, ils se seraient jetés dans les bras du Grand Turc, si le Grand Turc eût daigné sauver la France de l'anarchie.
Ces périodes de trouble sont pour tous les pays des périodes dangereuses pendant lesquelles tout peut arriver. Toutes les ambitions trouvent à s'exprimer, les plus fines comme les plus grossières et c'est souvent le plus malin qui parvient à se hisser au pouvoir et non pas celui qui a les meilleures idées et les capacités les plus grandes pour gouverner. Il semble même qu'en France, quand ces circonstances surviennent, la règle veuille que ce soit le prétendant au pouvoir le plus inepte qui parvienne à conquérir les honneurs suprêmes. Lassés par les batailles de ceux qui, plus habiles et expérimentés, devraient s'entendre pour sauver le pays, ils choisissent le plus benêt, qui ne se fâche avec personne et dont ils pensent qu'il les laissera faire ce qu'ils veulent faire. La France se préparait ainsi dans l'angoisse à se livrer au moins disant, à un nom célèbre, davantage qu'à un destin.
14 juillet
Le sourire du marquis devenait plus aigu. Le soir, dans le salon jaune, lorsque l'effroi rendait indistincts les grognements de Granoux, il s'approchait de Félicité, il lui disait à l'oreille :
« Allons, petite, le fruit est mûr… Mais il faut vous rendre utile. » Souvent, Félicité, qui continuait à lire les lettres d'Eugène, et qui savait que, d'un jour à l'autre, une crise décisive pouvait avoir lieu, avait compris cette nécessité : se rendre utile, et s'était demandé de quelle façon les Rougon s'emploieraient. Elle finit par consulter le marquis.
« Tout dépend des événements, répondit le petit vieillard.
Si le département reste calme, si quelque insurrection ne vient pas effrayer Plassans, il vous sera difficile de vous mettre en vue et de rendre des services au gouvernement nouveau. Je vous conseille alors de rester chez vous et d'attendre en paix les bienfaits de votre fils Eugène. Mais si le peuple se lève et que nos braves bourgeois se croient menacés, il y aura un bien joli rôle à jouer… Ton mari est un peu épais…
– Oh ! dit Félicité, je me charge de l'assouplir… Pensez-vous que le département se révolte ?
– C'est chose certaine, selon moi. Plassans ne bougera peut-être pas ; la réaction y a triomphé trop largement. Mais les villes voisines, les bourgades et les campagnes surtout, sont travaillées depuis longtemps par des sociétés secrètes et appartiennent au parti républicain avancé. Qu'un coup d'État éclate, et l'on entendra le tocsin dans toute la contrée, des forêts de la Seille au plateau de Sainte-Roure. » Félicité se recueillit.
« Ainsi, reprit-elle, vous pensez qu'une insurrection est nécessaire pour assurer notre fortune ?
– C'est mon avis », répondit M. de Carnavant.
Et il ajouta avec un sourire légèrement ironique :
« On ne fonde une nouvelle dynastie que dans une bagarre. Le sang est un bon engrais. Il sera beau que les Rougon, comme certaines illustres familles, datent d'un massacre. » Ces mots, accompagnés d'un ricanement, firent courir un frisson froid dans le dos de Félicité. Mais elle était femme de tête, et la vue des beaux rideaux de M. Peirotte, qu'elle regardait religieusement chaque matin, entretenait son courage. Quand elle se sentait faiblir, elle se mettait à la fenêtre et contemplait la maison du receveur. C'était ses Tuileries, à elle. Elle était décidée aux actes les plus extrêmes pour entrer dans la ville neuve, cette terre promise sur le seuil de laquelle elle brûlait de désirs depuis tant d'années.

Les rideaux de Monsieur Peirotte et quelques dizaines de milliers de francs de rentes valaient cependant moins que le sentiment de revanche qui serait le sien le jour de la victoire et qu'on pût perdre la vie pour qu'elle et son mari possédassent en somme bien peu de choses ne lui tournait pas les sangs. C'est ainsi que va le monde et Plassans, en cela comme en beaucoup d'autres choses, n'était en miniature que ce qui se passait partout dans le vaste monde. N'avait-on pas décimé les peuples des plaines d'Amérique pour chercher un peu d'or et de charbon ? N'avait-on pas pour de la canne à sucre embarqué et entassé sur des bateaux tous les peuples d'Afrique ? Madame Rougon voulait des rideaux aussi beaux que ceux de son voisin et pour cela était prête à faire réprimer dans le sang une insurrection républicaine. En cela, elle était elle-même le jouet d'intérêts qui la dépassaient largement. Elle était en quelque sorte comme le commandant du bateau négrier qui croyait faire une bonne affaire mais qui perdait son âme et son salut pour enrichir des négociants.
La chose était différente pour le marquis de Carnavant. Il n'espérait rien et n'avait en lui-même aucun esprit de revanche. Il n'éprouvait aucune compassion pour les aristocrates qui avaient péri pendant la terreur et considérait la République comme l'Empire comme des régimes de décadence. Il trouvait seulement plaisir à prédire l'avenir et à se donner l'illusion qu'il tirait les ficelles et poussait les manettes de l'histoire. Il était de ces hommes qui ricanent quand ils voient le peuple se précipiter vers l'abîme, savourant seulement le fait que lui sache où est ce même abîme. Mais il n'aurait rien fait qui pût les distraire de leur objectif. Le marquis regardait la République se préparer à périr comme il aurait assisté à la décapitation d'une très lointaine cousine. Il imaginait déjà la distraction que ce serait que de voir ces hordes de gueux défiler dans les rues de Plassans terrorisée. Lui connaissait la ville et savait que chaque hôtel particulier recèle des cachettes et des escaliers dérobés. Il ne craignait pas pour sa vie, ni pour aucune autre, mais il faisait volontiers le pari qu'il faudrait le coup de fouet d'une émeute pour que la réaction bavarde trouvât les forces et le courage de s'installer au pouvoir en se baignant dans le sang. Il n'imaginait pas que ce peuple violent et indiscipliné pût résoudre autrement ces années de palabres et de palinodies. Il lui fallait du sang et c'était toujours ainsi que le peuple de France avait construit son histoire. Certes, la guerre étrangère lui aurait semblé préférable mais ce n'était pas la minuscule campagne de Rome qui pouvait en tenir lieu. S'affronter à la Prusse était par trop risqué. Restait la guerre civile, en espérant qu'elle fût courte et ne laissât pas trop de traces. Et puis, il aurait tant de plaisir à visiter Félicité dans sa maison de la ville neuve et à la complimenter pour ses nouveaux rideaux.
15 juillet La conversation qu'elle avait eue avec le marquis acheva de lui montrer clairement la situation. Peu de jours après, elle put lire une lettre d'Eugène dans laquelle l'employé au coup d'État semblait également compter sur une insurrection pour donner quelque importance à son père. Eugène connaissait son département. Tous ses conseils avaient tendu à faire mettre entre les mains des réactionnaires du salon jaune le plus d'influence possible, pour que les Rougon pussent tenir la ville au moment critique. Selon ses vœux, en novembre 1851, le salon jaune était maître de Plassans. Roudier y représentait la bourgeoisie riche ; sa conduite déciderait à coup sûr celle de toute la ville neuve.
Granoux était plus précieux encore ; il avait derrière lui le conseil municipal, dont il était le membre le plus influent, ce qui donne une idée des autres membres. Enfin, par le commandant Sicardot, que le marquis était parvenu à faire nommer chef de la garde nationale, le salon jaune disposait de la force armée. Les Rougon, ces pauvres hères mal famés, avaient donc réussi à grouper autour d'eux les outils de leur fortune. Chacun, par lâcheté ou par bêtise, devait leur obéir et travailler aveuglément à leur élévation. Ils n'avaient qu'à redouter les autres influences qui pouvaient agir dans le sens de la leur, et enlever, en partie, à leurs efforts le mérite de la victoire. C'était là leur grande crainte, car ils entendaient jouer à eux seuls le rôle de sauveurs.

