Diégèse | 2015 | |
La Fortune
des Rougon Émile Zola 1870
|
#FortunedesRougon
#ZOLA / #MathieuDiegese 2015
|
|
janvier 2015 | Chapitre 1 -1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 - 31 | |
février 2015 | 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 | |
mars 2015 | 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - Chapitre 2 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 - 31 | |
avril 2015 | 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 | |
mai 2015 | 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 - 31 | |
juin 2015 | 1 - 2 - Chapitre 3 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 | |
juillet 2015 | 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 - 31 | |
août 2015 | 1 - Chapitre 4 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - Chapitre 5 - 30 - 31 | |
septembre 2015 | 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 | |
octobre 2015 | 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - Chapitre 6 -15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 - 31 | |
novembre 2015 | 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 | |
décembre 2015 | 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - Chapitre 7 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 - 31 | |
|
I |
|
1er janvier | Lorsqu'on sort de Plassans par la porte de Rome, on trouve un terrain vague d'une certaine étendue, que les promeneurs seuls traversent. | 136 |
2 janvier | Anciennement, il y avait là un cimetière. De la route, on apercevait les pointes des herbes qui débordaient les murs. | 117 |
3 janvier | Une des curiosités de ce champ était alors des poiriers aux bras tordus dont pas une ménagère n'aurait voulu cueillir les fruits énormes. | 137 |
4 janvier | Vers ce temps, on abattit les murs longeant la route et l'impasse, on arracha les herbes et les poiriers, puis on déménagea le cimetière. | 138 |
5 janvier | Le terrain de l'ancien cimetière resta ouvert à tout venant sur le bord d'une grande route, en proie de nouveau aux herbes folles. | 131 |
6 janvier | Et, peu à peu, les années aidant, on s'habitua à ce coin vide ; on s'assit sur l'herbe des bords, on traversa le champ, on le peupla. | 133 |
7 janvier | L'aire Saint-Mittre a une physionomie particulière. La ville l'a louée à des charrons qui en ont fait un chantier de bois. | 122 |
8 janvier | La place n'est jamais vide ; il y a toujours là quelque bande aux allures singulières, quelque troupe d'hommes fauves et de femmes. | 131 |
9 janvier | Le champ mort et désert est ainsi devenu un lieu retentissant qu'emplissent de bruit les querelles des bohémiens et des jeunes vauriens. | 136 |
10 janvier | On y sent courir ces souffles chauds et vagues des voluptés de la mort qui sortent des vieilles tombes chauffées par les grands soleils. | 136 |
11 janvier | On ne voit que le chantier encombré de poutres. Lorsque la nuit tombe, on n'aperçoit plus que la lueur du feu des bohémiens. | 124 |
12 janvier | Un soir, un jeune homme sortit doucement de l'impasse et s'engagea parmi les poutres. On était dans les premiers jours de décembre 1851. | 136 |
13 janvier | Tout dormait. Rien de comparable à la paix de ce sentier. Le jeune homme le suivit, cacha son fusil dans un tas de bois. | 120 |
14 janvier | Il y avait une vieille pierre tombale qui faisait une sorte de banc. On eût pu lire : Cy-gist… Marie… morte… Le temps avait effacé le reste. | 140 |
15 janvier | C'était un garçon à l'air vigoureux. Il devait avoir dix-sept ans. Il était beau, d'une beauté caractéristique, les yeux, d'un noir tendre. | 139 |
16 janvier | L'ensemble de ses traits avait une vie ardente, une beauté d'enthousiasme et de force. Il y avait en lui comme une révolte sourde. | 130 |
17 janvier | Il regarda devant lui. Il sentit que ses pieds et ses mains se glaçaient. Il finit par mettre la carabine en joue, visant dans le vide. | 135 |
18 janvier | Une tête de jeune fille apparut au-dessus de la muraille. L'enfant avait grimpé comme une jeune chatte. Silvère la prit dans ses bras. | 134 |
19 janvier | Il s'assit à côté d'elle, en disant : « Je voulais te voir, Miette. Je t'aurais attendu toute la nuit… Je pars demain matin, au jour. » | 136 |
20 janvier | Une partie des ouvriers de Plassans ont quitté la ville. « La lutte devient inévitable mais le droit est de notre côté, nous triompherons. » | 140 |
21 janvier | La ruelle verte reprit son calme mélancolique ; il n'y eut plus que la lune vivante faisant tourner sur l'herbe l'ombre des tas de planches. | 140 |
22 janvier | Miette était couverte d'une mante brune à capuchon qui lui tombait jusqu'aux pieds et l'enveloppait tout entière. On ne voyait que sa tête. | 139 |
23 janvier | Miette n'avait pas la beauté de tout le monde. On ne l'eût pas trouvée laide ; mais elle eût paru étrange à beaucoup de jolis jeunes gens. | 138 |
24 janvier | Le front avait la forme et la couleur d'un croissant de lune. Le visage de Miette, hâlé par le soleil, prenait des reflets d'ambre jaune. | 137 |
25 janvier | À mesure qu'ils descendaient ensemble dans la crainte, ils se serraient d’une étreinte plus étroite. Ils s’entendaient jusqu'au cœur. | 133 |
26 janvier | Miette frissonna. La veille, elle n'eût pas frissonné de la sorte, au fond de cette allée où ils vivaient leurs tendresses dans la paix. | 136 |
27 janvier | Miette écarta sa pelisse puis elle jeta un pan de manteau sur les épaules de Silvère, le mettant serré contre elle, dans le même vêtement. | 138 |
28 janvier | Silvère et Miette rencontrèrent des couples d'amoureux, hermétiquement clos dans un pan d'étoffe, promenant leur tendresse discrète. | 132 |
29 janvier | Les amants du Midi ont adopté ce genre de promenade, ils battent les faubourgs,tous les endroits où il y a beaucoup de trous noirs. | 131 |
30 janvier | Rien de plus charmant que ces promenades d'amour. L'amoureuse a un asile tout prêt pour son amoureux ; elle le cache sur son cœur. | 130 |
31 janvier | Ils ne songeaient à se plaindre de la froide nuit. Il leur semblait qu'ils n'épuiseraient jamais la douceur et l'amertume de ce silence. | 136 |
1er février | Par cette nuit de décembre, les champs s'étendaient pareils à de vastes couches d'ouate qui auraient amorti tous les bruits de l'air. | 133 |
2 février | La pensée de Miette retourna au Jas-Meiffren. « J'ai eu grand-peine à m'échapper ce soir. » Silvère eut une étreinte plus douce. | 128 |
3 février | « Je sais, murmura Miette, tu es bon, tu me tends la main. Mais que veux-tu ? j'ai des craintes, je me sens des révoltes, parfois. » | 132 |
4 février | « N'importe, continua la jeune fille, je voudrais être un homme et tirer des coups de fusil. Il me semble que cela me ferait du bien. » | 135 |
5 février | « Voyons, dit-il tendrement, tu vas de la colère aux larmes comme une enfant. Il faut être raisonnable. Je ne te gronde pas… » | 126 |
6 février | « Dieu m'est témoin, continua-t-il, que je n'envie et ne déteste personne. Mais, si nous triomphons, nous vivrons libres et heureux. » | 134 |
7 février | J'aime la République, parce que je t'aime. Quand nous serons mariés il nous faudra du bonheur, et c'est pour ce bonheur que je m'éloignerai. | 140 |
8 février | La lune blanchissait les ruines d'un moulin à vent. C'était le but que les jeunes gens avaient assigné à leur promenade. | 120 |
9 février | Cela les rassurait de ne former qu'un être. Cette vallée entière n'était pas assez forte pour se mettre entre leurs deux cœurs. | 127 |
10 février | D'ailleurs, ils avaient cessé toute conversation suivie ; ils ne parlaient plus des autres, ils ne parlaient même plus d'eux-mêmes. | 131 |
11 février | Ils allaient toujours. Ils continuèrent à descendre en feignant de ne point voir ce sentier qu'ils s'étaient promis de ne point dépasser. | 137 |
12 février | Ils
avançaient d'un pas ralenti par crainte du moment où il leur faudrait
remonter la côte. Le retour, c'était la séparation, l'adieu cruel. |
140 |
13 février | Des derniers ormes au pont, il y avait à peine trois cents mètres. Les amoureux mirent un bon quart d'heure pour franchir cette distance. | 137 |
14 février | Miette et Silvère s'étaient éloignés d'une lieue. Ils jetèrent un regard sur le chemin parcouru, frappés d'admiration par le décor étrange. | 138 |
15 février | Puis les jeunes gens regardèrent à leurs pieds. On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait une vie étrange. | 133 |
16 février | Les amoureux connaissaient bien ce bout de rivière ; Aussi Miette, du haut du pont, contemplait elle d'un regard d'envie la rive du torrent. | 140 |
17 février | Et
en même temps, tandis que les choses du passé leur remontaient au cœur
avec une saveur douce, ils crurent pénétrer l'inconnu de l'avenir. |
140 |
18 février | Silvère leva la tête. Tout à coup, une masse noire apparut au coude de la route. La Marseillaise, chantée avec une furie vengeresse, éclata. | 140 |
19 février | Il se mit à courir, montant la côte. Il y avait un talus sur lequel il grimpa avec la jeune fille. La bande descendait avec un élan superbe. | 140 |
20 février | La
Marseillaise emplit le ciel, le rugissement populaire roula par ondes
traversées de brusques éclats secouant jusqu'aux pierres du chemin. |
140 |
21 février | Silvère écoutait et regardait. Les insurgés approchaient. Ils seront partis d'Alboise cet après-midi. La colonne était arrivée devant eux. | 138 |
22 février | À
mesure que les contingents défilèrent, les jeunes gens les virent en
face d'eux, sans cesse renaissants, surgir brusquement des ténèbres. |
139 |
23 février | Miette se serra contre Silvère, les yeux sur de si étranges faces, transfigurées par l'enthousiasme, la bouche pleine de la Marseillaise. | 137 |
