Diégèse




mardi 9 septembre 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




Huit jours se passèrent ainsi, sans que les deux camarades eussent l'occasion d'échanger une seule parole.
Silvère était désespéré ; il songeait à aller carrément demander Miette chez les Rébufat.
Le puits mitoyen était un grand puits très peu profond. De chaque côté du mur, les margelles s'arrondissaient en un large demi-cercle. L'eau se trouvait à trois ou quatre mètres, au plus. Cette eau dormante reflétait les deux ouvertures du puits, deux demi-lunes que l'ombre de la muraille séparait d'une raie noire. En se penchant, on eût cru apercevoir, dans le jour vague, deux glaces d'une netteté et d'un éclat singuliers. Par les matinées de soleil, lorsque l'égouttement des cordes ne troublait pas la surface de l'eau, ces glaces, ces reflets du ciel se découpaient, blancs sur l'eau verte, en reproduisant avec une étrange exactitude les feuilles d'un pied de lierre qui avait poussé le long de la muraille, au dessus du puits.
Un matin, de fort bonne heure,
Silvère, en venant tirer la provision d'eau de tante Dide, se pencha machinalement, au moment où il saisissait la corde. Il eut un tressaillement, il resta courbé, immobile. Au fond du puits, il avait cru distinguer une tête de jeune fille qui le regardait en souriant ; mais il avait ébranlé la corde, l'eau agitée n'était plus qu'un miroir trouble sur lequel rien ne se reflétait nettement. Il attendit que l'eau se fut rendormie, n'osant bouger, le cœur battant à grands coups. Et à mesure que les rides de l'eau s'élargissaient et se mouraient, il vit l'apparition se reformer. Elle oscilla longtemps dans un balancement qui donnait à ses traits une grâce vague de fantôme. Elle se fixa, enfin. C'était le visage souriant de Miette, avec son buste, son fichu de couleur, son corset blanc, ses bretelles bleues.
Silvère s'aperçut à son tour dans l'autre glace. Alors, sachant tous deux qu'ils se voyaient, ils firent des signes de tête. Dans le premier moment, ils ne songèrent même pas à parler.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Si les deux jeunes gens avaient eu connaissance d'Ovide et du livre III de ses « Métamorphoses », ils auraient sans doute souri de la scène. Silvère se serait amusé d'être ainsi placé comme le beau Narcisse en quête de son reflet amoureux, quand Miette aurait joué le rôle cependant peu enviable de la nymphe Écho. Mais la situation des deux jeunes gens contrariait d'emblée le mythe et la prophétie du Tirésias qui aurait prédit la mort prématurée de Silvère si celui-ci « se connaissait ». Fort heureusement, Silvère ne s'était aperçu lui-même dans le miroir de l'eau, frais jeune homme très aimable, qu'après avoir surpris le visage de la jeune nymphe Miette penchée au dessus de la margelle du puits. En se taisant, les deux jeunes gens semblaient craindre de devoir rejoindre le mythe et de subir en conséquence sa fin tragique. Pourtant, le puits de tante Dide n'était pas cette source immaculée que décrit Ovide, « aux eaux limpides, aux ondes brillantes et argentées » et personne n'avait sur Silvère jeté l'anathème célèbre « Sic amet ipse licet, sic non potiatur amato », « Puisse-t-il tomber amoureux de lui-même, et ne pas posséder l'être aimé. » Miette et Silvère auraient goûté pourtant la délicatesse du conte d'Ovide, qui suggère tout autant qu'il décrit et laisse l'imagination plonger elle aussi dans les flots comme le bras de Narcisse en quête de sa propre nuque. Tel vers d'Ovide pour Narcisse peut en effet résonner chez tout amoureux, celui-ci fût-il amoureux d'une autre personne plutôt que de lui-même. « Quid videat, nescit ; sed quod videt, uritur illo ». Car Silvère, lui aussi, « ne savait pas ce qu'il voyait mais ce qu'il voyait le consumait ». Miette dans ses habits de paysanne était ce matin-là plus belle encore que la nymphe Écho dont les charmes avaient été dédaignés par Narcisse et Silvère n'avait rien à envier à la beauté de ce Narcisse. Car, à l'opposé du héros qui devait connaître une mort fatale en s'observant lui-même, Silvère ne savait rien de sa propre beauté. Certains adolescents semblent ainsi, immunisés contre les pouvoirs fallacieux de leurs propres reflets.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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