Car, à la vérité, ce à quoi les Rougon s'employaient n'étaient pas si difficile que d'autres ne pussent y parvenir. Ils étaient donc en droit de se demander si d'autres pouvaient le jour venu revendiquer la même victoire. On a vu ainsi des comploteurs se faire dépasser au poteau par d'autres comploteurs de la dernière heure volant au secours d'une victoire qu'ils savaient désormais certaine. La figure est même assez classique et aussi vieille que les complots eux-mêmes. Félicité savait bien que les derniers jours seraient les jours critiques, comme il en est de certains plats qui demandent beaucoup de préparation et qu'un four trop chaud ou bien trop froid réduit à néant. L'atout des Rougon et de leur salon jaune était bien sûr leur fils Eugène. Personne ne pouvait croire qu'il se dépensait ainsi pour remettre à ses parents le coût de ses études. Il prenait même des risques à dévoiler par lettre des secrets qui pouvaient le conduire encore, et beaucoup avec lui, en prison sinon devant le peloton d'exécution. Ouvertes à temps, les lettres du fils Rougon auraient pu faire échouer l'aventure de Bonaparte. Les raisons de ses attentions étaient toutes différentes. Il avait compris que l'on ne fait pas durablement de politique à Paris sans posséder une place fortifiée dans une province. C'est encore un trait hérité de la monarchie qui voulait que les princes disgraciés se retirent sur leurs terres. Eugène Rougon voulait ses terres. Les parents Rougon devaient les lui fournir.
16 juillet À l'avance, ils savaient qu'ils seraient plutôt aidés qu'entravés par le clergé et la noblesse. Mais, dans le cas où le sous-préfet, le maire et les autres fonctionnaires se mettraient en avant et étoufferaient immédiatement l'insurrection, ils se trouveraient diminués, arrêtés même dans leurs exploits ; ils n'auraient ni le temps ni les moyens de se rendre utiles. Ce qu'ils rêvaient, c'était l'abstention complète, la panique générale des fonctionnaires. Si toute administration régulière disparaissait, et s'ils étaient alors un seul jour les maîtres des destinées de Plassans, leur fortune était solidement fondée. Heureusement pour eux, il n'y avait pas dans l'administration un homme assez convaincu ou assez besogneux pour risquer la partie. Le sous-préfet était un esprit libéral que le pouvoir exécutif avait oublié à Plassans, grâce sans doute au bon renom de la ville ; timide de caractère, incapable d'un excès de pouvoir, il devait se montrer fort embarrassé devant une insurrection. Les Rougon, qui le savaient favorable à la cause démocratique, et qui, par conséquent, ne redoutaient pas son zèle, se demandaient simplement avec curiosité quelle attitude il prendrait. La municipalité ne leur donnait guère plus de crainte. Le maire, M. Garçonnet, était un légitimiste que le quartier Saint-Marc avait réussi à faire nommer en 1849 ; il détestait les républicains et les traitait d'une façon fort dédaigneuse ; mais il se trouvait trop lié d'amitié avec certains membres du clergé, pour prêter activement la main à un coup d'État bonapartiste. Les autres fonctionnaires étaient dans le même cas. Les juges de paix, le directeur de la poste, le percepteur, ainsi que le receveur particulier, M. Peirotte, tenant leur place de la réaction cléricale, ne pouvaient accepter l'empire avec de grands élans d'enthousiasme. Les Rougon, sans bien voir comment ils se débarrasseraient de ces gens là et feraient ensuite place nette pour se mettre seuls en vue, se livraient pourtant à de grandes espérances, en ne trouvant personne qui leur disputât leur rôle de sauveurs.
Ainsi, parfois, et même très souvent, pendant les crises, des médiocres face à plus médiocres qu'eux peuvent paraître providentiels. Il ne faut pas chercher beaucoup dans l'histoire pour trouver des exemples frappants. Ainsi, les carolingiens, qui n'étaient au commencement que des intendants, durent d'abord leur destin à la faiblesse insigne des mérovingiens. Hugues Capet n'aurait jamais fondé la dynastie des capétiens sans la déchéance de Charles le Simple. La longue litanie des rois de France, présentée dans les classes comme une volonté divine devant encourager à louer la grandeur des souverains du royaume, n'est bien en réalité qu'une suite de hasards, de coups bas et de compromis sinon de compromissions. Le plus souvent, ce n'est pas le plus fort, ni même le plus habile, qui triomphe, mais bien celui qui se trouvait là, au bon moment, et en mesure de prendre un pouvoir qui, dans la plupart des cas, ne demandait qu'à être pris. Au fond de leur cœur, et mal gré qu'ils en avaient, les républicains savaient déjà que la république allaient se donner rapidement et sans presque coup férir. L'assemblée législative avait depuis longtemps, par ses querelles intestines et par son incapacité à agir, renié l'idéal de la révolution. Le peuple n'en pouvait plus de tous ses reniements successifs. Il n'était pas certain qu'il voulût l'empire mais il voulait bien que cela cesse, allant même dans certains cas jusqu'à préférer devoir se battre contre un ennemi bien identifié, que contre mille ennemis éparpillés et sans force. Les fonctionnaires en poste à Plassans étaient à la mesure de la faiblesse du pouvoir en place. Personne n'espérait qu'ils fissent acte de bravoure et chacun savait, ceux qui se préparaient à se battre et ceux qui craignaient l'émeute, que, quand retentirait le tocsin, ils se barricaderaient dans leurs maisons de la ville neuve. Il y avait encore plus à craindre des couvents, des moines et des moniales. Le goût du martyre qu'ont ces gens-là les poussent parfois à faire des bêtises. Des fonctionnaires hardis, on en eût trouvé, mais en d'autres temps.
17 juillet Le dénouement approchait. Dans les derniers jours de novembre, comme le bruit d'un coup d'État courait et qu'on accusait le prince président de vouloir se faire nommer empereur :
« Eh ! nous le nommerons ce qu'il voudra, s'était écrié Granoux, pourvu qu'il fasse fusiller ces gueux de républicains ! » Cette exclamation de Granoux, qu'on croyait endormi causa une grande émotion. Le marquis feignit de ne pas avoir entendu ; mais tous les bourgeois approuvèrent de la tête l'ancien marchand d'amandes. Roudier, qui ne craignait pas d'applaudir tout haut, parce qu'il était riche, déclara même, en regardant M. de Carnavant du coin de l'œil, que la position n'était plus tenable, et que la France devait être corrigée au plus tôt par n'importe quelle main.
Le marquis garda encore le silence, ce qui fut pris pour un acquiescement. Le clan des conservateurs, abandonnant la légitimité, osa alors faire des vœux pour l'Empire.
« Mes amis, dit le commandant Sicardot en se levant, un Napoléon peut seul aujourd'hui protéger les personnes et les propriétés menacées… Soyez sans crainte, j'ai pris les précautions nécessaires pour que l'ordre règne à Plassans. » Le commandant avait, en effet, de concert avec Rougon, caché, dans une sorte d'écurie, près des remparts, une provision de cartouches et un nombre assez considérable de fusils ; il s'était en même temps assuré le concours de gardes nationaux sur lesquels il croyait pouvoir compter.
Ses paroles produisirent une très heureuse impression. Ce soir-là, en se séparant, les paisibles bourgeois du salon jaune parlaient de massacrer « les rouges », s'ils osaient bouger.

Personne cependant ne connaissait la date ni l'heure et les bourgeois du salon jaune ayant fait leur mue et l'ayant désormais avoué, ils auraient pu se livrer à quelque prédiction. Le marquis de Carnavant aimait l'histoire tout autant que la géographie et il savait que plus les pouvoirs sont illégitimes plus ils ont cœur à tirer dans le passé les preuves inventées de leur légitimité. Il le savait d'autant plus que c'est bien ce que la noblesse a fait pendant des siècles, justifiant ses privilèges et la suzeraineté sur ses terres en racontant de vieilles histoires de batailles et de serments. Le marquis se dit qu'un Bonaparte ne pouvait accéder au pouvoir que lors d'une date anniversaire de la geste napoléonienne. La date du 2 décembre ne pouvait dès lors qu'attirer son attention. Date anniversaire du sacre de Napoléon à Reims mais aussi de celle de la bataille d'Austerlitz, le marquis fut vite convaincue que l'occasion était trop belle. Il vécut ainsi chaque jour de ce mois de novembre dans la fébrilité, exhortant Félicité et l'invitant à la plus grande vigilance. Tout devait être prêt pour la date fatidique. Il se demandait même comment les bourgeois du salon jaune n'avait pas fait comme lui la même prédiction tant la chose paraissait évidente. Il n'en dit cependant rien, se refusant à jouer en public le jeu des prédictions qui, à ses yeux, n'avait que des inconvénients. La date pouvait passer sans que rien n'advînt, lui ôtant ainsi son prestige. Le coup d'État pouvait manquer, l'associant alors à la défaite. Il avait cependant trop de scrupules. Il est assez courant d'oublier et de faire oublier les prédictions manquées que l'on a un temps proférées. Si ce n'était pas le cas, il n'y aurait plus de journaux depuis longtemps. L'essentiel était que la réaction fût prête à résister et à maîtriser Plassans.
18 juillet Le 10 décembre, Pierre Rougon reçut une lettre d'Eugène qu'il alla lire dans la chambre à coucher, selon sa prudente habitude. Félicité remarqua qu'il était fort agité en sortant de la chambre. Elle tourna toute la journée autour du secrétaire. La nuit venue, elle ne put patienter davantage. Son mari fut à peine endormi, qu'elle se leva doucement, prit la clef du secrétaire dans la poche du gilet, et s'empara de la lettre en faisant le moins de bruit possible. Eugène, en dix lignes, prévenait son père que la crise allait avoir lieu et lui conseillait de mettre sa mère au courant de la situation.
L'heure était venue de l'instruire ; il pourrait avoir besoin de ses conseils.
Le lendemain, Félicité attendit une confidence qui ne vint pas. Elle n'osa pas avouer ses curiosités, elle continua à feindre l'ignorance, en enrageant contre les sottes défiances de son mari, qui la jugeait sans doute bavarde et faible comme les autres femmes. Pierre, avec cet orgueil marital qui donne à un homme la croyance de sa supériorité dans le ménage, avait fini par attribuer à sa femme toutes les mauvaises chances passées. Depuis qu'il s'imaginait conduire seul leurs affaires, tout lui semblait marcher à souhait. Aussi avait-il résolu de se passer entièrement des conseils de sa femme, et de ne lui rien confier, malgré les recommandations de son fils.