24 février | En tête, venaient de grands gaillards, aux têtes carrées. La République devait trouver en eux des défenseurs aveugles et intrépides. | 132 |
25 février | Les bûcherons, dit Silvère. Ces hommes iraient jusqu'à Paris, enfonçant les portes des villes comme ils abattent les vieux chênes lièges. | 137 |
26 février | Miette
regardait. Quand Silvère lui parla de son père, le sang lui monta aux
joues. Elle examina les chasseurs d'un air d'étrange sympathie. |
140 |
27 février | La colonne, qui venait de recommencer la Marseillaise, descendait toujours, comme fouettée par les souffles âpres du mistral. | 125 |
28 février | Les contingents descendaient la côte, deux bataillons avaient déjà traversé la raie de clarté qui blanchissait la route. | 120 |
1er mars | À ce moment parut un bataillon plus nombreux que les autres. Le plus grand nombre de ces soldats avaient des fusils ou d'anciens mousquets. | 139 |
2 mars | Derrière, s'avançaient de petits groupes composés chacun de dix à vingt hommes. Ils brandissaient en chantant des fourches et des faux. | 135 |
3 mars | Silvère,
qui reconnaissait les groupes à leurs chefs, les énuméra. « Va, nous
serons vainqueurs I Le pays entier est avec nous. » |
129 |
4
mars |
Et
il acheva le dénombrement de ces hommes, qu'un tourbillon semblait
prendre et enlever. Il montrait les contingents d'un geste nerveux. |
137 |
5 mars | Et roulée dans le flot sonore, la foule coulait. Le défilé, qui dura à peine quelques minutes, parut aux jeunes gens ne devoir jamais finir. | 140 |
6 mars | Certes, Miette était une enfant mais elle était une enfant de courage. Volontiers, elle eût pris une arme et suivi les insurgés. | 128 |
7 mars | Tout se mit à tourner devant elle. De grosses larmes chaudes coulaient sur ses joues. Silvère avait, lui aussi, des pleurs au bord des cils. | 140 |
8 mars | Les insurgés s'arrêtèrent. La Marseillaise s'éteignit dans un dernier grondement. Silvère, entraînant Miette, se mit à remonter le talus. | 137 |
9 mars | Ils coururent se tenant par la main. Il y avait des trous dans les aubépines. Silvère et Miette sautèrent sur la route par un de ces trous. | 139 |
10 mars | Malgré le détour, ils arrivèrent en même temps que les gens de Plassans. Maya, dont le visage était caché à demi, fut regardée curieusement. | 140 |
11 mars | Silvère
n'avait pas songé à la figure que ferait son amoureuse devant les
ouvriers. Mais, une voix s'éleva : « Son père est un assassin. » |
138 |
12 mars | « Laisse, reprit-elle, ceci me regarde… » Puis elle répéta avec éclat : « Vous mentez, vous mentez ! il n'a jamais pris un sou à personne. » | 140 |
13 mars | Un chasseur vint au secours de la jeune fille. « La petite a raison, dit-il. Chantegreil n'a pas volé. Allons, calme-toi, petite. » | 131 |
14 mars | Jamais Miette n'avait entendu dire du bien de son père. Elle toucha la hampe du drapeau et elle dit : « Donnez-le-moi, je le porterai. » | 136 |
15 mars | Elle prit le drapeau et se tint droite, dans les plis de cette bannière qui flottait derrière elle. À ce moment, elle fut la vierge Liberté. | 140 |
16 mars | Les insurgés éclatèrent en applaudissements. « Bravo, la Chantegreil ! Elle restera avec nous ! » Silvère la confondait avec la République. | 139 |
17 mars | Silvère courut en avant pour aller chercher son fusil. Quand il rejoignit les insurgés, ils étaient arrivés devant la porte de Rome. | 132 |
II |
||
18 mars | Plassans est une sous-préfecture d'environ dix mille âmes, sur le plateau qui domine la Viorne, adossée contre les collines des Garrigues. | 138 |
19 mars | Il y a une vingtaine d'années, aucune ville n'avait mieux conservé le caractère dévot et aristocratique des anciennes cités provençales. | 136 |
20 mars | Le vieux quartier étage ses ruelles étroites. Cette partie de Plassans est occupée par les ouvriers, tout le menu peuple actif et misérable. | 140 |
21 mars | Ce qui, de nos jours, partage Plassans en trois parties distinctes, c'est que les quartiers sont seulement bornés par de grandes voies. | 135 |
22 mars | Comme pour s'isoler davantage, la ville est entourée d'une ceinture d'anciens remparts. On démolirait à coups de fusil ces fortifications. | 138 |
23 mars | Jusqu'en 1853, ces ouvertures sont restées garnies d'énormes portes. La ville, après avoir ainsi poussé les verrous, dormait tranquille. | 136 |
24 mars | La population de Plassans se divise en groupes qui respectent trop les usages pour ne pas se parquer dans une des sociétés de la ville. | 136 |
25 mars | Les nobles se cloîtrent. L'été, ils habitent les châteaux qu'ils possèdent aux environs ; l'hiver, ils restent au coin de leur feu. | 131 |
26 mars | Ce sont des morts s'ennuyant dans la vie. Leur quartier a le calme lourd d'un cimetière. Les portes et les fenêtres sont barricadées. | 133 |
27 mars | La bourgeoisie tâche de donner quelque vie à Plassans. Ce sont les esprits avancés de l'endroit, libres penseurs tout de paroles. | 129 |
28 mars | Dans le vieux quartier, les ouvriers sont en majorité ; mais on y compte aussi les petits détaillants et même quelques gros négociants. | 135 |
29 mars | Une seule fois par semaine les trois quartiers de Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville se rend au cours Sauvaire le dimanche. | 140 |
30 mars | Ce fut dans ce milieu particulier que végéta, jusqu'en 1848, une famille dont le chef, Pierre Rougon, joua plus tard un rôle important. | 135 |
31 mars | Pierre Rougon était un fils de paysan. Sa mère, Adélaïde, se trouva orpheline. On apprit son mariage avec un jardinier, un nommé Rougon. | 136 |
1er avril | Adélaïde eut un fils au bout de douze mois. Le faubourg entendait pénétrer le secret. Toutes les commères se mirent à espionner les Rougon. | 139 |
2 avril | Rougon mourut quinze mois après son mariage. Une année s'était à peine écoulée que la jeune veuve avait un amant : « Ce gueux de Macquart. » | 140 |
3 avril | La proximité des frontières avait fait de ce garçon un contrebandier. En vingt mois, Adélaïde eut deux enfants, un garçon et une fille. | 135 |
4 avril | Comme on ignora l'histoire de ces amours étranges, ce fut encore Macquart qui fut accusé d'avoir abusé d'Adélaïde pour lui voler son argent. | 140 |
5 avril | Le fils légitime, le petit Pierre Rougon, grandit avec les bâtards de sa mère. Adélaïde garda auprès d'elle ces derniers, Antoine et Ursule. | 140 |
6 avril | Ce fut une singulière maison. Adélaïde était logique avec elle-même ; seulement sa logique devenait de la pure démence aux yeux des voisins. | 140 |
7 avril | Elle fut sujette à des crises nerveuses qui la jetaient dans des convulsions terribles. Ces secousses répétées achevèrent de la détraquer. | 138 |
8 avril | Derrière la masure de Macquart, il y avait une muraille. Un matin, les voisins furent surpris en voyant cette muraille percée d'une porte. | 138 |
9 avril | Le contrebandier venait très irrégulièrement, presque toujours à l'improviste. Jamais on ne sut au juste quelle était la vie des amants. | 136 |
10 avril | Adélaïde manquait absolument du sens pratique de la vie. La valeur exacte des choses, la nécessité de l'ordre lui échappaient. | 126 |
11 avril | Elle laissa croître ses enfants au bon plaisir de la pluie et du soleil. Elle s'occupait de son bien encore moins que de ses enfants. | 133 |
12 avril | Jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans, les trois enfants se rouèrent de coups fraternellement, sans comprendre combien ils étaient étrangers. | 140 |
13 avril | À seize ans, Antoine était un galopin, avec une sournoiserie pleine d'hypocrisie et de lâcheté. Antoine n'avait que les lèvres d'Adélaïde. | 138 |
14 avril | Chez Ursule, la ressemblance de la jeune femme l'emportait. Ses yeux où passaient les regards d'Adélaïde étaient d'une limpidité de cristal. | 140 |
15 avril | Pierre semblait un étranger. Son père et sa mère s'étaient chez lui corrigés. La nature d'Adélaïde avait amoindri les lourdeurs de Rougon. | 138 |
16 avril | Mal élevé, ses vices, sa fainéantise, ses appétits de jouissance, il entendait les cultiver et les contenter au grand jour, honorablement. | 138 |
17 avril | À dix-sept ans, Pierre apprit la situation d'Antoine et d'Ursule. Il chercha le moyen de jeter à la porte, mère, frère, sœur immédiatement. | 139 |
18 avril | L'attitude sévère de Pierre, enfant d'un homme qu'elle avait vite oublié, troublait son cerveau malade.Souvent, elle sanglotait, la nuit. | 137 |
19 avril | Dès que Macquart arrivait, elle oubliait ses serments, elle courait à lui et la lutte recommençait à son retour, plus muette, plus terrible. | 140 |
20 avril | Il ne chercha ni à régler la conduite d'Adélaïde ni à corriger Antoine et Ursule de leur paresse car il comptait se débarrasser de ces gens. | 140 |
21 avril | Il échappa à la conscription, mais Antoine tomba au sort. Il donna sa parole qu'il le rachèterait, décidé à n'en rien faire. Antoine partit. | 140 |
22 avril | Pierre se débarrassa d'Ursule. Un ouvrier nommé Mouret l'épousa. Mouret comprit qu'il devait quitter Plassans. Il emmena Ursule à Marseille. | 140 |
23 avril | Restait Adélaïde. On apprit que Macquart venait d'être tué à la frontière. Elle hérita de la masure et elle se retira dans la petite maison. | 140 |
24 avril | Pierre Rougon avait vu, comme dénouement, la vente de l'enclos. Cette vente devait lui permettre d'épouser la fille de quelque négociant. | 137 |
25 avril | Pierre avait jeté ses vues sur la fille d'un marchand, Félicité Puech. Il comptait acheter Félicité et relever la maison par son énergie. | 137 |
26 avril | Le mariage arrêté, il s'occupa de la vente de l'enclos. Le propriétaire du Jas Meiffren lui avait déjà fait des offres à plusieurs reprises. | 140 |
27 avril | Mais ce qu'il ignorait, c'était qu'Ursule et Antoine eussent des droits sur cette propriété. Les explications de l'huissier étaient claires. | 140 |
