Diégèse




vendredi 26 septembre 2014



2014
ce travail est commencé depuis 5383 jours (7 x 769 jours) et son auteur est en vie depuis 19836 jours (22 x 32 x 19 x 29 jours)
ce qui représente 27,1375% de la vie de l'auteur sept cent soixante-neuf semaines d'écriture
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La Fortune des Rougon2




Ils battirent pendant deux étés ce coin de pays. Chaque bout de rocher, chaque banc de gazon les connut bientôt, et il n'était pas un bouquet d'arbres, une haie, un buisson, qui ne devînt leur ami. Ils réalisèrent leurs rêves : ce furent des courses folles dans les près Sainte-Claire, et Miette courait joliment, et il fallait que Silvère fît ses plus grandes enjambées pour l'attraper. Ils allèrent aussi dénicher des nids de pie ; Miette, entêtée, voulant montrer comment elle grimpait aux arbres, à Chavanoz, se liait les jupes avec un bout de ficelle, et montait sur les plus hauts peupliers ; en bas, Silvère frissonnait, les bras en avant, comme pour la recevoir, si elle venait à glisser. Ces jeux apaisaient leurs sens, au point qu'un soir ils faillirent se battre comme deux galopins qui sortent de l'école. Mais, dans la campagne large, il y avait encore des trous qui ne leur valaient rien. Tant qu'ils marchaient, c'était des rires bruyants, des poussées, des taquineries ; ils faisaient des lieues, allaient parfois jusqu'à la chaîne des Garrigues, suivaient les sentiers les plus étroits, et souvent coupaient à travers champs ; la contrée leur appartenait, ils y vivaient comme en pays conquis, jouissant de la terre et du ciel. Miette, avec cette conscience large des femmes, ne se gênait même pas pour cueillir une grappe de raisins, une branche d'amandes vertes, aux vignes, aux amandiers, dont les rameaux la fouettaient au passage ; ce qui contrariait les idées absolues de Silvère, sans qu'il osât d'ailleurs gronder la jeune fille, dont les rares bouderies le désespéraient. « Ah ! la mauvaise ! pensait-il en dramatisant puérilement la situation, elle ferait de moi un voleur. » Et Miette lui mettait dans la bouche sa part du fruit volé. Les ruses qu'il employait – la tenant à la taille, évitant les arbres fruitiers, se faisant poursuivre le long des plants de vignes – pour la détourner de ce besoin instinctif de maraude, le mettaient vite à bout d'imagination. Et il la forçait à s'asseoir. C'était alors qu'ils recommençaient à étouffer. Les creux de la Viorne, surtout, étaient pour eux pleins d'une ombre fiévreuse. Quand la fatigue les ramenait au bord du torrent, ils perdaient leurs belles gaietés de gamins. Sous les saules, des ténèbres grises flottaient, pareilles aux crêpes musqués d'une toilette de femme. Les enfants sentaient ces crêpes, comme parfumés et tièdes encore des épaules voluptueuses de la nuit, les caresser aux tempes, les envelopper d'une langueur invincible. Au loin, les grillons chantaient dans les près Sainte-Claire, et la Viorne avait à leurs pieds des voix chuchotantes d'amoureux, des bruits adoucis de lèvres humides. Du ciel endormi tombait une pluie chaude d'étoiles. Et, sous le frisson de ce ciel, de ces eaux, de cette ombre, les enfants, couchés sur le dos, en pleine herbe, côte à côte, pâmés et les regards perdus dans le noir, cherchaient leur main, échangeaient une étreinte courte.
La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
Les deux enfants, qui n'étaient cependant plus tout à fait des enfants, ne savaient pas pourquoi les creux de la Viorne, comme les hautes herbes molles de l'aire Saint-Mittre, provoquaient chez eux ces langueurs qui les épuisaient. Ils ne cherchaient d'ailleurs pas à en savoir davantage. Au travail, quand les camarades de Silvère commençaient une histoire qui pouvait choquer sa chasteté naturelle, il tapait plus fort et avec une plus grande fougue sur le morceau de métal qu'il était en train de façonner pour ne rien entendre. C'est d'ailleurs chose curieuse que de constater à quel point chez les jeunes gens la pudeur est présente en dehors même de tout précepte d'éducation. Mais, pour Silvère, cette pudeur et cette chasteté naturelles de l'enfance s'étaient vite doublées de préceptes qu'il avait tirés, comme pour se les justifier à lui-même, dans ses livres amis qui tentaient de lui compter ce que serait une vie idéale. Silvère lisait et relisait le fameux ouvrage de Jean-Jacques Rousseau : « L'Émile ». Et bien sûr, Silvère s'était identifié au fil des pages à cet Émile qui traversait les âges de la vie. Il avait lu très tôt, avant l'âge de ses quinze ans, que « l'homme, en général, n'est pas fait pour rester toujours dans l'enfance. Il en sort au temps prescrit par la nature ; et ce moment de crise, bien qu'assez court, a de longues influences. » La phrase l'avait intéressé, l'effrayant aussi. Le terme de « crise », surtout, l'avait inquiété au-delà de la raison. Il connaissait les crises de tante Dide et imaginait donc qu'une nuit, ou pire, un jour au travail chez Vian, ou encore à la table des Macquart, il serait pris d'atroces convulsions et que naîtrait un nouveau Silvère qui ne serait plus un enfant mais un homme. Les livres savants, comme les livres de médecine, sur les esprits jeunes et qui ne sont pas guidés, provoque ce genre de fantasmagories qui, longtemps après, continuent de hanter les âmes des adultes comme des fantômes. Il faut avouer que Rousseau, soudain pris de lyrisme, ne l'avait pas aidé : « comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse révolution s'annonce par le murmure des passions naissantes ; une fermentation sourde avertit de l'approche du danger. Un changement dans l'humeur, des emportements fréquents, une continuelle agitation d'esprit, rendent l'enfant presque indisciplinable. » Quand Silvère avait lu cette phrase du commencement du livre quatrième de « L'Émile », il avait été pris d'une grande crainte et d'une grande honte à l'idée qu'il pût un jour cessé d'être cet enfant gentil et doux qu'aimait tant sa grand-mère. Il s'était alors précipité dans ses bras, pris à l'avance d'une grande émotion et voulant se faire pardonner de ce qu'il pourrait faire le jour de cette catastrophe annoncée dans le livre. La pauvre vieille Adélaïde n'avait rien compris, accueillant cette effusion avec une froideur tranquille.
Zola augmenté
Daniel Diégèse
2014










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