Il est assez banal de croire commander quand on est commandé, comme il est tout aussi banal de penser agir dans le secret quand ce même secret, depuis longtemps, a été éventé. Ce qui se passait chez les Rougon n'avait donc rien d'original. Rougon, qui était épais, se croyait fin et surtout suffisamment fin pour maintenir contre toute évidence l'archaïque domination dans le ménage de l'homme sur la femme. C'est d'ailleurs cette même intention qui fait que les femmes finissent par former un peu de mépris pour leur mari, les regardant promener dans la ville leur infatuation quand ils sont bernés aux yeux de toute la société. La lucidité est une grâce qui semble avoir été accordée aux femmes plus qu'aux hommes, cependant. Face à une situation complexe et délicates, les gouvernants feraient bien de s'adresser aux femmes qui, depuis des siècles, les observent s'engager dans des guerres qu'elle savent perdues depuis leur commencement et prendre des mesures inefficaces qui n'ont pour effet que de cultiver leur impopularité. La République de 1848 n'avait d'ailleurs pas failli à cette mauvaise coutume et, alors qu'elle aurait pu donner aux femmes, qui la réclamait, une plus grande responsabilité dans la conduite des affaires et de la nation, n'avait cessé de les trahir. Rougon, fidèle à l'aveuglement de ses ancêtres et de ses contemporains se mura dans son silence.
19 juillet Félicité fut piquée, au point qu'elle aurait mis des bâtons dans les roues si elle n'avait pas désiré le triomphe aussi ardemment que Pierre. Elle continua de travailler activement au succès, mais en cherchant quelque vengeance.
« Ah ! s'il pouvait avoir une bonne peur, pensait-elle, s'il commettait une grosse bêtise !… Je le verrais venir me demander humblement conseil, je ferais la loi à mon tour. » Ce qui l'inquiétait, c'était l'attitude de maître tout puissant que Pierre prendrait nécessairement, s'il triomphait sans son aide. Quand elle avait épousé ce fils de paysan, de préférence à quelque clerc de notaire, elle avait entendu s'en servir comme d'un pantin solidement bâti, dont elle tirerait les ficelles à sa guise. Et voilà qu'au jour décisif, le pantin, dans sa lourdeur aveugle, voulait marcher seul ! Tout l'esprit de ruse, toute l'activité fébrile de la petite vieille protestaient. Elle savait Pierre très capable d'une décision brutale, pareille à celle qu'il avait prise en faisant signer à sa mère le reçu de cinquante mille francs ; l'instrument était bon, peu scrupuleux ; mais elle sentait le besoin de le diriger, surtout dans les circonstances présentes qui demandaient beaucoup de souplesse.

C'est aussi que pour les femmes, les hommes demeurent des enfants, quel que soit leur âge, leur poids et leurs responsabilités. Elles n'ont pas  toujours tort quand on voit combien les hommes aiment tout au long de leur vie se consacrer à des activités dont on pourrait penser qu'elles son impropres à occuper et à amuser qui conque a dépassé l'âge d'une dizaine d'années. Les hommes mettent dans les choses les plus graves et les plus sérieuses un brin d'infantilité qui ne cessera d'étonner. c'est à croire que les femmes ont été obligées de s'inventer des colifichets qui les font parfois passer pour futiles pour rejoindre les hommes dans leur incessante et harassante immaturité. Aurait-on confié la République à des femmes qu'elles n'auraient certainement pas laissé le neveu d'un empereur devenir empereur. Nul doute qu'elles ne seraient pas allées chercher pour conduire le pays la nièce de Joséphine de Beauharnais.
Félicité surveillait donc Pierre comme une mère ou une aïeule surveille les enfants qui jouent et les laisse jouer tout en vérifiant continuellement qu'ils ne fassent pas de bêtises, prête à décrocher une taloche.
20 juillet La nouvelle officielle du coup d'État n'arriva à Plassans que dans l'après-midi du 3 décembre, un jeudi. Dès sept heures du soir, la réunion était au complet dans le salon jaune. Bien que la crise fût vivement désirée, une vague inquiétude se peignait sur la plupart des visages. On commenta les événements au milieu de bavardages sans fin.
Pierre, légèrement pâle comme les autres, crut devoir, par un luxe de prudence, excuser l'acte décisif du prince Louis devant les légitimistes et les orléanistes qui étaient présents.
« On parle d'un appel au peuple, dit-il ; la nation sera libre de choisir le gouvernement qui lui plaira… Le président est homme à se retirer devant nos maîtres légitimes. »
Seul, le marquis, qui avait tout son sang-froid de gentilhomme, accueillit ces paroles par un sourire. Les autres, dans la fièvre de l'heure présente, se moquaient bien de ce qui arriverait ensuite ! Toutes les opinions sombraient. Roudier, oubliant sa tendresse d'ancien boutiquier pour les Orléans, interrompit Pierre avec brusquerie. Tous crièrent :
« Ne raisonnons pas. Songeons à maintenir l'ordre. » Ces braves gens avaient une peur horrible des républicains. Cependant, la ville n'avait éprouvé qu'une légère émotion à l'annonce des événements de Paris. Il y avait eu des rassemblements devant les affiches collées à la porte de la sous-préfecture ; le bruit courait aussi que quelques centaines d'ouvriers venaient de quitter leur travail et cherchaient à organiser la résistance. C'était tout. Aucun trouble grave ne paraissait devoir éclater. L'attitude que prendraient les villes et les campagnes voisines était bien autrement inquiétante ; mais on ignorait encore la façon dont elles avaient accueilli le coup d'État.

Ces heures indécises où un régime bascule, une guerre est déclarée sans que les hostilités aient encore commencé, sont des heures où la nature véritable des hommes se révèle. Quand vient l'heure des batailles, il arrive que le pleutre fasse acte de bravoure et que le bravache tourne le dos à l'ennemi. On ne connaissait rien, le 3 décembre 1851, à Plassans, de la mort sur une barricade du faubourg Saint-Antoine du député Baudin. Ce député de quarante ans, de Nantua, né sous l'Empire, n'était peut-être pas avant sa mort connu pour être particulièrement courageux. Nul ne le savait alors. Il aura fallu attendre le bon Charles Delescluze et son journal Le Réveil, pour lancer une souscription pour que fût érigée au cimetière de Montmartre une statue dédiée à son souvenir. Et le salon jaune ne savait rien de la plaidoirie de l'avocat de Delescluze, le jeune Gambetta, dans laquelle pourtant, il aurait pu se reconnaître :« Rappelez-vous ce que c'est que le 2 Décembre! Rappelez-vous ce qui s'est passé ! Oui le 2 Décembre, autour d'un prétendant se sont groupés des hommes que la France ne connaissait pas jusque là, qui n'avaient ni talent, ni honneur, ni rang, ni situation, de ces gens qui à toutes les époques sont des complices des coups de force, de ces gens dont on peut répéter ce que Cicéron a dit de la tourbe qui entourait Catilina : un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes. » Baudin, de son anonymat, mourut et devint un symbole. D'autres trahirent, que l'on aurait cru voir mourir pour plus de vingt-cinq francs.
Les heures troubles avaient commencé leur sarabande. on ne savait pas encore s'il leur faudrait du sang pour se calmer.
21 juillet Vers neuf heures, Granoux arriva, essoufflé ; il sortait d'une séance du conseil municipal, convoqué d'urgence.
D'une voix étranglée par l'émotion, il dit que le maire, M. Garçonnet, tout en faisant ses réserves, s'était montré décidé à maintenir l'ordre par les moyens les plus énergiques. Mais la nouvelle qui fit le plus clabauder le salon jaune, fut celle de la démission du sous-préfet ; ce fonctionnaire avait absolument refusé de communiquer aux habitants de Plassans les dépêches du ministre de l'Intérieur ; il venait, affirmait Granoux, de quitter la ville, et c'était par les soins du maire que les dépêches se trouvaient affichées.
C'est peut-être le seul sous-préfet, en France, qui ait eu le courage de ses opinions démocratiques.
Si l'attitude ferme de M. Garçonnet inquiéta secrètement les Rougon, ils firent des gorges chaudes sur la fuite du sous-préfet, qui leur laissait la place libre. Il fut décidé, dans cette mémorable soirée, que le groupe du salon jaune acceptait le coup d'État et se déclarait ouvertement en faveur des faits accomplis. Vuillet fut chargé d'écrire immédiatement un article dans ce sens, que La Gazette publierait le lendemain. Lui et le marquis ne firent aucune objection. Ils avaient sans doute reçu les instructions des personnages mystérieux auxquels ils faisaient parfois une dévote allusion. Le clergé et la noblesse se résignaient déjà à prêter main-forte aux vainqueurs pour écraser l'ennemie commune, la République.