28 avril | Il savait pouvoir disposer de sa mère comme d'une chose. Il lui fit signer un acte de vente. 8 jours après, le mur mitoyen n'existait plus. | 139 |
29 avril | Pierre épousa Félicité. Elle était jolie ou laide. Cela devait dépendre de la façon dont elle nouait ses cheveux, qui étaient superbes. | 135 |
30 avril | Le vieux quartier s'étonna, un mois durant, de lui voir épouser Rougon. Mais Félicité avait su deviner qu'il était loin d'être un imbécile. | 139 |
1er mai | Les cinquante mille francs que Pierre apporta suffirent pour payer les dettes. Puech et le sieur Lacamp se retirèrent de l'association. | 135 |
2 mai | « Tu as vaincu mon guignon », disait parfois Félicité. Une des faiblesses de cette nature énergique était de se croire frappée de malchance. | 140 |
3 mai | Elle voulait être riche. Quand ils auraient quelques centaines de mille francs, ils seraient les maîtres de la ville ; elle gouvernerait. | 137 |
4 mai | Lorsque Puech mourut, Félicité apprit que le vieil égoïste avait placé sa petite fortune à fonds perdu. Elle en fit une maladie. | 128 |
5 mai | Félicité, de 1811 à 1815, eut trois garçons, un tous les deux ans. Les quatre années qui suivirent, elle accoucha encore de deux filles. | 136 |
6 mai | Elle reconstruisit sur la tête de ses fils l'édifice de sa fortune, à les engraisser comme un capital qui devait rapporter de gros intérêts. | 140 |
7 mai | « Laisse donc ! criait Pierre, tous les enfants sont des ingrats. Quand Félicité parla d'envoyer les petits au collège, il se fâcha. | 132 |
8 mai | Rougon lui-même se laissa prendre à ce contentement de l'homme illettré qui voit ses enfants devenir plus savants que lui. | 128 |
9 mai | Lorsqu'ils eurent obtenu leur diplôme et qu'ils se virent obligés de revenir en province les trois jeunes gens s'endormirent, s'épaissirent. | 140 |
10 mai | À la veille de la révolution, les fils Rougon avaient des positions précaires. Ils offraient alors des types profondément dissemblables. | 136 |
11 mai | L'aîné, Eugène, avait près de quarante ans. À certains gestes larges, on eût dit un géant qui se détirait les membres en attendant l'action. | 140 |
12 mai | Eugène offrait le cas curieux de certaines qualités morales et intellectuelles de sa mère enfouies dans les chairs épaisses de son père. | 136 |
13 mai | Un mois avant les journées de février, Eugène devint inquiet. Il partit pour Paris. Il n'avait pas cinq cents francs dans sa poche. | 131 |
14 mai | Aristide, le plus jeune des fils Rougon avait le visage de sa mère et un caractère sournois où les instincts de son père dominaient. | 132 |
15 mai | Aristide aimait l'argent comme son frère aimait le pouvoir. À Paris, il mena une vie oisive. Son père, le retint. Aristide se laissa marier. | 140 |
16 mai | Aristide joua à l'écarté quatre ans. Sa femme aidait à la ruine de la maison par un goût pour les toilettes et par un appétit formidable. | 137 |
17 mai | Angèle était fille d'un capitaine retraité, qu'on nommait le commandant Sicardot, bonhomme qui lui avait donné pour dot dix mille francs. | 137 |
18 mai | Pierre dut garder le ménage chez lui, exaspéré, frappé au cœur par le gros appétit de sa belle-fille et par les fainéantises de son fils. | 138 |
19 mai | Enfin, Pierre put rendre à son fils ses dix mille francs. Lorsqu'il en fut à son dernier billet de cent francs, il devint nerveux. | 130 |
20 mai | Longtemps, il tint le coup, il s'entêta à ne rien faire. Il attendit, flairant une catastrophe, prêt à étrangler la première proie venue. | 137 |
21 mai | L'autre fils, Pascal avait fait à Paris d'excellentes études médicales. Il vivait à Plassans satisfait dans la joie pure de ses recherches. | 139 |
22 mai | Plassans ignorait que cet original fût un homme savant. Pascal, depuis deux ou trois ans, s'occupait du grand problème de l'hérédité. | 133 |
23 mai | Trois ans avant la révolution de 1848, Pierre et Félicité quittèrent leur maison de commerce avec une quarantaine de mille francs, au plus. | 139 |
24 mai | Ils auraient bien voulu aller habiter la ville neuve, mais ils louèrent un logement rue de la Banne à quelques pas des gens riches. | 131 |
25 mai | Au premier, demeurait le propriétaire. Demeurer chez les autres est un aveu de pauvreté. L'ancien mobilier dut servir sans être réparé. | 135 |
26 mai | Félicité avait caché les meubles hors de service. Tous ses soins furent pour le salon. Elle réussit presque à en faire un lieu habitable. | 137 |
27 mai | Pour tout embellissement, Félicité obtint qu'on tapissât la pièce d'un papier orange. Le salon avait ainsi pris une étrange couleur jaune. | 138 |
28 mai | Elle eût donné dix ans de sa vie pour posséder une de ces habitations. La maison dans laquelle logeait le receveur particulier, la tentait. | 139 |
29 mai | Les Rougon vivaient dans une pensée unique : faire fortune, tout de suite, en quelques heures. Tout leur être tendait à cela, brutalement. | 139 |
30 mai | Félicité semblait ne pas avoir vieilli. Son visage n'avait guère changé, on aurait dit la tête d'une petite fille qui se serait parcheminée. | 140 |
31 mai | Quant à Pierre Rougon, il avait pris du ventre ; il était devenu un bourgeois, auquel il ne manquait que des rentes pour paraître digne. | 136 |
1er juin | On prétendait que sa femme le menait à la baguette, et l'on se trompait. Félicité revenait cent fois à la charge, jusqu'à ce qu'il cédât. | 137 |
2 juin | La révolution de 1848 trouva les Rougon sur le qui-vive, C'était une famille de bandits à l'affût, prêts à détrousser les événements. | 133 |
III |
||
3 juin | À Plassans en 1848 le contrecoup des événements était très sourd. La voix du peuple s'y étouffe. On dort à Plassans quand on se bat à Paris. | 140 |
4 juin | Jusqu'en 1830, Plassans ne jurait que par ses rois légitimes. Puis, la population se donna peu à peu au grand mouvement démocratique. | 133 |
5 juin | Les petits propriétaires furent pris de panique ; la République les fit trembler pour leur caisse et pour leur chère existence d'égoïstes. | 138 |
6 juin | Les plus fins politiques de Plassans ne flairèrent l'Empire que fort tard. Le coup d'État éclata sur leurs têtes, et ils durent applaudir. | 138 |
7 juin | Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits. | 139 |
8 juin | M. de Carnavant venait rendre visite aux époux. « Petite, disait-il, si jamais Henri V me rend une fortune, je te ferai mon héritière. » | 138 |
9 juin | La position du marquis fit de lui l'agent du mouvement réactionnaire. Il laissa Pierre trôner, se gonfler d'importance, parler en maître. | 137 |
10 juin | Il s'était formé chez les Rougon un noyau de conservateurs qui se réunissaient dans le salon jaune pour déblatérer contre la République. | 136 |
11 juin | Il y avait là trois ou quatre négociants retirés qui appelaient de leurs vœux un gouvernement fort. M. Isidore Granoux, était comme le chef. | 140 |
12 juin | Roudier, un bonnetier de Paris retiré à Plassans, s'était jeté dans la réaction à corps perdu. Sa fortune lui donnait une grande influence. | 139 |
13 juin | Mais la plus forte tête était à coup sûr le commandant Sicardot. Il comptait parmi les plus glorieuses ganaches de la Grande Armée. | 131 |
14 juin | On voyait aussi, chez les Rougon, Vuillet, un libraire qui avait joint à son commerce la publication d'un journal, la Gazette de Plassans. | 138 |
15 juin | On peut imaginer, maintenant, le singulier spectacle que le salon jaune des Rougon offrait chaque soir. On s'entendait dans la haine. | 133 |
16 juin | La personne la plus heureuse était Félicité. Avoir du monde dans son salon était une façon de donner une couleur politique à leur pauvreté. | 139 |
17 juin | Le salon, ce noyau de conservateurs appartenant à tous les partis, et qui grossissait journellement, eut bientôt une grande influence. | 136 |
18 juin | En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris. Il semblait sonder le terrain plus encore pour un parti que pour son propre compte. | 131 |
19 juin | Il resta à Plassans jusqu'à la fin du mois, assidu aux réunions du salon jaune. Il paraissait à l'aise au milieu de cette tour de Babel. | 136 |
20 juin | On le jugeait bon enfant. Lorsqu'un marchand ne pouvait placer de quelle façon il sauverait la France, il se réfugiait auprès d'Eugène. | 135 |
21 juin | Son frère Aristide était dans une grande perplexité. Il avait rompu tout rapport avec son père, le qualifiant en public de vieil imbécile. | 138 |
22 juin | Il détermina un libraire à fonder un journal démocratique. L'Indépendant fit, sous son impulsion, une guerre sans merci aux réactionnaires. | 139 |
23 juin | Vuillet était la bête noire d'Aristide. Il ne se passait pas de semaine sans que les journalistes échangeassent les plus grossières injures. | 140 |
24 juin | Le matin de son départ, Eugène emmena son père dans la chambre à coucher et eut avec lui un long entretien. Félicité essaya d'écouter. | 136 |
25 juin | Eugène avait bien choisi son confident. Pierre exagéra encore cette lourdeur passive qui faisait de lui une masse grave et impénétrable. | 136 |
26 juin | Eh ! dit l'ancien marchand d'huile, j'ai choisi une place qui rapporte. Pour être receveur, on n'a pas besoin de savoir le latin ni le grec. | 140 |
27 juin | Eugène
voulait me faire nommer dans une autre ville. J'ai refusé. – Oui, dit vivement la vieille femme. C'est ici que nous devons triompher. |
140 |
28 juin | Cette conversation enthousiasmait Félicité. Mais, dit Pierre, assez causé. Dormons. Je ne tiens pas encore la place. Surtout, sois discrète. | 140 |
29 juin | Félicité ne put dormir, elle faisait de merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francs de rente dansaient devant elle dans l'ombre. | 140 |
