Diégèse




dimanche 14 septembre 2014



2014
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La Fortune des Rougon2




Cette instruction, mal digérée, sans base solide, lui ouvrait sur le monde, sur les femmes surtout, des échappées de vanité, de volupté ardente, qui auraient singulièrement troublé son esprit, si son cœur était resté inassouvi. Miette vint, il la prit d'abord comme une camarade, puis comme la joie et l'ambition de sa vie. Le soir, retiré dans le réduit où il couchait, après avoir accroché sa lampe au chevet de son lit de sangles, il retrouvait Miette à chaque page du vieux volume poudreux qu'il avait pris au hasard sur une planche, au-dessus de sa tête, et qu'il lisait dévotement. Il ne pouvait être question, dans ses lectures, d'une jeune fille, d'une créature belle et bonne, sans qu'il la remplaçât immédiatement par son amoureuse. Et lui-même, il se mettait en scène. S'il lisait une histoire romanesque, il épousait Miette au dénouement ou mourait avec elle. S'il lisait, au contraire, quelque pamphlet politique, quelque grave dissertation sur l'économie sociale, livres qu'il préférait aux romans, par ce singulier amour que les demi-savants ont pour les lectures difficiles, il trouvait encore moyen de l'intéresser aux choses mortellement ennuyeuses que souvent il ne parvenait même pas à comprendre ; il croyait apprendre la façon d'être bon et aimant pour elle, quand ils seraient mariés. Il la mêlait ainsi à ses songeries les plus creuses. Protégé par cette pure tendresse contre les gravelures de certains contes du dix-huitième siècle qui lui tombèrent entre les mains, il se plut surtout à s'enfermer avec elle dans les utopies humanitaires que de grands esprits, affolés par la chimère du bonheur universel, ont rêvées de nos jours. Miette, dans son esprit, devenait nécessaire à l'abolissement du paupérisme et au triomphe définitif de la révolution.
La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
C'est une habitude de pensée que de croire, comme on le fait très souvent, et jusque dans les cénacles les plus savants, qu'il y a les choses de l'esprit et les choses du cœur et qu'il s'agit de deux catégories distinctes. De ce présupposé découle toute une éducation qui voudrait qu'il y a des matières sérieuses qui sont de l'ordre de la raison et qui entraînent des lectures et des travaux tout aussi sérieux, et puis, des matières superflues, qui seraient presque de l'ordre de la récréation et qui serviraient de loisir. Rien n'est moins vrai et il suffit pour s'en convaincre d'observer les jeunes gens et le sérieux qu'ils donnent à leurs amours naissantes. Chez Silvère, qui avait hérité de la nature passionnée de sa grand-mère, cet alliage entre le cœur et la raison, jusqu'à ce que que les deux matières ne pussent plus être distinguées, était un alliage parfait. Il y a dans l'histoire humaine des personnes, des héros qui ont montré à la face de l'humanité tout entière la force de cette union. Le plus célèbre d'entre-eux est bien sûr le savant artiste, l'artiste savant Léonard de Vinci. Qui pourrait affirmer que ce n'est pas en jouant qu'il a inventé ce qui permet encore aujourd'hui de mesurer la limite élastique d'un câble ? Léonard de Vinci est le génie que nous connaissons car il mêle sans préjuger toutes les matières jusqu'à les porter à leur point de fusion. Silvère n'était sans doute pas un génie, mais, comme sa fièvre et son enthousiasme n'avaient pas été calmés par des maîtres aux horizons étroits, il se donnait la liberté de mêler le désir aux tomes les plus sérieux de sa bibliothèque hétéroclite. Les utopies politiques ne naissent jamais que de cette façon, avant d'être trahies par des esprits forts qui en retranchent l'amour.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014
Nuits de lectures fiévreuses, pendant lesquelles son esprit tendu ne pouvait se détacher du volume qu'il quittait et reprenait vingt fois ; nuits pleines, en somme, d'un voluptueux énervement, dont il jouissait jusqu'au jour, comme d'une ivresse défendue, le corps serré par les murs de l'étroit cabinet, la vue troublée par la lueur jaune et louche de la lampe, se livrant à plaisir aux brûlures de l'insomnie et bâtissant des projets de société nouvelle, absurdes de générosité, où la femme, toujours sous les traits de Miette, était adorée par les nations à genoux. Il se trouvait prédisposé à l'amour de l'utopie par certaines influences héréditaires ; chez lui, les troubles nerveux de sa grand-mère tournaient à l'enthousiasme chronique, à des élans vers tout ce qui était grandiose et impossible. Son enfance solitaire, sa demi-instruction, avaient singulièrement développé les tendances de sa nature. Mais il n'était pas encore à l'âge où l'idée fixe plante son clou dans le cerveau d'un homme. Le matin, dès qu'il avait rafraîchi sa tête dans un seau d'eau, il ne se souvenait plus que confusément des fantômes de sa veille, il gardait seulement de ses rêves une sauvagerie pleine de foi naïve et d'ineffable tendresse.
Il redevenait enfant. Il courait au puits, avec le seul besoin de retrouver le sourire de son amoureuse, de goûter les joies de la radieuse matinée. Et, dans la journée, si des pensées d'avenir le rendaient songeur, souvent aussi, cédant à des effusions subites, il embrassait sur les deux joues
tante Dide, qui le regardait alors dans les yeux, comme prise d'inquiétude, à les voir si clairs et si profonds d'une joie qu'elle croyait reconnaître.

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Il est curieux de considérer que Silvère, qui ne connaissait en somme que deux femmes, l'une sa grand-mère, et l'autre une jeune fille amoureuse et à peine pubère, avait construit de son observation un système politique qui renversait les valeurs communément admises, qui donnent au mâle, au père, au patriarche, l'essentiel des pouvoirs dans notre société. Le renversement social, politique et historique qu'effectuait patiemment Silvère pendant ses nuits de lectures et de rêves constituait certainement le stade ultime de la révolution. Il n'était pas le seul à partager cet élan, mais il ne le savait pas. Il ignorait le rôle que, quelques années plus tôt, pendant la révolution de 1848, les femmes avaient joué. Il ne connaissait pas le nom de Jenny d'Héricourt ni sa « Société pour l'émancipation des femmes », elle qui voulait l'abrogation du Code civil et le droit au divorce. Il ne connaissait pas non plus Eugénie Niboyet, ni son journal « La Voix des femmes », et sans doute encore moins les figures de Jeanne Deroin et celle de Désirée Gay. Des deux femmes qu'il connaissait et qu'il aimait, il avait retracé ces luttes et ces espérances. Peut-être avait-il eu plus de facilités à le faire qu'il avait tôt perdu sa mère et que, n'ayant pas de figure féminine à laquelle s'opposer, il ne s'était pas, comme beaucoup d'homme, affronté au pouvoir maternel comme pouvoir menaçant sa virilité naissante. Silvère avait aussi la chance, s'il ne connaissait que deux femmes, de connaître deux femmes en quête de liberté. Dans les recoins de sa mémoire, tante Dide conservait ses amours passionnées et ses coups de folie. Toute la vitalité du jeune sang de Miette ne tendait qu'à sa libération du joug des deux mâles imbéciles qui la torturaient.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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