Cependant, si le sous-préfet pouvait s'enorgueillir de n'avoir pas trahi et ses convictions démocratiques et la République, acceptant par là-même un avenir incertain, il laissait la place libre à toutes les dérives et à toutes les exagérations. Le salon jaune avait le goût des fusillades et nul doute que si des ouvriers se rebellaient, ils auraient à cœur de leur faire subir le sort qu'ils réservaient quelque temps plus tôt aux républicains italiens.
Quant au maire, quand bien-même les Rougon faisaient mine de croire qu'il pût soudainement incarner la force publique sinon la puissance publique, il n'y avait guère à craindre d'un homme qui se nomme « Garçonnet ». Certes l'homme n'y était pour rien, portant le nom de ses ancêtres, mais on sait que même après des générations, un patronyme trop marqué influe toujours sur la personnalité de ceux qui le porte. On ne compte plus les meuniers qui se nomment « Dumoulin » et les forgerons « Fabre ». Garçonnet jouait en permanence à la grande personne, enflant sa voix et ses gestes tant, au fond de lui, il estimait impossible que le peuple de Plassans obéît à un maire qui se nommait de la sorte.
Il ne restait donc personne des corps constitués pour sauver la République et la débandade était complète avant même que la crise eût commencé. Il restait seulement le journal l'Indépendant et le fougueux Aristide qui ne manquerait pas de dénoncer le lendemain le coup d'État, la fuite du sous-préfet et l'impéritie du Maire. Mais le marquis avait raison. Aristide n'avait rien d'un martyr.
22 juillet Ce soir-là, pendant que le salon jaune délibérait, Aristide eut des sueurs froides d'anxiété. Jamais joueur qui risque son dernier louis sur une carte n'a éprouvé une pareille angoisse. Dans la journée, la démission de son chef lui donna beaucoup à réfléchir. Il lui entendit répéter à plusieurs reprises que le coup d'État devait échouer. Ce fonctionnaire, d'une honnêteté bornée, croyait au triomphe définitif de la démocratie, sans avoir cependant le courage de travailler à ce triomphe en résistant. Aristide écoutait d'ordinaire aux portes de la sous-préfecture, pour avoir des renseignements précis ; il sentait qu'il marchait en aveugle, et il se raccrochait aux nouvelles qu'il volait à l'administration. L'opinion du sous-préfet le frappa ; mais il resta très perplexe. Il pensait : « Pourquoi s'éloigne-t-il, s'il est certain de l'échec du prince président ? » Toutefois, forcé de prendre un parti, il résolut de continuer son opposition. Il écrivit un article très hostile au coup d'État, qu'il porta le soir même à l'Indépendant, pour le numéro du lendemain matin. Il avait corrigé les épreuves de cet article, et il revenait chez lui, presque tranquillisé lorsque, en passant par la rue de la Banne, il leva machinalement la tête et regarda les fenêtres des Rougon. Ces fenêtres étaient vivement éclairées.
« Que peuvent-ils comploter là-haut ? » se demanda le journaliste avec une curiosité inquiète.

Aristide n'était pas un coquin mais il pouvait le devenir. Il était de ces pâtes qui deviennent ce que la cuisine de l'histoire en fait. Il lui aurait fallu un instant d'insouciance, ou encore un déjeuner trop arrosé, pour qu'il allât se mettre en danger. Son article hostile au coup d'État n'était pas un acte de bravoure, ni même un acte de résistance et moins encore un acte de loyauté envers lui-même et envers ses lecteurs. Aristide était un calculateur et un joueur, or, rien encore, dans cette partie incertaine, ne l'incitait à changer de pied.
Il voulait bien perdre, mais il préférait gagner, mais surtout, il n'aurait pas supporté de perdre quand son frère aurait pu gagner. Les fils Rougon avaient toujours été rivaux et, si cette rivalité s'était un peu diluée par leur éloignement, elle demeurait l'un des facteurs d'explication du comportement d'Aristide. Il voulait avoir raison, mais surtout ne pas avoir tort contre son frère. Depuis qu'Eugène était reparti à Paris, les deux frères, distants depuis l'enfance, n'avaient pas correspondu et jamais Aristide ne se serait abaissé à demander à ses parents des nouvelles de son aîné. S'il ne l'estimait guère, il s'en méfiait, lui reconnaissant une obstination sourde qui était précisément celle qui lui manquait. En secret, il avait espéré que son frère lui donnât des nouvelles de la capitale. Il était persuadé que c'était lui qui faisait la stratégie  des réactionnaires de Plassans.
23 juillet Une envie furieuse lui vint alors de connaître l'opinion du salon jaune sur les derniers événements. Il accordait à ce groupe réactionnaire une médiocre intelligence ; mais ses doutes revenaient, il était dans une de ces heures où l'on prendrait conseil d'un enfant de quatre ans. Il ne pouvait songer à entrer chez son père en ce moment, après la campagne qu'il avait faite contre Granoux et les autres. Il monta cependant, tout en songeant à la singulière mine qu'il ferait, si l'on venait à le surprendre dans l'escalier. Arrivé à la porte des Rougon, il ne put saisir qu'un bruit confus de voix.
« Je suis un enfant, dit-il ; la peur me rend bête. » Et il allait redescendre, quand il entendit sa mère qui reconduisait quelqu'un. Il n'eut que le temps de se jeter dans un trou noir que formait un petit escalier menant aux combles de la maison. La porte s'ouvrit, le marquis parut, suivi de Félicité. M. de Carnavant se retirait d'habitude avant les rentiers de la ville neuve, sans doute pour ne pas avoir à leur distribuer des poignées de main dans la rue.
« Eh ! petite, dit-il sur le palier, en étouffant sa voix, ces gens sont encore plus poltrons que je ne l'aurais cru. Avec de pareils hommes, la France sera toujours à qui osera la prendre. » Et il ajouta avec amertume, comme se parlant à lui-même :
« La monarchie est décidément devenue trop honnête pour les temps modernes. Son temps est fini.
– Eugène avait annoncé la crise à son père, dit Félicité. Le triomphe du prince Louis lui paraît assuré.
– Oh ! vous pouvez marcher hardiment, répondit le marquis en descendant les premières marches. Dans deux ou trois jours, le pays sera bel et bien garrotté. À demain, petite. »