30 juin | Le but que poursuivait son mari la passionna. Elle abandonna les calculs fondés sur la réussite du marquis. Elle fut admirable de prudence. | 139 |
1er juillet | Mais en voyant toute la ville accabler Aristide, elle pensait avec désespoir que le malheureux se perdait. Elle l'entretint secrètement. | 136 |
2 juillet | Un mois plus tard, Sicardot annonça que l'armée se battait sous les murs de Rome. Puis, il entama l'éloge du président de la République. | 136 |
3 juillet | Ce fut surtout l'année suivante que ce groupe prit dans la ville une influence décisive, grâce au mouvement qui s'accomplissait à Paris. | 136 |
4 juillet | L'heure des Rougon était venue. La ville neuve leur fit presque une ovation le jour où l'on scia l'arbre de la liberté planté sur la place. | 139 |
5 juillet | Le marquis était trop fin pour ne pas comprendre où allait la France. Un des premiers, il flaira l'Empire. Il feignit l'aveuglement. | 132 |
6 juillet | Un soir, Félicité eut un éclair d'intelligence. « Le prince Louis a toutes les chances, n'est-ce pas ? » demanda-t-elle vivement. | 130 |
7 juillet | On était alors dans les premiers jours de l'année 1851. Rougon recevait régulièrement, tous les quinze jours, une lettre de son fils Eugène. | 140 |
8 juillet | Félicité comprit que son fils depuis 1848 travaillait à l'Empire. On ne pourrait rien lui refuser. Félicité éprouva une vive reconnaissance. | 140 |
9 juillet | Elle résolut de faire l'ignorante. Lorsque Pierre croyait travailler seul, c'était elle qui amenait la conversation sur le terrain voulu. | 137 |
10 juillet | Ce qui l'inquiétait, c'était le sort de son cher Aristide. Elle désirait convertir le malheureux républicain aux idées napoléoniennes. | 136 |
11 juillet | Pascal vint passer quelques soirées dans le salon jaune. Il regarda avec l'intérêt d'un naturaliste leurs masques figés dans une grimace. | 137 |
12 juillet | Jamais Félicité ne put l'amener à s'enrôler. Il continua cependant à venir de temps à autre passer une soirée dans le salon jaune. | 130 |
13 juillet | L'année 1851 fut pour Plassans une année d'anxiété. Le sentiment était qu'un dénouement approchait. Ils étaient malades d'incertitude. | 136 |
14
juillet |
« Ainsi, vous pensez qu'une insurrection est nécessaire pour assurer notre fortune ? – C'est mon avis », répondit M. de Carnavant. | 130 |
15 juillet | La conversation avec le marquis acheva de lui montrer clairement la situation. En novembre 1851, le salon jaune était maître de Plassans. | 137 |
16 juillet | Les Rougon, sans voir comment ils se débarrasseraient de ces gens et feraient ensuite place nette, se livraient pourtant à des espérances. | 138 |
17 juillet | Le dénouement approchait. Le bruit d'un coup d'État courait et on accusait le prince président de vouloir se faire nommer empereur. | 131 |
18 juillet | Le 10 décembre, Pierre Rougon reçut une lettre d'Eugène. Eugène, en dix lignes, prévenait son père que la crise allait avoir lieu. | 130 |
19 juillet | Félicité fut piquée au point qu'elle aurait mis des bâtons dans les roues si elle n'avait pas désiré le triomphe aussi ardemment que Pierre. | 140 |
20 juillet | La nouvelle officielle du coup d'État n'arriva à Plassans que dans l'après-midi du 3 décembre. Aucun trouble ne paraissait devoir éclater. | 138 |
21 juillet | Vers neuf heures, Granoux arriva. Il dit que le maire s'était montré décidé à maintenir l'ordre par les moyens les plus énergiques. | 131 |
22 juillet | Aristide, forcé de prendre parti, écrivit un article très hostile au coup d'État, qu'il porta à l'Indépendant, pour le numéro du lendemain. | 139 |
23 juillet | Ses doutes revenaient, il était dans une de ces heures où l'on prendrait conseil d'un enfant. Il ne pouvait songer à entrer chez son père. | 138 |
24 juillet | Fatima referma la porte. Aristide enrageait, accusait sa famille de l'avoir dupé. Eugène regardait le succès du coup d'État comme certain. | 138 |
25 juillet | En revenant chez lui, il marcha lentement, perdu dans ses réflexions. L'indécision le reprenait. Il valait mieux attendre et se taire. | 136 |
26 juillet | Une heure plus tard, Angèle arriva chez le libraire, en feignant une vive émotion. « Mon mari vient de se blesser cruellement, dit-elle. » | 138 |
27 juillet | La journée se passa à Plassans dans un calme relatif. Il y eut, le soir, une manifestation que la vue des gendarmes suffit à disperser. | 135 |
28 juillet | Le salon jaune, cependant, s'agitait dans une vive anxiété. Pierre et le commandant marchaient, échangeant un mot de temps à autre. | 131 |
29 juillet | Enfin, on sonna. Le domestique du commandant parut et dit brusquement à son maître : « Monsieur, les insurgés seront ici dans une heure. » | 138 |
30 juillet | L'annonce des arrestations parut frapper Félicité. « Que font ces hommes des gens qu'ils arrêtent ? Ils doivent les garder comme otages. | 136 |
31 juillet | – Non, certes, madame n'a pas tort », cria Granoux. Le commandant dit : « Tort ou raison, peu importe. Je devrais déjà être à la mairie. » | 138 |
1er août | Pierre aperçut la colonne des insurgés. Ce fut en courant qu'il s'engagea dans l'impasse Saint-Mittre et qu'il arriva chez sa mère. | 131 |
IV |
||
2 août | Antoine Macquart revint à Plassans après la chute de Napoléon. Adélaïde lui apprit tranquillement la vente des biens. Il s'emporta. | 131 |
3 août | Antoine alla prendre la diligence pour Marseille. Mouret lui dit qu'il ne voulait, à aucun prix, avoir des démêlés avec sa famille. | 131 |
4 août | La certitude qu'il avait les mains liées rendit Antoine plus menaçant. Il courait les rues, contant son histoire à qui voulait l'entendre. | 138 |
5 août | Macquart, allait reprendre la vie de soldat. qu'il préférait mille fois à celle d'ouvrier, lorsqu'il fit la connaissance d'une femme. | 133 |
6 août | Antoine Macquart lia connaissance avec Fine. Antoine finit par se dire que c'était la femme qu'il lui fallait. Elle travaillerait pour deux. | 140 |
7 août | Les Macquart eurent trois enfants : Lisa, née la première ; Gervaise, née l'année suivante. Le fils des Macquart, Jean naquit plus tard. | 136 |
8 août | Il est des hommes qui vivent d'une maîtresse. Macquart vivait de sa femme et de ses enfants. Il lui semblait tout naturel qu'on l'entretînt. | 140 |
9 août | Fine le laissait régner au logis. Il lui volait les sous qu'elle gagnait, sans qu'elle se permît autre chose que des reproches voilés. | 136 |
10 août | Antoine Macquart criait que le peuple mourait de faim et que les riches devaient partager. Lui n'aurait pas donné un sou à un pauvre. | 133 |
11
août a |
Macquart, était resté ouvrier. Cela l'exaspérait. Quand il comparait les Macquart aux Rougon, il éprouvait encore une grande honte. | 131 |
11 août b | Sa haine s'accrut encore, lorsque les Rougon eurent groupé les conservateurs autour d'eux, et qu'ils prirent, à Plassans, une influence. | 136 |
12
août a |
Antoine sentait à quel point son attitude devait consterner les Rougon, et il affectait, de jour en jour, des convictions plus farouches. | 137 |
12
août b |
Macquart avait compté sur Aristide. Mais le jeune homme n'était point assez sot pour faire cause commune avec un homme tel que son oncle. | 137 |
13
août a |
Battu de ce côté, Macquart n'avait plus qu'à sonder les enfants de sa sœur Ursule. Ursule était morte en 1839. Elle laissait trois enfants. | 139 |
13
août b |
Rougon accueillit son neveu François comme employé. Il trouva chez son neveu l'aide qu'il cherchait. Pierre lui donna en mariage Marthe. | 136 |
13
août c |
Macquart dut vite renoncer à entraîner dans sa campagne contre les Rougon ce gros garçon laborieux, qu'il traitait d'avare et de sournois. | 138 |
14
août a |
Adélaïde avait alors près de soixante-quinze ans. Vieillie dans une existence monacale, elle s'était roidie et figée, au fond de sa masure. | 139 |
14
août b |
Elle avait demandé l'enfant, terrifiée par la pensée de mourir seule. Ce bambin qui tournait autour d'elle la rassurait contre la mort. | 135 |
14
août c |
Sans sortir de son mutisme, elle se prit pour lui d'une tendresse ineffable. Roide, muette, elle le regardait jouer pendant des heures. | 135 |
15 août a | Silvère grandit dans un continuel tête-à-tête avec Adélaïde, il l'appelait tante Dide, nom qui finit par rester à la vieille femme. | 131 |
15
août b |
Elle l'adorait. Ils vécurent ainsi dans un silence triste, au fond duquel ils entendaient le frissonnement d'une tendresse infinie. | 131 |
15
août c |
Les bribes de savoir volé ne firent qu'accroître les exaltations généreuses. Il eut conscience des horizons qui lui restaient fermés. | 133 |
16 août a | La vie du jeune homme resta celle de l'enfant. Ses camarades blessaient ses délicatesses par leurs joies brutales, Il préférait lire. | 133 |
16 août b | D'une douceur d'enfant, lui qui n'aurait pas écrasé une mouche, il parlait à toute heure de prendre les armes. La liberté fut sa passion. | 137 |
17 août a | Bientôt, l'oncle et le neveu se virent deux et trois fois par semaine. Pendant leurs longues discussions, le sort du pays était décidé. | 135 |
17
août b |
À chaque visite du jeune homme, les mêmes scènes se reproduisaient. Le père avalait quelque ragoût de pommes de terre en grognant. | 130 |
18 août a | Gervaise, grande fille de vingt ans passés, rougissait d'être ainsi grondée devant Silvère. Celui-ci, en face d'elle, éprouvait un malaise. | 139 |
18
août b |
Quand les deux femmes avaient pris leur aiguille, Macquart, assis sur le meilleur siège, se renversait voluptueusement, sirotant et fumant. | 139 |
18
août c |
Et Macquart recommençait pour la centième fois l'histoire des cinquante mille francs. Son neveu l'écoutait avec quelque impatience. | 131 |