Le marquis descendit l'escalier à pas mesurés, puis chemina, selon un itinéraire immuable, jusqu'à la soupente qu'il occupait dans l'hôtel particulier de Monsieur de Valqueyras, son cousin. Rien, ou presque, ne l'aurait détourné de son habitude, tant il considérait que se laisser conduire par les événements, en allant, par exemple, consulter les affichages sur les grilles de la sous-préfecture, ne pouvait convenir à sa condition. Désargenté et sans pouvoir, le caractère aristocratique du marquis s'était condensé dans l'attitude qui consistait principalement à ne pas consentir à l'esprit du temps. Il savait que la clique qui allait prendre le pouvoir était une bande de coquins affairistes qui ne l'enrichirait pas. S'il était attristé de la défaite, sans doute définitive, de la monarchie française, il préférait encore son extinction à une prolongation factice jouée par un roi fantoche. Il laissait bien volontiers les oripeaux impériaux au supposé prince Louis, et ne doutait pas que sous ses allures modernes il ne rétablît prochainement les ors et les dorures de l'Empire dont, par devers lui, il moquait la vulgarité crasseuse.
Cette attitude froide et distante était une force tout autant que sa faiblesse. Occupé à ne jamais déroger, il ne voyait pas comment le temps passait ni qu'il avait davantage à partager avec les idéaux révolutionnaires qu'avec les calculs sourds de la bourgeoisie de la ville neuve. Il eût fallu pour cela qu'il se départît de sa méfiance sinon de son dégoût pour des gens capables de décapiter un roi et une reine et toute une cohorte d'aristocrates. Les têtes des nobles de France formaient un rempart qui l'empêchaient pour le moins de percevoir chez ces gens-là tout esprit de grandeur.
Il rentra chez lui, la tête haute, à pas lents, comme si de rien n'était, désormais témoin d'un passé révolu.
24 juillet Félicité referma la porte. Aristide, dans son trou noir, venait d'avoir un éblouissement. Sans attendre que le marquis eût gagné la rue, il dégringola quatre à quatre l'escalier et s'élança dehors comme un fou ; puis il prit sa course vers l'imprimerie de l'Indépendant. Un flot de pensées battait dans sa tête. Il enrageait, il accusait sa famille de l'avoir dupé. Comment ! Eugène tenait ses parents au courant de la situation, et jamais sa mère ne lui avait fait lire les lettres de son frère aîné, dont il aurait suivi aveuglément les conseils !
Et c'était à cette heure qu'il apprenait par hasard que ce frère aîné regardait le succès du coup d'État comme certain !
Cela, d'ailleurs, confirmait en lui certains pressentiments que cet imbécile de sous-préfet lui avait empêché d'écouter.
Il était surtout exaspéré contre son père, qu'il avait cru assez sot pour être légitimiste, et qui se révélait bonapartiste au bon moment.
« M'ont-ils laissé commettre assez de bêtises, murmurait-il en courant. Je suis un joli monsieur, maintenant. Ah ! quelle école ! Granoux est plus fort que moi. » Il entra dans les bureaux de l'Indépendant, avec un bruit de tempête, en demandant son article d'une voix étranglée.
L'article était déjà mis en page. Il fit desserrer la forme et ne se calma qu'après avoir décomposé lui-même l'article, en mêlant furieusement les lettres comme un jeu de dominos.

Il ressentit un plaisir particulier à mêler entre elles, dans le plus grand désordre, les lettres de plomb qui faisaient en s'entrechoquant un curieux tintamarre. Il y voyait une sorte de métaphore qui l'encourageait à penser que tout était encore ouvert comme les lettres mêlées sur le marbre permettaient désormais d'imaginer n'importe quel texte porteur de n'importe quelle opinion. Et l'on peut y voir en effet une métaphore sur la possibilité de changer ses opinions et de les retourner en cas de crise politique, voire de révolution, avec célérité sinon allégresse. Car les hommes se révèlent aux autres, mais aussi à eux-mêmes, pendant les crises. La veille encore, Aristide, malgré ses doutes, se serait cru capable de défendre la République davantage encore qu'il n'aurait défendu les siens. Confronté à l'histoire, implacable, qui fait des gagnants et des perdants au fil du temps, il oubliait toutes ses colères et ce qu'il croyait être ses idéaux. Il n'était pas assez sage pour se rappeler que l'histoire fait des gagnants sur le court terme qui, face à elle et face aux hommes, le jour venu, se révèlent les perdants définitifs. Il avait même oublié que face à l'histoire, celui qui a perdu son honneur  ne peut jamais gagner. Alors qu'au même moment, à Paris, on perdait la vie sur des barricades du faubourg Saint-Antoine, si proche de la Bastille, pour défendre la République, Aristide et, partout en France ses semblables, dévissaient rapidement leurs idéaux pour endosser le moment venu les couleurs du vainqueur. C'est ainsi que sont les hommes et l'histoire, altière, se nourrit aussi de la longue geste des pleutres, des traîtres et des malfaisants.
25 juillet Le libraire qui dirigeait le journal le regarda faire d'un air stupéfait. Au fond, il était heureux de l'incident, car l'article lui avait paru dangereux. Mais il lui fallait absolument de la matière, s'il voulait que l'Indépendant parût.
« Vous allez me donner autre chose ! ? demanda-t-il.
– Certainement », répondit Aristide.
Il se mit à une table et commença un panégyrique très chaud du coup d'État. Dès la première ligne, il jurait que le prince Louis venait de sauver la République. Mais il n'avait pas écrit une page, qu'il s'arrêta et parut chercher la suite.
Sa face de fouine devenait inquiète.
« Il faut que je rentre chez moi, dit-il enfin. Je vous enverrai cela tout à l'heure. Vous paraîtrez un peu plus tard, s'il est nécessaire. » En revenant chez lui, il marcha lentement, perdu dans ses réflexions. L'indécision le reprenait. Pourquoi se rallier si vite ? Eugène était un garçon intelligent, mais peut-être sa mère avait-elle exagéré la portée d'une simple phrase de sa lettre. En tout cas, il valait mieux attendre et se taire.

Monsieur de La Fontaine en aurait fait une fable, qu'il a peut-être faite, se moquant de ces chiens qui aboient comme des forcenés alors que la maison de leur maître en rien n'est menacée et qui, lorsque survient le brigand et le moment d'aboyer, s'enfuient au bout du pré et au hardi voleur laissent le passage vidé.
Aristide avait besoin d'une plus grande certitude pour dicter sa conduite et déterminer ce qu'il allait écrire sur les événements et sur le nouveau régime. Il pensa même aller consulter une de ces diseuses de bonne aventure qui officiaient alors sur les bords de la Viorne et qui, pour quelques sous, lisaient dans les lignes de la main, ou dans tout autre expédient, l'avenir de celui ou de celle qui venait les consulter. Cependant, c'est encore ce brave Monsieur de La Fontaine qu'il convoqua pour l'en dissuader, se rappelant ce que le fabuliste avait écrit des horoscopes de toute sorte.
Je ne crois point que la nature / Se soit lié les mains, et nous les lie encor, / Jusqu'au point de marquer dans les cieux notre sort. / Il dépend d'une conjoncture / De lieux, de personnes, de temps ; / Non des conjonctions de tous ces charlatans.
Et en fonction de quoi, de se taire, il décida.
26 juillet Une heure plus tard, Angèle arriva chez le libraire, en feignant une vive émotion.
« Mon mari vient de se blesser cruellement, dit-elle. Il s'est pris, en rentrant, les quatre doigts dans une porte. Il m'a, au milieu des plus vives souffrances, dicté cette petite note qu'il vous prie de publier demain. » Le lendemain, l'Indépendant, presque entièrement composé de faits divers, parut avec ces quelques lignes en tête de la première colonne :
Un regrettable accident survenu à notre éminent collaborateur, M. Aristide Rougon, va nous priver de ses articles pendant quelques temps. Le silence lui sera cruel dans les graves circonstances présentes. Mais aucun de nos lecteurs ne doutera des vœux que ses sentiments patriotiques font pour le bonheur de la France.
Cette note amphigourique avait été mûrement étudiée. La dernière phrase pouvait s'expliquer en faveur de tous les partis. De cette façon, après la victoire, Aristide se ménageait une superbe rentrée par un panégyrique des vainqueurs. Le lendemain, il se montra dans toute la ville, le bras en écharpe. Sa mère étant accourue, très effrayée par la note du journal, il refusa de lui montrer sa main et lui parla avec une amertume qui éclaira la vieille femme.
« Ce ne sera rien, lui dit-elle en le quittant, rassurée et légèrement railleuse. Tu n'as besoin que de repos. » Ce fut sans doute grâce à ce prétendu accident et au départ du sous-préfet, que l'Indépendant dut de n'être pas inquiété comme le furent la plupart des journaux démocratiques des départements.

Ainsi, parfois, et plus souvent qu'on ne le pense, les régimes autoritaires trouvent des alliés inattendus et n'ont alors même pas besoin de réduire au silence leur opposition, quand celle-ci, compréhensive et poltronne, se bâillonne elle-même. On a vu plusieurs de ces cas dans l'histoire et nul doute qu'on en verra encore. La référence au sentiment patriotique est, elle aussi, une technique usée qui veut qu'en des temps incertains, on s'en réfère aux valeurs suprêmes, accusant ses opposant de les bafouer. Pendant longtemps, ce fut Dieu qui fut appelé à cette sale besogne. Et on peut craindre que ce ne soit pas terminé et que ce siècle et les siècles suivants verront encore Dieu convoqué à des batailles dont il n'a certainement rien à faire. Dieu ne suffisant pas toujours à la tâche, on invoque alors la patrie, qui est mère nourricière et lien suprême avec la terre. La patrie, cependant, n'a jamais voulu qu'entre eux ses enfants se dévorent. La révolution a passé à la toise le sentiment patriotique des citoyens. D'autres régimes le feront à l'avenir, soyons-en certains.
Aristide promena ainsi son bras en écharpe dans la ville pendant quelques jours, avec une ostentation qui pouvait intriguer. Quelques commères osèrent en sourire mais leurs maris les firent taire. L'odieuse sape de la crainte de la dénonciation avait déjà commencé à faire son travail. Cela faisait longtemps que tout Plassans savait que l'Indépendant n'avait de tel que son nom. C'était pourtant faire preuve d'indépendance sinon de courage que de se taire quand il aurait fallu parler et de se taire encore quand il aurait fallu crier.
27 juillet La journée du 4 se passa à Plassans dans un calme relatif.
Il y eut, le soir, une manifestation populaire que la vue des gendarmes suffit à disperser. Un groupe d'ouvriers vint demander la communication des dépêches de Paris à M. Garçonnet, qui refusa avec hauteur ; en se retirant, le groupe poussa les cris de : Vive la République. Vive la Constitution ! Puis, tout rentra dans l'ordre. Le salon jaune, après avoir commenté longuement cette innocente promenade, déclara que les choses allaient pour le mieux.
Mais les journées du 5 et du 6 furent plus inquiétantes.
On apprit successivement l'insurrection des petites villes voisines ; tout le sud du département prenait les armes ; la Palud et Saint-Manin-de-Vaulx s'étaient soulevés les premiers, entraînant à leur suite les villages, Chavanoz, Nazères, Poujols, Valqueyras, Vemoux. Alors le salon jaune commença à être sérieusement pris de panique. Ce qui l'inquiétait surtout, c'était de sentir Plassans isolé au sein même de la révolte. Des bandes d'insurgés devaient battre les campagnes et interrompre toute communication.
Granoux répétait d'un air effaré que M, le maire était sans nouvelles. Et des gens commençaient à dire que le sang coulait à Marseille et qu'une formidable révolution avait éclaté à Paris. Le commandant Sicardot, furieux de la poltronnerie des bourgeois, parlait de mourir à la tête de ses hommes.
Le 7, un dimanche, la terreur fut à son comble. Dès six heures, le salon jaune, où une sorte de comité réactionnaire se tenait en permanence, fut encombré par une foule de bonshommes pâles et frissonnants, qui causaient entre eux à voix basse, comme dans la chambre d'un mort. On avait su, dans la journée, qu'une colonne d'insurgés, forte environ de trois mille hommes, se trouvait réunie à Alboise, un bourg éloigné au plus de trois lieues. On prétendait, à la vérité, que cette colonne devait se diriger sur le chef-lieu, en laissant Plassans à sa gauche, mais le plan de campagne pouvait être changé, et il suffisait, d'ailleurs, aux rentiers poltrons de sentir les insurgés à quelques kilomètres, pour s'imaginer que des mains rudes d'ouvriers les serraient déjà à la gorge.

Pour autant, l'évocation des mains d'ouvriers leur enserrant fermement le cou faisait frissonner les dames, et même quelques messieurs. Cela peut, de prime abord, sembler paradoxal, mais, tout au long de l'histoire, on pourrait pointer que l'on a toujours prêté aux hordes d'hommes armés des vertus aphrodisiaques, que ces hommes soient des soldats de la guerre étrangère ou de pauvres hères révoltés contre leur suzerain ou ce qui en tient lieu.
Le marquis, resté célibataire, était particulièrement impressionné, et l'idée de ces hommes dépoitraillés et suant lui donnait une sorte de chaleur qu'il ignorait pouvoir encore ressentir. Félicité n'avait pas ce genre de frissons. L'appât du gain avait chez elle remplacé toute autre forme d'émoi possible. Elle était d'ailleurs prête à se défendre et à défendre ses biens et malheur à qui pourrait oser porter la main sur l'une et sur les autres. Rougon songeait surtout qu'il allait très certainement devoir prendre des décisions et prendre des décision était ce qui, de loin, lui paraissait le plus épuisant. On aurait dit que l'audace qui l'avait pris quand il avait escroqué sa mère l'avait à jamais empli d'une telle fatigue qu'il ne pourrait plus désormais retrouver entièrement son énergie d'action.
Quant aux autres, ils poursuivaient chacun leurs ruminations, voyant seulement dans ces événements le moyen de confirmer à la face du monde qu'ils avaient eu raison. Cette volonté insatiable d'avoir raison aura d'ailleurs coûté à l'humanité beaucoup de sang et de malheur. Tel homme face à l'évidence qu'il s'est trompé, cherchera malgré tout à persister dans le seul but d'avoir raison. Quand il s'agit d'un particulier, son obstination et son entêtement n'ont que des conséquences limitées qui peuvent cependant plonger une famille entière dans la ruine et la désolation.
Quand il s'agit des dirigeants d'un pays, qui, au lieu de demander conseil et surtout de les suivre puis de venir, face au peuple, qui le comprendrait très bien, regretter de s'être trompés ; que ces dirigeants persistent dans leur erreur que le peuple entier peut constater, alors qu'eux-mêmes paraissent aveugles et sourds, alors, cette manie de vouloir
avoir raison, contre les faits, contre les gens, contre le sens de l'histoire, cette manie-là, plonge le pays tout entier dans le désespoir et la colère.
28 juillet Ils avaient eu, le matin, un avant-goût de la révolte : les quelques républicains de Plassans, voyant qu'ils ne sauraient rien tenter de sérieux dans la ville, avaient résolu d'aller rejoindre leurs frères de la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx ; un premier groupe était parti, vers onze heures, par la porte de Rome, en chantant la Marseillaise et en cassant quelques vitres. Une des fenêtres de Granoux se trouvait endommagée. Il racontait le fait avec des balbutiements d'effroi.
Le salon jaune, cependant, s'agitait dans une vive anxiété. Le commandant avait envoyé son domestique pour être renseigné sur la marche exacte des insurgés, et l'on attendait le retour de cet homme, en faisant les suppositions les plus étonnantes. La réunion était au complet. Roudier et Granoux, affaissés dans leurs fauteuils, se jetaient des regards lamentables, tandis que, derrière eux, geignait le groupe ahuri des commerçants retirés. Vuillet, sans paraître trop effrayé, réfléchissait aux dispositions qu'il prendrait pour protéger sa boutique et sa personne ; il délibérait s'il se cacherait dans son grenier ou dans sa cave, et il penchait pour la cave. Pierre et le commandant marchaient de long en large, échangeant un mot de temps à autre. L'ancien marchand d'huile se raccrochait à son ami Sicardot, pour lui emprunter un peu de son courage. Lui qui attendait la crise depuis si longtemps, il tâchait de faire bonne contenance, malgré l'émotion qui l'étranglait. Quant au marquis, plus pimpant et plus souriant que de coutume, il causait dans un coin avec Félicité, qui paraissait fort gaie.

Le salon jaune était en somme victime de ses propres croyances, ayant dépeint des années durant les républicains comme des monstres sanguinaires et ayant rabâché sans cesse, et sans contradicteur, les mêmes histoires dans lesquelles leurs ennemis apparaissaient comme des brutes sans scrupules, ils étaient face à leur propre création, bien obligés de croire pour vraies leurs histoires forgées pour leur propagande. Prêter à son ennemi crimes et abominations est une technique qui a souvent été employée et qui le sera très certainement encore. Elle peut s'appliquer à ceux que l'on considère comme les ennemis de l'intérieur comme à ceux, au-delà des frontières, qui vont jusqu'à égorger et manger les enfants de leurs ennemis vaincus. Pour le salon jaune, les ouvriers républicains avaient fini par devenir des êtres sans foi ni loi, très différents de ceux qu'ils croisaient sur le marché, et peu importe que ce fussent les mêmes. Les ouvriers étaient pour sûr des sortes de loups-garous républicains dont l'appétit de sang revenait soudainement à l'appel de la Marseillaise. Pour une pierre lancée dans les fenêtres de Granoux, c'était dans leur imaginaire de bourgeois, toute une lapidation qui était dessinée.
Le marquis, habitué depuis des lustres à considérer les roturiers comme des êtres différents de lui et de sa lignée ne prêtait aux pauvres hères aucun mythe particulier. Dans ces cas-là, il se rapprochait davantage de Félicité, donnant à ceux qui les observaient encore plus de certitude sur sa possible paternité. Ils semblaient tous deux, dans leur coin, venir d'une autre planète.
 