19 août a | Tous ses parents, jusqu'à ses petits-neveux, passaient alors par ses mains, et il trouvait des griefs et des menaces contre chacun d'eux. | 137 |
19
août b |
Puis Macquart, une fois lancé, ne s'arrêtait plus. Moi je dis la vérité, voilà tout… Notre famille est une sale famille ; c'est comme ça. | 138 |
19
août c |
Tout ce linge sale que Macquart lavait devant son neveu écœurait le jeune homme. Antoine employait les grands moyens pour l'exaspérer. | 134 |
19
août d |
Puis, quand il croyait avoir suffisamment blessé Silvère, il abordait la politique. On m'a assuré, que les Rougon préparent un mauvais coup. | 140 |
20 août | Silvère rêvait son rêve de liberté idéale. Il bâtissait des épopées, dont les défenseurs de la liberté sortaient vainqueurs, et acclamés. | 137 |
21
août a |
Ses rages de fainéant envieux et affamé s'accrurent encore, à la suite d'accidents successifs qui l'obligèrent à se remettre au travail. | 136 |
21
août b |
Sa haine pour les Rougon croissait avec sa misère. Il jurait de se faire justice puisque les riches s'entendaient pour le forcer au travail. | 140 |
22 août | Les premiers jours, Macquart crut ses plans déjoués. Ce fut seulement à la nouvelle du soulèvement des campagnes qu'il se remit à espérer. | 138 |
23 août a | Macquart fit rester en arrière quatre de ses compagnons. Il leur persuada aisément qu'il fallait arrêter les ennemis de la République. | 134 |
23
août b |
Macquart entra dans le salon, passa dans la chambre à coucher, bouleversa le lit, regardant derrière les rideaux et sous les meubles. | 133 |
23
août c |
Macquart prit à part un terrassier nommé Cassoute et lui ordonna de s'asseoir sur la marche et de n'en pas bouger jusqu'à nouvel ordre. | 135 |
24 août a | Il était près de onze heures du soir, lorsque les insurgés entrèrent dans la ville par la porte de Rome malgré les lamentations du gardien. | 139 |
24
août b |
À la tête de la colonne, marchaient toujours les hommes de Plassans guidant les autres ; Miette, au premier rang, ayant Silvère à sa gauche. | 140 |
24
août c |
Le silence de la ville endormie tranquillisa les insurgés, qui arrivèrent ainsi sur la place du Marché et sur la place de l'Hôtel-de-Ville. | 139 |
24
août d |
L'arrivée de la colonne insurrectionnelle, à pareille heure, surprenait l'autorité à l'improviste. On dut fermer les portes pour délibérer. | 140 |
24
août e |
M. Garçonnet, par haine de la République, aurait souhaité de se défendre. Mais c'était un homme prudent qui comprit l'inutilité de la lutte. | 140 |
24
août f |
Qui êtes-vous et que voulez-vous ? cria le maire d'une voix forte. Je vous somme de vous retirer. Ces paroles soulevèrent des clameurs. | 135 |
24
août g |
Quand l'hôtel de ville fut au pouvoir des républicains, ils conduisirent les prisonniers dans un petit café , où ils furent gardés à vue. | 137 |
25 août | Vers une heure, les trois mille hommes mangeaient. Malgré le froid vif, il y avait des traînées de gaieté dans cette foule grouillante. | 135 |
26 août a | Silvère, grisé par l'élan de la bande, s'attaqua à un grand diable de gendarme nommé Rengade, avec lequel il lutta quelques instants. | 133 |
26
août b |
Il s'éloigna. Depuis qu'il avait senti sur sa peau la tiédeur du sang de Rengade, une seule idée le poussait, courir auprès de tante Dide. | 138 |
27 août a | Pour la première fois, Adélaïde fit allusion au contrebandier Macquart devant son petit-fils. « Tu rapporteras le fusil ? Tu me le promets ! | 140 |
27 août a | Pierre avait entendu en pâlissant les paroles du jeune homme. Vraiment, Félicité avait raison, sa famille prenait plaisir à le compromettre. | 140 |
27
août b |
Rougon, en refermant la porte avec soin, dit à sa mère d'une voix pleine de menaces : « S'il lui arrive malheur, ce sera de votre faute. » | 138 |
28 août a | Cependant, Silvère regagna la halle en courant. Comme il approchait de l'endroit où il avait laissé Miette, il entendit un bruit de voix. | 137 |
28
août b |
Justin se promettait d'être très insolent. Il finit par apercevoir sa cousine sur le banc où elle attendait Silvère vêtue de sa pelisse. | 136 |
28
août c |
La jeune fille sanglotait sous les injures. Parut Silvère. Le jeune Rébufat le redoutait. Il se sauva, hurlant, le visage meurtri. | 130 |
28
août d |
Il était alors près de deux heures du matin. Le froid devenait vif. La colonne se reforma. Les prisonniers furent placés au milieu. | 131 |
29 août a | À ce moment, on vit circuler Aristide parmi les groupes. Il rencontra son frère Pascal muni d'une trousse et d'une petite caisse de secours. | 140 |
29
août b |
Pendant ce temps, la colonne descendait le cours Sauvaire laissant derrière elle silencieuses et désertes les rues qu'elle avait traversées. | 140 |
V |
||
30 août a | Au loin s'étendaient les routes toutes blanches de lune. Et la farce vulgaire, la farce ignoble, tournait au grand drame de l'histoire. | 135 |
30
août b |
Au sortir de Plassans, les insurgés avaient pris la route d'Orchères. Ils devaient arriver à cette ville vers dix heures du matin. | 130 |
30
août c |
La colonne l'insurrection courir le long de la vallée comme une traînée de poudre. Les feux tachaient l'ombre de points sanglants. | 130 |
30
août d |
Ces hommes s'exaltaient. Grisés par l'enthousiasme du soulèvement général qu'ils rêvaient, ils croyaient que la France les suivait. | 131 |
30
août e |
Ils puisaient un entraînement de courage dans l'accueil que leur faisaient les habitants. C'était, à chaque village, une nouvelle ovation. | 138 |
31 août a | Vers le matin, la lune disparut derrière les Garrigues ; les insurgés continuèrent leur marche rapide dans le noir épais d'une nuit d'hiver. | 140 |
31
août b |
Miette garda son attitude héroïque avec une opiniâtreté d'enfant, souriant au jeune homme chaque fois qu'il lui jetait un regard tendre. | 136 |
31
août c |
Les jeunes gens grimpèrent jusqu'à un rocher. Autour d'eux se creusait un abîme de ténèbres. Ils étaient comme sur la pointe d'un récif. | 136 |
31
août d |
Miette et Silvère ne sentirent pas d'abord le froid. Ils gardèrent le silence, écoutant avec tristesse ces bruits dont frissonnait la nuit. | 139 |
31
août e |
Ce fut par cette froide nuit de décembre que Miette et Silvère échangèrent un de ces baisers qui appellent à la bouche tout le sang du cœur. | 140 |
31
août f |
Ils restaient serrés l'un contre l'autre. Et alors ce fut dans une sorte de rêve, que leurs lèvres se rencontrèrent. Leur baiser fut avide | 138 |
1er septembre | La pudeur venait à Miette. Alors elle fut prise de douleur, elle sanglota. Le jeune homme la reprit entre ses bras, essayant de la consoler. | 140 |
2 septembre | Au delà du baiser, elle devinait autre chose qui l'épouvantait et l'attirait, dans le vertige de ses sens éveillés. Et elle s'abandonnait. | 138 |
3 septembre a | C'est ainsi qu'elle refusait la mort si elle devait mourir ignorante. Et, cette rébellion de son sang, elle l'avouait par ses supplications. | 140 |
3
septembre b |
Puis, se calmant, elle posa la tête sur l'épaule du jeune homme, elle garda le silence. Silvère se baissait et l'embrassait longuement. | 135 |
3
septembre c |
Miette avait à peine neuf ans, lorsque son père fut envoyé au bagne, pour avoir tué un gendarme. La petite demeurait avec son grand-père. | 137 |
3
septembre d |
Miette travailla gaiement. La vie en plein air était sa joie et sa santé. Celle-ci eût vécu heureuse sans les taquineries de son cousin. | 136 |
4 septembre | La jeune fille allait atteindre sa onzième année, lorsque sa tante mourut. Dès ce jour, Rébufat se laissa aller à traiter Miette en valet. | 138 |
5 septembre | La plus ingénieuse torture qu'il inventa fut de parler à Miette de son père en lui racontant le meurtre et la condamnation de Chantegreil. | 138 |
6 septembre a | Miette eut, à plusieurs reprises, l'envie de se sauver du Jas-Meiffren. Mais elle n'en fit rien, par courage, pour ne pas s'avouer vaincue. | 139 |
6
septembre b |
Ses silences volontaires furent pleins d'étranges rêveries. Passant ses journées dans l'enclos, séparée du monde, elle grandit en révoltée. | 139 |
7
septembre a |
Le puits était un puits mitoyen. Le mur du Jas-Meiffren le coupait en deux. C'était Silvère qui tirait pour tante Dide l'eau nécessaire. | 136 |
7
septembre b |
Un jour, la poulie se fendit. Le jeune charron tailla lui même une belle et forte poulie de chêne qu'il posa le soir, après sa journée. | 135 |
7
septembre c |
L'outil tomba du côté du Jas-Meiffren. Silvère le regarda, se penchant, hésitant à descendre. La paysanne vint ramasser le ciseau à froid. | 138 |
7
septembre d |
Ils se regardaient d'un air confus et souriant. Elle levait vers lui une adorable tête, des yeux noirs qui l'étonnaient et le remuaient. | 136 |
7
septembre e |
Jamais il n'avait vu une fille de si près. Il se pencha davantage, et put enfin saisir le ciseau. La paysanne commençait à être embarrassée. | 140 |
7
septembre f |
Puis ils restèrent là, à se sourire encore, l'enfant en bas, la face toujours levée, le jeune garçon à demi couché sur le chaperon du mur. | 138 |
7
septembre g |
Le soir, Silvère essaya de questionner tante Dide. Mais le mur était, pour elle, comme un rempart infranchissable, qui murait son passé. | 136 |
7
septembre h |
Dès qu'il fut arrivé chez son patron, il fit causer ses camarades. Ils lui racontèrent l'histoire du braconnier et de sa fille Miette. | 134 |
8 septembre | Le soir, il trouva Miette à sa besogne. Il l'appela. « Reste, je t'en prie... Veux-tu que je sois ton ami ? » dit-il d'une voix émue. | 133 |
9 septembre | Huit jours se passèrent ainsi, sans que les deux camarades eussent l'occasion d'échanger une seule parole. Silvère était désespéré. | 131 |