29 juillet Enfin, on sonna. Ces messieurs tressaillirent comme s'ils avaient entendu un coup de fusil. Pendant que Félicité allait ouvrir, un silence de mort régna dans le salon ; les faces blêmes et anxieuses se tendaient vers la porte. Le domestique du commandant parut sur le seuil, tout essoufflé, et dit brusquement à son maître :
« Monsieur, les insurgés seront ici dans une heure. » Ce fut un coup de foudre. Tout le monde se dressa en s'exclamant ; des bras se levèrent au plafond. Pendant plusieurs minutes, il fut impossible de s'entendre. On entourait le messager, on le pressait de questions.
« Sacré tonnerre ! cria enfin le commandant, ne braillez donc pas comme ça. Du calme, ou je ne réponds plus de rien ! » Tous retombèrent sur leurs sièges, en poussant de gros soupirs. On put alors avoir quelques détails. Le messager avait rencontré la colonne aux Tulettes, et s'était empressé de revenir.
« Ils sont au moins trois mille, dit-il, Ils marchent comme des soldats, par bataillons. J'ai cru voir des prisonniers au milieu d'eux.
– Des prisonniers ! crièrent les bourgeois épouvantés.
– Sans doute ! interrompit le marquis de sa voix flûtée.
On m'a dit que les insurgés arrêtaient les personnes connues pour leurs opinions conservatrices. » Cette nouvelle acheva de consterner le salon jaune.
Quelques bourgeois se levèrent et gagnèrent furtivement la porte, songeant qu'ils n'avaient pas trop de temps devant eux pour trouver une cachette sûre.

Tout le monde regardait cependant le serviteur du commandant du coin de l'œil comme si, apportant cette mauvaise nouvelle, il avait en chemin pactisé avec les insurgés et portait sur lui des fragments de la révolte. Peu s'en fut fallu qu'ils s'en prissent à lui s'il n'avait été de fait placé sous la protection de son maître, qui n'était pas homme à déroger sur la protection de sa maison.
Un observateur attentif aurait pu peindre de cette scène plusieurs traits de la nature humaine et en tirer des conséquences politiques judicieuses. Monsieur de la Rochefoucauld, se serait-il abaissé à fréquenter, tel le marquis de Carnavant, cette société de province assez miteuse, qu'il en aurait à coup sûr conçu quelques-unes de ses fameuses maximes. N'avait-ils pas observé, en d'autres temps et dans une autre société plus valeureuse que celle des bourgeois de Plassans, que la plupart des hommes s'exposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur. Mais peu se veulent toujours exposer autant qu'il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils s'exposent. Dans ce cas d'espèce, il n'était même pas certain que dans ces temps troublés où ils n'étaient soumis à aucune autorité civile ou militaire ils eussent même le projet de sauver leur honneur, donnant ainsi encore une fois raison au moraliste affirmant que la parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu'on serait capable de faire devant tout le monde. L'autre conclusion qu'il fallait en tirer, c'est que la bourgeoisie, qui vit par ses biens et qui veut les sauver, est le plus souvent, sans mercenaires, une piètre combattante que le peuple a tort de redouter.
30 juillet L'annonce des arrestations opérées par les républicains parut frapper Félicité. Elle prit le marquis à part et lui demanda :
« Que font donc ces hommes des gens qu'ils arrêtent ?
– Mais ils les emmènent à leur suite, répondit M. de Carnavant. Ils doivent les regarder comme d'excellents otages.
– Ah ! » répondit la vieille femme d'une voix singulière.
Elle se remit à suivre d'un air pensif la curieuse scène de panique qui se passait dans le salon. Peu à peu, les bourgeois s'éclipsèrent ; il ne resta bientôt plus que Vuillet et Roudier, auxquels l'approche du danger rendait quelque courage. Quant à Granoux, il demeura également dans son coin, ses jambes lui refusant tout service.
« Ma foi ! j'aime mieux cela, dit Sicardot en remarquant la fuite des autres adhérents. Ces poltrons finissaient par m'exaspérer. Depuis plus de deux ans, ils parlent de fusiller tous les républicains de la contrée, et aujourd'hui ils ne leur tireraient seulement pas sous le nez un pétard d'un sou. » Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.
« Voyons, continua-t-il, le temps presse… Venez, Rougon. » Félicité semblait attendre ce moment. Elle se jeta entre la porte et son mari, qui, d'ailleurs, ne s'empressait guère de suivre le terrible Sicardot.
« Je ne veux pas que tu sortes, cria-t-elle, en feignant un subit désespoir. Jamais je ne te laisserai me quitter. Ces gueux te tueraient. » Le commandant s'arrêta, étonné.
« Sacrebleu ! gronda-t-il, si les femmes se mettent à pleurnicher, maintenant… Venez donc, Rougon.
– Non, non, reprit la vieille femme en affectant une terreur de plus en plus croissante, il ne vous suivra pas ; je m'attacherai plutôt à ses vêtements. » Le marquis, très surpris de cette scène, regardait curieusement Félicité. Était-ce bien cette femme qui, tout à l'heure, causait si gaiement ? Quelle comédie jouait-elle donc ? Cependant Pierre, depuis que sa femme le retenait, faisait mine de vouloir sortir à toute force.
« Je te dis que tu ne sortiras pas », répétait la vieille, qui se cramponnait à l'un de ses bras.
Et, se tournant vers le commandant :
« Comment pouvez-vous songer à résister ? Ils sont trois mille et vous ne réunirez pas cent hommes de courage. Vous allez vous faire égorger inutilement.
– Eh ! c'est notre devoir », dit Sicardot impatienté.
Félicité éclata en sanglots.
« S'ils ne le tuent pas, ils le feront prisonnier, poursuivit-elle, en regardant son mari fixement. Mon Dieu ! que deviendrai-je seule, dans une ville abandonnée ?
– Mais, s'écria le commandant, croyez-vous que nous n'en serons pas moins arrêtés, si nous permettons aux insurgés d'entrer tranquillement chez nous ! ? Je jure bien qu'au bout d'une heure, le maire et tous les fonctionnaires se trouveront prisonniers, sans compter votre mari et les habitants de ce salon. » Le marquis crut voir un vague sourire passer sur les lèvres de Félicité, pendant qu'elle répondait d'un air épouvanté :
« Vous croyez ! ?
– Pardieu ! reprit Sicardot, les républicains ne sont pas assez bêtes pour laisser des ennemis derrière eux. Demain, Plassans sera vide de fonctionnaires et de bons citoyens. » À ces paroles, qu'elle avait habilement provoquées, Félicité lâcha le bras de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâce à sa femme, dont la savante tactique lui échappa d'ailleurs, et dont il ne soupçonna pas un instant la secrète complicité, il venait d'entrevoir tout un plan de campagne.