10 septembre a | Ils se saluèrent. Peu leur importait le mur qui les séparait, maintenant qu'ils se voyaient là-bas, dans ces profondeurs discrètes. | 131 |
10
septembre b |
Je savais continua Miette que tu tirais de l'eau chaque jour. Je me disais que je viendrais en puiser tous les matins en même temps que toi. | 140 |
11 septembre | À partir de ce jour, les jeunes gens ne manquèrent pas au rendez-vous. L'eau dormante donnaient à leurs entrevues un charme infini. | 131 |
12 septembre a | Le puits était un excellent prétexte à leur rendez-vous ! Jamais Justin ne se défia de son empressement à aller tirer de l'eau, le matin. | 137 |
12
septembre b |
Pendant plus d'un mois, ce jeu dura. On était en juillet ; les matinées brûlaient, blanches de soleil, et c'était une volupté d'accourir là. | 140 |
12
septembre c |
Certains matins, Miette, dont le tempérament ne s'accommodait pas d'une longue contemplation, se montrait taquine ; elle remuait la corde. | 138 |
12
septembre d |
Un matin, elle se fâcha. Elle ne trouva pas Silvère au rendez-vous, et elle l'attendit près d'un quart d'heure en faisant grincer la poulie. | 140 |
12
septembre e |
Longtemps après, Silvère, chaque matin, en tirant de l'eau, croyait y voir apparaître la figure rieuse de Miette, frissonnant et ému encore. | 140 |
13 septembre a | Ce mois sauva Miette de ses désespoirs. La certitude qu'elle était aimée lui rendit tolérables les persécutions de Justin et des gamins. | 136 |
13
septembre b |
Ses amours étaient une aube dans laquelle se calmaient ses fièvres. Justin chercha avant d'apprendre de quelle façon elle lui avait échappé. | 140 |
13
septembre c |
Silvère, à cette époque, s'était déjà jeté avidement dans la lecture de tous les bouquins dépareillés qu'il trouvait chez les brocanteurs. | 138 |
14 septembre a | Miette vint comme la joie de sa vie. Elle devenait nécessaire à l'abolissement du paupérisme et au triomphe définitif de la révolution. | 135 |
14
septembre b |
Chez lui, les troubles de sa grand-mère tournaient à l'enthousiasme chronique, à des élans vers tout ce qui était grandiose et impossible. | 138 |
15 septembre a | Cependant Miette et Silvère se lassaient de n'apercevoir que leur ombre. Ils avaient usé leur jouet, ils rêvaient des plaisirs plus vifs. | 137 |
15
septembre b |
La petite porte que Macquart et Adélaïde avaient jadis ouverte en une nuit était restée oubliée, dans ce coin perdu de la vaste propriété. | 138 |
15
septembre c |
Sans doute la clef était perdue. C'était cette clef que comptait retrouver Silvère.Il en essaya plus de trente qu'il ramassa un peu partout. | 140 |
15
septembre d |
Il commençait à se décourager, lorsqu'il trouva enfin la clef. Elle était attachée par une ficelle au passe-partout de la porte d'entrée. | 137 |
16 septembre a | Le lendemain, il ouvrit doucement la porte. Il appela : « Miette ! Miette ! » Ils se contemplaient, ravis d'être si près l'un de l'autre. | 137 |
16
septembre b |
Silvère, tournant la tête, lâcha les mains de Miette. Il venait de voir tante Dide devant lui, droite, arrêtée sur le seuil de la porte. | 136 |
16
septembre c |
La grand-mère reçut au cœur un coup violent. Cette trouée blanche lui semblait un abîme de lumière creusé brutalement dans son passé. | 133 |
16
septembre d |
Jamais l'idée ne lui était venue que cette porte pût encore s'ouvrir. Elle s'avança. Elle se tint immobile, dans l'encadrement de la porte. | 139 |
16
septembre e |
En face de cet horizon banal et indifférent, elle crut que son cœur mourait une seconde fois. Tout, à cette heure, était bien fini. | 132 |
17 septembre a | Elle allait se retirer, fermer la porte, sans chercher même à connaître la main qui l'avait violée, lorsqu'elle aperçut Miette et Silvère. | 138 |
17
septembre b |
Elle vint, sans dire un mot, prendre le jeune homme par la main. « Prends garde, mon garçon, on en meurt. » Ce furent ses seules paroles. | 137 |
18 septembre | Le soir, tante Dide eut une crise nerveuse. Pendant ces attaques, elle parlait souvent à voix haute, sans suite, comme dans un cauchemar. | 137 |
19 septembre | Ils discutèrent le choix d'un lieu de rencontre. Silvère vit apparaître une tête qui lui cria : « C'est moi ! » Et c'était Miette, en effet. | 140 |
20 septembre a | À partir de cette soirée, ils se virent là chaque nuit. Le puits ne leur servit plus qu'à s'avertir des obstacles mis à leurs rendez-vous. | 138 |
20
septembre b |
Les amoureux ne pouvaient guère se rejoindre que vers neuf heures. Miette arrivait par son mur. Et elle riait de son tour de force. | 131 |
20
septembre c |
Tout en se querellant sur la manière dont on doit poser les pieds et les mains à la naissance des branches, ils se serraient davantage. | 135 |
21 septembre a | Et ils allaient dans le silence du sentier. Jamais ils ne dépassaient le bout de ce cul-de-sac étroit revenant sur leurs pas, à chaque fois. | 140 |
21
septembre b |
D'autres fois, par les soirées claires, Miette et Silvère se poursuivaient, riaient, se hasardant même à grimper sur les tas de planches. | 137 |
21
septembre c |
Leurs amours s'accommodaient ainsi des nuits obscures et des nuits limpides et jusqu'à minuit ils restaient tandis que la ville s'endormait. | 140 |
22
septembre a |
Jamais ils ne furent troublés dans leur solitude. Quand les soirées devenaient plus fraîches ils n'apercevaient plus qu'un feu de bohémiens. | 140 |
22
septembre b |
Quand l'heure sonnait, il leur fallait se dire adieu. Miette se décidait à remonter sur son mur. Les adieux traînaient un bon quart d'heure. | 140 |
23 septembre a | Quand l'enfant avait enjambé le mur, elle restait les coudes sur le chaperon, retenue par les branches du mûrier qui lui servait d'échelle. | 139 |
23
septembre b |
Pendant deux années ils vinrent là chaque jour. Puis arrivèrent les pluies, les gelées. Ces humeurs de l'hiver ne les retinrent pas. | 132 |
24 septembre | Quand l'eau tombait, le premier arrivé se réfugiait là ; et, lorsqu'ils s'y trouvaient réunis, ils écoutaient l'averse qui battait. | 131 |
25
septembre a |
Enfin les beaux jours revinrent. Dans ce flot de vie coulant du ciel, parfois les amoureux regrettèrent leur solitude, les soirs de pluie. | 138 |
25
septembre b |
Puis, ils commençaient à étouffer dans l'allée. Jamais elle n'avait frissonné d'un si ardent frisson. Ils s'adossaient contre la muraille. | 138 |
25
septembre c |
Ils finirent par accuser leur retraite de manquer d'air et par se décider à aller promener leur tendresse plus loin, en pleine campagne. | 136 |
26 septembre | Ils battirent pendant deux étés ce coin de pays. Ils réalisèrent leurs rêves : ce furent des courses folles. Ces jeux apaisaient leurs sens. | 140 |
27 septembre | Ils se couchaient sur une langue de sable. Alors Miette déclarait qu'elle était en bateau, l'île marchait ; elle la sentait qui l'emportait. | 140 |
28 septembre | Au bout de quinze jours, l'enfant sut nager. Libre de ses membres, elle se laissait envahir par les rêveries des berges mélancoliques. | 136 |
29 septembre a | De la campagne, des horizons qu'elle ne voyait plus, elle entendait alors monter une voix grave faite de tous les soupirs de la nuit. | 133 |
29
septembre b |
Elle n'était point de nature rêveuse, elle jouissait par tout son corps, par tous ses sens, du ciel, de la rivière, des ombres, des clartés. | 140 |
29
septembre c |
L'enfant déclara un soir que l'eau froide lui faisait monter le sang à la tête. Sans doute elle donna cette raison en toute innocence. | 134 |
30 septembre a | Il ne resta dans l'esprit de Silvère, du danger que venaient de courir leurs amours, qu'une admiration pour la vigueur physique de Miette. | 138 |
30
septembre b |
Il y avait encore dans l'amour de Silvère, outre son admiration pour la crânerie de son amoureuse, les douceurs de son cœur aux malheureux. | 139 |
30
septembre c |
Silvère lui expliquait le code comme il le comprenait, avec des commentaires étranges qui auraient fait bondir toute la magistrature. | 133 |
1er
octobre a |
Miette demandait s'il eût mieux valu que son père se laissât tuer et Silvère disait que c'était un malheur lorsqu'on tuait son semblable. | 137 |
1er
octobre b |
Cependant, la campagne libre, les longues marches en plein air, les lassaient parfois. Ils revenaient toujours à l'aire Saint-Mittre. | 133 |
2 octobre a | Il y avait des jours où la clameur des morts devenait si haute, que Miette, fiévreuse, alanguie, regardait Silvère de ses yeux noyés. | 133 |
2
octobre b |
Ils se questionnaient souvent sur les ossements qu'ils découvraient. À chaque nouvelle trouvaille, c'étaient des suppositions sans fin. | 135 |
3
octobre a |
Et ce fut ainsi que, pendant près de deux années, ils s'aimèrent. Une voix leur disait qu'ils s'en iraient vierges, avant les noces. | 132 |
3
octobre b |
Au jour, ils se levèrent vivement, ragaillardis, heureux des blancheurs de la matinée. Ils regardaient le cercle immense de la plaine. | 134 |
3
octobre c |
Ils descendirent, ils levèrent la tête, comme pour dire adieu à cette roche sur laquelle ils avaient pleuré, en se brûlant les lèvres. | 134 |
4
octobre a |
Brusquement, ils débouchèrent juste en face d'Orchères. De grands cris de joie, des brouhahas leur arrivaient, clairs dans l'air limpide. | 138 |
4
octobre b |
Cette réception fraternelle des habitants d'Orchères fut la dernière joie des insurgés. Ils passèrent la journée dans un espoir sans bornes. | 140 |
5 octobre a | Au crépuscule, Silvère rencontra le docteur Pascal. Le savant avait suivi la bande à pied causant au milieu des ouvriers, qui le vénéraient. | 140 |
5
octobre b |
«« Tiens, c'est toi, mon garçon ! » s'écria-t-il en apercevant Silvère. Silvère lui parla des droits du peuple, de son triomphe assuré. | 134 |
5
octobre c |
Silvère continuait à parler de sa chère République. À quelques pas, Miette s'était arrêtée, toujours vêtue de sa grande pelisse rouge. | 134 |