Ainsi, un homme sachant une cause perdue et se sentant homme à renverser la situation le jour venu, devait-il mourir bravement sur une barricade ou attendre des jours meilleurs pour sauver ensuite ses frères et faire triompher son parti ? Il en arriva à la première conclusion que si le devoir pouvait se raisonner, il n'en était pas de même de l'honneur, dans lequel entrait beaucoup d'autres considérations. Il en conclut provisoirement que se comporter en homme d'honneur n'était certes pas raisonnable mais répondait à un ordre supérieur qui, selon les cas, pouvait être atavique ou eschatologique. S'agissant de l'aristocratie française, il considérait ardemment que les deux hypothèses étaient intimement liées. et c'est d'ailleurs pourquoi lui et ses semblables avaient toujours considéré la noblesse d'Empire Le marquis, que cette conversation avait fini par ennuyer, partit dans l'une de ses longues rêveries dont il était coutumier. Cette capacité qu'il avait de se taire et de méditer était l'un des rares pans de son héritage qui ne lui avait pas été enlevé. Ses ancêtres, une fois leur fief établi et leurs paysans mis sous servitude, n'avaient, l'âge venu, rien d'autre à faire que de se trouver un point d'observation, de regarder et de penser.  Et c'est sans doute pour cela que pendant longtemps, les philosophes ne furent jamais des marchands qui, eux, n'arrêtaient leurs besognes que pour compter et pour recompter. Sa rêverie le porta, à l'écoute de l'échange entre Sicardot le vieux grognard et Rougon, l'intrigant de province, à délibérer sur le devoir et sur l'honneur. Il n'était en effet plus convaincu, à voir tempêter le soldat de l'Empire, que le devoir conduisît à coup sûr à l'honneur. Faire son devoir pour un pouvoir félon et corrompu, pouvait bien conduire au déshonneur ; la chose était entendue. Mais était-il pour autant possible de se conduire en homme d'honneur en refusant de faire son devoir ?comme une singerie qui n'avait d'autre sens que d'insulter le temps. Tous ces barons et ces princes qui s'empressaient de procréer pour assurer leur lignée bâtarde ne provoquaient chez lui que de l'amusement mêlé d'un peu de dégoût. Mais il éprouvait le même sentiment pour les officiers roturiers, intimement convaincu qu'il fallait être né noble pour pouvoir conduire des hommes à la victoire, de même qu'il fallait quatre quartiers de noblesse pour pouvoir conduire avec succès une ambassade. Et le marquis de Carnavant cachait derrière ses yeux pensifs et son sourire à peine esquissé ces convictions réactionnaires qui l'empêchaient de nourrir une pointe de rancœur de se trouver à ce point déclassé qu'il était obligé de subir une compagnie aussi commune.
Si le marquis avait pris le parti de ne pas intervenir dans la scène qui se déroulait devant ses yeux, il espérait secrètement que Félicité parviendrait à ses fins et qu'elle ne laisserait pas le gros Rougon risquer de se faire tuer par devoir, ne lui prêtant par ailleurs aucun sens de l'honneur. C'était une chose en effet que de visiter le couple par une sorte de fidélité à sa jeunesse  et , à travers le temps, à la mère de Félicité, sans être cependant intimement convaincu que leur relation avait produit ce fruit sec désormais fripé et ridé. Tout cela avait été si bref et presque furtif qu'il ne s'en souvenait plus. Mais Félicité fût-elle restée seule et veuve qu'il en aurait conçu de la gêne et qu'il aurait alors douté de ce que son devoir allié à son sens de l'honneur aurait dû le conduire à faire. Tant qu'elle était sous la protection de son mari comme elle avait été enfant, puis jeune fille, sous la protection de son père légitime, il n'avait pas à délibérer sur sa conduite, ni même sur sa conduite passée.
Il en était là quand Rougon qui, pendant toute la scène jouée par Félicité, était resté entièrement silencieux, comme pétrifié par un tour de magie fabriqué par la vieille sorcière, se décida à sortir de son mutisme dans un long raclement de gorge feint.
31 juillet « Il faudrait délibérer avant de prendre une décision, dit-il au commandant. Ma femme n'a peut-être pas tort, en nous accusant d'oublier les véritables intérêts de nos familles.
– Non, certes, madame n'a pas tort », s'écria Granoux, qui avait écouté les cris terrifiés de Félicité avec le ravissement d'un poltron.
Le commandant enfonça son chapeau sur sa tête, d'un geste énergique, et dit, d'une voix nette :
« Tort ou raison, peu importe. Je suis commandant de la garde nationale, je devrais déjà être à la mairie. Avouez que vous avez peur et que vous me laissez seul… Alors, bonsoir. » Il tournait le bouton de la porte, lorsque Rougon le retint vivement.
« Écoutez, Sicardot », dit-il.
Et il l'entraîna dans un coin, en voyant que Vuillet tendait ses larges oreilles. Là, à voix basse, il lui expliqua qu'il était de bonne guerre de laisser derrière les insurgés quelques hommes énergiques, qui pourraient rétablir l'ordre dans la ville. Et comme le farouche commandant s'entêtait à ne pas vouloir déserter son poste, il s'offrit pour se mettre à la tête du corps de réserve.
« Donnez-moi, lui dit-il, la clef du hangar où sont les armes et les munitions, et faites dire à une cinquantaine de nos hommes de ne pas bouger jusqu'à ce que je les appelle. » Sicardot finit par consentir à ces mesures prudentes. Il lui confia la clef du hangar, comprenant lui-même l'inutilité présente de la résistance, mais voulant quand même payer de sa personne.
Pendant cet entretien, le marquis murmura quelques mots d'un air fin à l'oreille de Félicité. Il la complimentait sans doute sur son coup de théâtre. La vieille femme ne put réprimer un léger sourire. Et comme Sicardot donnait une poignée de main à Rougon et se disposait à sortir :
« Décidément, vous nous quittez ? lui demanda-t-elle en reprenant son air bouleversé.
– Jamais un vieux soldat de Napoléon, répondit-il, ne se laissera intimider par la canaille. » Il l'était déjà sur le palier, lorsque Granoux se précipita et lui cria :
« Si vous allez à la mairie, prévenez le maire de ce qui se passe. Moi, je cours chez ma femme pour la rassurer. » Félicité s'était à son tour penchée à l'oreille du marquis, en murmurant avec une joie discrète :
« Ma foi ! j'aime mieux que ce diable de commandant aille se faire arrêter. Il a trop de zèle. » Cependant, Rougon avait ramené Granoux dans le salon.
Roudier, qui, de son coin, suivait silencieusement la scène, en appuyant de signes énergiques les propositions de mesures prudentes, vint les retrouver. Quand le marquis et Vuillet se furent également levés :
« A présent, dit Pierre, que nous sommes seuls, entre gens paisibles, je vous propose de nous cacher, afin d'éviter une arrestation certaine, et d'être libres, lorsque nous redeviendrons les plus forts. » Granoux faillit l'embrasser ; Roudier et Vuillet respirèrent plus à l'aise.
« J'aurai prochainement besoin de vous, messieurs, continua le marchand d'huile avec importance. C'est à nous qu'est réservé l'honneur de rétablir l'ordre à Plassans.
– Comptez sur nous », s'écria Vuillet avec un enthousiasme qui inquiéta félicité.

C'est qu'il ne fallait pas que le parti religieux l'emportât sur les autres partis réactionnaires. Ce n'était pas que Madame Rougon fût en délicatesse avec la religion et le clergé. Elle faisait ses dévotions très raisonnablement et tenait sa place à l'église, ni au premier rang, ni au dernier. Il n'y avait en somme que la confession qui lui posait problème. Ce n'était d'ailleurs pas qu'elle eût tant de péchés à avouer et à se faire pardonner. C'est qu'elle avait beau croire en Dieu et en son Eglise, elle ne pouvait s'empêcher de voir derrière le prêtre qui entrait dans le confessionnal avec un air compassé, un homme, le plus souvent rougeaud, qu'elle avait vu plusieurs fois dans sa boutique ou dans celle de son père, se livrer au péché de gourmandise. Enfin, elle n'accordait à Vuillet aucune confiance et elle considérait que les détails de ses images pieuses devaient bien recéler le diable.
Dans les périodes troublées, les alliances bancales se révèlent pour ce qu'elles sont et les alliés d'un jour se surveillent et s'épient, avant de revenir tôt ou tard à l'état premier et naturel de leurs relations, qui est celle d'être ennemis. Il en va de cela d'ailleurs si l'on considère les relations de l'Église et de la bourgeoisie. La véritable alliée de l'Église était, depuis les premiers rois chrétiens, l'aristocratie. Le roi tenait son pouvoir temporel d'une onction intemporelle qui rejaillissait sur l'ensemble de la noblesse. En retour, l'Église bénissait et faisait de la politique et plaçait même ses prélats à la tête des gouvernements du royaume. Une fois l'aristocratie déchue, l'Église n'eut d'autre choix que de s'allier avec les nouveaux maîtres qui, dès qu'ils furent lassés de leurs atours révolutionnaires, revinrent eux aussi à leur véritable nature, qui était celle d'être de bons ou de moins bons bourgeois. Mais cette alliance n'est que d'apparence et il ne pourra jamais en être autrement. Rien ne saurait en effet conforter et réconforter la bourgeoisie dans la lecture des textes saints. Là où elle prêche la revanche, les textes imposent la réconciliation. Là où elle cherche le profit, les textes prônent le partage et la pauvreté. Et c'est sans doute l'un des plus grands mystères du christianisme, que celui d'être devenu l'étendard de gens en tous points éloignés de ce qu'ils devraient être s'ils obéissaient à la doctrine qu'ils professent.
Ayant tenu Vuillet à distance, Félicité considéra son mari et ne put cacher un court instant un sentiment de fierté mêlé d'un brin d'incrédulité. Le gros homme, pleutre à l'évidence, se donnait des airs de chef et d'homme providentiel. Elle connaissait son Rougon, et plus aucune de ses faiblesses ne lui demeurait cachée. Elle savait par exemple qu'il n'avait aucune résistance à la douleur physique et elle l'avait vu, certains soirs, geindre et gémir à l'agonie pour un cor au pied. C'est d'ailleurs une des caractéristiques des hommes que de se jeter un jour dans une bataille où ils risquent un bras, mais de craindre le lendemain qu'on leur arrache un poil de leurs sourcils. Elle n'avait donc pas vraiment à craindre que Rougon se mît en avant et allât se faire tuer dans quelqu'échauffourée. Lorsqu'elle s'était pendue à son bras pour l'empêcher de sortir, elle n'avait senti chez lui qu'une bien molle résistance et il avait fallu tout son talent de comédienne pour que Sicardot crût un instant que la scène était véritable. Si les hommes étaient plus sages, ils mettraient les femmes à la tête de leurs armées. Elles feraient moins de guerre, les calmeraient de temps en temps, quand il le faudrait, à coup de manœuvres harassantes qui les épuiseraient et le tour serait joué.