6 octobre | La nuit fut inquiète. Il passa un vent de malheur sur les insurgés. Paris était vaincu, la province avait tendu les pieds et les poings. | 136 |
7 octobre | Le général jugea que décidément la position d'Orchères était dangereuse. Il conduisit sa petite armée sur les hauteurs de Sainte-Roure. | 135 |
8 octobre | Une sentinelle accourut en gesticulant : « Les soldats ! les soldats ! » Il y eut un frisson de panique d'un bout à l'autre du plateau. | 135 |
9 octobre | Les villes, les villages que le bûcheron avait appelés à l'aide se réunissaient, formaient une masse sombre pour barrer le chemin ou mourir. | 140 |
10 octobre | Il y eut brusquement un grand silence et bientôt les insurgés aperçurent, du côté de la plaine des pointes de baïonnettes qui grandissaient. | 140 |
11 octobre | Silvère se tourna vers Miette. Elle était là, dans les plis du drapeau rouge. Et il n'avait pas tourné la tête, qu'une fusillade éclata. | 136 |
12 octobre a | Pendant dix minutes, le feu dura. Puis, entre deux décharges, un homme cria : « Sauve qui peut ! » avec un accent terrible de terreur. | 134 |
12
octobre b |
Miette ne poussa pas un cri ; elle s'affaissa en arrière. « Relève-toi, viens vite », dit Silvère lui tendant la main, la tête perdue. | 134 |
12
octobre c |
Les cheveux dénoués, elle n'avait plus que ses yeux de vivants. Silvère sanglota. Les regards de ces grands yeux navrés lui faisaient mal. | 138 |
13 octobre a | Silvère, penché sur elle, ne pouvait croire qu'elle allait mourir : « Non, tu vas voir, ça n'est rien… Ne parle pas, si tu souffres. » | 134 |
13
octobre b |
Une ombre passa sur son visage, et, de ses lèvres sortit un petit souffle. Ses yeux, grands ouverts, restèrent fixés sur le jeune homme. | 136 |
13
octobre c |
Les soldats, furieux, continuaient à tirer, ils criblèrent de balles la façade de la Mule-Blanche. Et M. Peirotte tomba comme une masse. | 136 |
13
octobre d |
Silvère et Miette se regardaient. Le jeune homme fut pris d'un sentiment de pudeur : il ramena les plis du drapeau rouge sur Miette. | 132 |
14 octobre | Mais la lutte était finie. Silvère se laissa traîner avec une obéissance d'enfant. Il se retourna, Miette restait là, avec ses grands yeux. | 139 |
VI |
||
15 octobre | Rougon, vers cinq heures du matin, osa enfin sortir de chez sa mère. Il poussa jusqu'à la porte de Rome. Plassans dormait à poings fermés. | 138 |
16 octobre | Une des fenêtres du salon jaune était vivement éclairée. Félicité lui jeta la clef du hangar, où il avait caché une réserve de fusils. | 136 |
17 octobre | Il alla droit chez Roudier. Pierre lui proposa d'aller chercher Granoux, dont la maison faisait un angle de la place des Récollets. | 131 |
18 octobre | Rougon fit répéter à Granoux qu'il avait bien vu le maire et les autres au milieu de ces brigands. Roudier affirma que la ville était libre. | 140 |
19
octobre a |
Ils se retrouvèrent dans le hangar. Au milieu, les fusils étaient couchés dans trois caisses longues. Un rat de cave éclairait cette scène. | 139 |
19
octobre b |
Ils savaient qu'il restait, à la mairie, au plus une vingtaine de républicains. Quarante et un contre vingt parut un chiffre possible. | 134 |
19
octobre c |
Ils restèrent là un instant, à se regarder d'un air louche, en échangeant des regards où de la cruauté lâche luisait dans de la bêtise. | 135 |
20 octobre a | Dans les rues, ils s'avancèrent, muets. Ils arrivèrent sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Sur la façade, une seule fenêtre était éclairée. | 137 |
20
octobre b |
Après dix minutes de discussion, il fut décidé qu'on avancerait jusqu'à la porte, pour voir ce que signifiait cette ombre et ce silence. | 136 |
21 octobre | Alors, les battants de la porte claquèrent contre les murs, et un flot d'hommes, au milieu desquels marchait Rougon, envahirent le cabinet. | 139 |
22 octobre | Trois hommes avaient déchargé leurs armes en l'air, comme pour répondre à la détonation d'en haut, sans bien savoir ce qu'ils faisaient. | 134 |
23 octobre | Cependant Rougon fit lier les poings de Macquart avec les embrasses des grands rideaux verts du cabinet. Celui-ci ricanait pleurant de rage. | 140 |
24 octobre a | Quand Pierre fut seul avec son frère, il le poussa dans un cabinet de toilette. Ce cabinet n'avait d'autre issue que la porte d'entrée. | 135 |
24
octobre b |
Rougon, seul enfin, s'assit à son tour dans le fauteuil du maire. Il poussa un soupir, il s'essuya le front. Enfin, il touchait au but. | 135 |
25
octobre a |
À chaque éclat de voix de Macquart, il se voyait pendu à une lanterne. Enfin Antoine s'endormit. Pierre eut dix minutes d'extase pure. | 134 |
25
octobre b |
Roudier déclara qu'il serait bon d'adresser une proclamation aux habitants. Il fut décidé qu'on l'afficherait à tous les coins de rue. | 134 |
25
octobre c |
« Maintenant, dit Rougon, je suis prêt à accepter la responsabilité. Je consens à me mettre à la tête d'une commission municipale. » | 132 |
25
octobre d |
Granoux et Roudier se récrièrent. Plassans ne serait pas ingrat. Granoux ajouta qu'il était sûr de l'admiration des conseillers municipaux. | 139 |
25
octobre e |
Sous cette pluie d'éloges, Rougon baissait humblement la tête. Il saluait à gauche, à droite, avec des allures de prince prétendant. | 132 |
25
octobre f |
Pierre gagna la rue de la Banne. Au bas de l'escalier, il trouva Cassoute Le terrassier n'avait pas bougé, n'ayant vu rentrer personne. | 135 |
26 octobre a | Félicité ne s'était pas couchée. Et Pierre expliqua même ses projets futurs, oubliant que, selon lui, les femmes n'étaient bonnes à rien. | 137 |
26
octobre b |
Elle lui fit recommencer certaines parties du récit ; la joie faisait un tel vacarme dans sa tête que, par moments, elle devenait sourde. | 137 |
26
octobre c |
« Ah ! M. Peirotte est de la danse. » Félicité sourit ; elle venait de faire ce souhait : « Si les insurgés pouvaient le massacrer ! » | 134 |
26
octobre d |
Les habitués arrivaient. Personne ne connaissait encore, dans leurs détails, les événements, et tous accouraient, poussés par les rumeurs. | 138 |
26
octobre e |
Granoux parut. « Mon ami, je vous apporte l'hommage du conseil. Il vous appelle à sa tête, en attendant que notre maire nous soit rendu. | 136 |
27 octobre | Vuillet entra. Il avait vu les insurgés venir arrêter le directeur des postes. Aussi était-il allé s'installer dans le cabinet du directeur. | 140 |
28 octobre | Rougon amplifia et dramatisa le récit qu'il avait conté à sa femme. La distribution des fusils et des cartouches fit haleter tout le monde. | 139 |
29 octobre a | Dubruel, Liévin et Massicot ont déchargé leurs armes. Ces messieurs ont juré que ce n'était pas leur faute. Et il y a eu une balle perdue. | 138 |
29
octobre b |
« En haut, continua Rougon, la lutte a été rude. » Et il décrivit l'arrestation de son frère et des quatre autres insurgés, très largement. | 139 |
30 octobre | Les habitués du salon jaune, étouffant dans le salon, disparurent un à un, piqués chacun par l'ambition d'être le premier à tout dire. | 134 |
31 octobre | Il était dix heures. Plassans courait les rues, ahuri de la rumeur. Cette catastrophe empruntait aux ombres de la nuit un caractère vague. | 138 |
1er novembre | Félicité aperçut Aristide. Elle lui fit signe de monter. Tu t'es trompé, là, avoue-le. Tu rédigeras un numéro très favorable au coup d'État. | 140 |
2 novembre a | Pendant ce temps, Rougon prenait officiellement possession de la mairie. À Plassans, le maire avait sous la main d'incroyables buses. | 133 |
2
novembre b |
Le premier acte de Pierre fut de déclarer en permanence la commission provisoire. Puis il s'occupa de la réorganisation de la garde. | 132 |
3 novembre | L'après-midi fut employé à prendre diverses mesures. La proclamation, affichée vers une heure, produisit une impression excellente. | 131 |
4 novembre | La ville prenait un air singulier ; sur les maisons mornes, semblait tomber, avec le crépuscule, une peur grise, lente comme une pluie fine. | 140 |
5 novembre a | Pierre leur promit leur régiment pour le lendemain. Ce fut un soulagement. Une grande lampe, posée sur le bureau, éclairait cette veillée. | 138 |
5
novembre b |
Rougon s'étonna de cette révolte de Vuillet. Mais Roudier entra, en faisant sonner terriblement sur sa cuisse un grand sabre à sa ceinture. | 139 |
6 novembre | « Messieurs, dit Roudier, je crois qu'une bande d'insurgés s'approche de la ville. » Ces mots furent accueillis par un silence épouvanté. | 137 |
7 novembre a | Cependant, ils restaient inquiets ; Rougon conduisit la petite troupe dans le quartier Saint-Marc et vint frapper à l'hôtel Valqueyras. | 135 |
7
novembre b |
Au loin, entre la chaîne des Garrigues et les montagnes de la Seille, les lueurs de la lune coulaient comme un fleuve de lumière pâle. | 134 |
8 novembre a | Mais le marquis tendait ses oreilles fines. « Eh ! dit-il, j'entends le tocsin. » Et, les tintements d'une cloche montèrent de la plaine. | 137 |
8
novembre b |
« Écoutez, écoutez, interrompit le marquis. Cette fois, c'est la cloche de Saint-Maur. » Et il leur désignait un autre point de l'horizon. | 138 |
8
novembre c |
« Vous n'avez rien vu, là-bas ! ? » demanda-t-il. Des taches rouges apparurent pareilles aux lanternes de quelque avenue gigantesque. | 133 |
8
novembre d |
Cette illumination acheva de consterner la commission municipale. « Pardieu ! murmurait le marquis, ces brigands se font des signaux. » | 135 |
9 novembre | « Voilà maintenant que j'entends la Marseillaise », dit Granoux. « Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons ! » arrivait, par bouffées. | 138 |
10 novembre a | Puis, le jour se leva. On n'apercevait point d'insurgés, les routes étaient libres ; mais la vallée, toute grise, avait un aspect désert. | 137 |
10
novembre b |
Ces messieurs étaient morts de froid et de fatigue. Ne voyant aucun péril, ils se décidèrent à aller prendre quelques heures de repos. | 134 |
10
novembre c |
À la mairie on parlait des cloches qui sonnaient le tocsin et on affirmait que les insurgés avaient mis le feu et que tout le pays flambait. | 140 |
11 novembre | Depuis deux jours, les bandes d'insurgés avaient interrompu toutes les communications. Plassans se sentait en plein pays de rébellion. | 134 |
12
novembre a |
Vers deux heures, le bruit se répandit que le coup d'État avait manqué ; Paris se trouvait entre les mains de la démagogie la plus avancée. | 139 |
12
novembre b |
De petites bandes passaient toujours au loin, dans la vallée de la Viorne. Au crépuscule, comme la veille, la panique souffla, plus froide. | 139 |
13 novembre a | Rougon et Granoux comprirent que la situation devenait intolérable. Ils avaient peur de passer une seconde nuit sur la terrasse de l'hôtel. | 139 |
13
novembre b |
Rougon déclara gravement que, l'état des choses demeurant le même, il n'y avait pas lieu de rester en permanence. Roudier veillait à Porte. | 139 |
13
novembre c |
Pierre rentra. Il sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile. Il entendait courir son nom, avec des paroles de colère et de mépris. | 139 |
13
novembre d |
L'impopularité des Rougon était l'œuvre d'avocats qui se trouvaient très vexés de l'importance qu'avait prise un ancien marchand illettré. | 138 |
14
novembre a |
Les républicains, eux aussi, relevaient la tête. On parlait d'un coup de main possible, tenté sur la mairie par les ouvriers du faubourg. | 137 |
14
novembre b |
Pierre, dans cet écroulement de toutes ses espérances, songea aux quelques soutiens, sur lesquels, à l'occasion, il pourrait encore compter. | 140 |
14
novembre c |
« Nous sommes à terre… Jusqu'à nos enfants qui nous abandonnent ! » Le manque de nouvelles était l'unique cause de leur indécision anxieuse. | 140 |
15 novembre a | Félicité comprit vite cela. S'ils avaient pu connaître le résultat du coup d'État, ils auraient continué quand même leur rôle de sauveurs. | 138 |
15
novembre b |
En effet, pourquoi Eugène n'écrivait-il pas à son père ? Après l'avoir tenu si fidèlement au courant des succès de la cause bonapartiste. | 137 |
15
novembre c |
À ce moment, on apporta la Gazette. Vuillet a fait paraître un superbe article, d'une violence inouïe contre les insurgés. Un chef d'œuvre. | 139 |
15
novembre d |
Vuillet avait l'injure trop impudente et le courage trop facile, pour que la bande insurrectionnelle fût si voisine des portes de la ville. | 139 |
16 novembre a | C'est un méchant homme, je l'ai toujours dit, reprit Rougon qui venait de relire l'article. Il n'a peut-être voulu que nous faire du tort. | 138 |
16
novembre b |
Jamais Vuillet n'avait été plus heureux. Depuis qu'il pouvait glisser ses doigts minces dans le courrier, il goûtait des voluptés profondes. | 140 |
17 novembre a | Lorsque Mme Rougon entra, il faisait son choix dans un tas énorme de lettres et de journaux, sous prétexte sans doute de les classer. | 133 |
17
novembre b |
Félicité prit la lettre. Elle vit qu'on avait dû ouvrir l'enveloppe ; le libraire s'était servi d'une cire foncée pour recoller le cachet. | 138 |
17
novembre c |
Un traité d'alliance fut conclu, par lequel Vuillet s'engageait à n'ébruiter aucune nouvelle et à ne pas se mettre en avant. Quel coquin ! | 138 |
18 novembre a | Elle revint à pas lents, songeuse. Elle rencontra M. de Carnavant, qui profitait de la nuit pour fureter dans la ville sans se compromettre. | 140 |
18
novembre b |
«
C'est toi, petite, dit-il. Je voulais aller te voir. Tes affaires
s'embrouillent. – Mais non, tout va bien, répondit-elle, préoccupée. » |
138 |
18
novembre c |
Elle s'échappa marchant à pas rapides. Toute sa personne exprimait une volonté implacable. Elle allait se venger des cachotteries de Pierre. | 140 |
18
novembre d |
« Hein ! qu'est-ce que tu as, pourquoi pleures-tu ? » demanda Pierre brusquement réveillé. Elle ne répondit pas, elle pleura plus amèrement. | 140 |
19 novembre a | Pierre agonisait. Félicité lui porta le dernier coup en ajoutant : « Je ne parle pas des dix mille francs que tu as donnés pour les armes. » | 140 |
19
novembre b |
Toute sa colère le jetait à des abandons, à des lamentations d'enfant. Félicité eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, si aplati. | 140 |
19
novembre c |
Félicité écoutait. Elle le tenait donc enfin ce gros sournois. Elle retenait un sourire, elle commençait à avoir pitié du pauvre homme. | 136 |
20 novembre | Alors Félicité se coucha à son tour et elle lui expliqua longuement son plan. Selon elle il fallait que Pierre gardât une attitude de héros. | 140 |
21 novembre | Au plafond, la tache de lumière s'arrondissait comme un œil terrifié, ouvert et fixé sur le sommeil de ces bourgeois blêmes, suant le crime. | 140 |
22 novembre | Félicité alla à la mairie pour Macquart enfermé depuis deux jours et deux nuits. Il avait eu le temps d'y faire de longues réflexions. | 134 |
23 novembre | Macquart en était à un moment où on se dit des vérités, on se gronde de ne s'être pas creusé un trou heureux, pour vautrer ses lâchetés. | 134 |
24 novembre | La négociation fut longue. Félicité déplora les haines qui désunissent les familles. Macquart étala sa misère. Félicité parla de la crise. | 138 |
25 novembre | Le marché fut conclu. Il devait amener, vers minuit, tous les républicains qu'il rencontrerait, en leur affirmant que la mairie était vide. | 139 |
26 novembre | Quelle journée ! Pierre alla droit à la mairie. « Veillez aux portes, disait-il, moi, je ferai respecter les propriétés et les personnes. » | 139 |
27 novembre | On vit Pierre emplir la mairie de ses allées et venues. Puis, il courut la ville, donnant à entendre que les insurgés n'étaient pas loin. | 137 |
28 novembre | Dans la ville, l'anxiété était à son comble. D'un instant à l'autre, on attendait la bande insurrectionnelle. Pierre eut des mots sublimes. | 139 |
29 novembre | Aristide courut à la rue de la Banne. « Tant pis ! je suis bonapartiste ! Papa n'est pas homme à se faire tuer sans que ça lui rapporte. » | 138 |
30
novembre a |
La nuit pleine d'angoisse tombait sur Plassans. Quand Rougon rentra il trouva les rues absolument désertes. Cette solitude le rendit triste. | 140 |
30
novembre b |
Rougon, de retour à la mairie, prépara le guet-apens. Il donna l'ordre de ne plus prononcer une parole et d'éteindre toutes les lumières. | 137 |
1er décembre | Macquart avait passé la journée chez tante Dide. À cette heure, une inquiétude, un souci humain faisait par instants battre ses paupières. | 138 |
2 décembre | Tous les républicains se trouvèrent dans un café où Macquart leur avait donné rendez-vous. Il leur tint un discours de victoire à remporter. | 140 |
3 décembre a | Alors Macquart cria « Venez, mes amis ! » Et, sortit une grêle de balles, qui passèrent avec un roulement de tonnerre, sous le porche béant. | 140 |
3
décembre b |
Le guet-apens avait éclaté comme un coup de foudre dans la ville endormie. Et, lentement, une cloche de la cathédrale sonna le tocsin. | 134 |
4 décembre | Les gardes restés aux remparts accoururent mais Rougon les renvoya à leurs postes, en leur disant qu'on n'abandonnait pas ainsi les portes. | 139 |
5 décembre a | Granoux sonnait toujours le tocsin. Quand le silence fut retombé, Rougon se sentit exaspéré par ces sanglots. Il courut à la cathédrale. | 136 |
5 décembre b | Vers le matin, Rougon traversa la place, il posa le pied sur la main d'un des cadavres, crispée au bord d'un trottoir. Il faillit tomber. | 137 |
6 décembre | Les habitants se hasardèrent, le bruit courant que les insurgés avaient pris la fuite, en laissant des morts dans tous les ruisseaux. | 133 |
7 décembre | La panique de la nuit grandit encore le matin, par la vue des quatre cadavres. Jamais l'histoire vraie de cette fusillade ne fut connue. | 136 |
8 décembre | Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou et blême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personne n'osa plus rire. | 138 |
9 décembre | Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire. Autour de lui, la grande mairie, déserte et silencieuse, l'épouvantait. | 134 |
10 décembre | Un bruit de pas l'avait tiré de sa stupeur. La commission municipale entra. « Les soldats ! » Un régiment venait, en effet, d'arriver. | 134 |
11 décembre | Rougon saluait, tandis que le préfet disait à voix haute qu'il n'oublierait pas dans son rapport de faire connaître sa courageuse conduite. | 139 |
12 décembre | Aristide s'était déclaré en faveur du coup d'État qu'il accueillait comme l'aurore de la liberté dans l'ordre et de l'ordre dans la liberté. | 140 |
13 décembre | Félicité lui donna la lettre d'Eugène. « Tu es une sorcière, lui dit-il en riant. Tu as tout deviné. Embrasse-moi, tu es une brave femme. » | 139 |
VII | ||
14 décembre | Ce fut seulement le dimanche que les troupes repassèrent par Plassans. La terreur du coup d'État commençait, terreur éperdue, écrasante. | 136 |
15 décembre a | Les autorités étaient revenues. Leur entrée n'avait rien eu de triomphal. Rougon rendit au maire son fauteuil sans grande tristesse. | 132 |
15
décembre b |
Pierre éprouvait encore une vague inquiétude ; il craignait quelque sottise de Pascal, il était très inquiet sur le sort réservé à Silvère. | 139 |
16 décembre | Pierre fila chez sa mère. Quand il entra, il vit tante Dide, roide, morte, sur le lit. Ce pauvre corps était vaincu par une crise suprême. | 138 |
17 décembre | Pascal hocha la tête. « Non, cette crise ne ressemble pas aux autres. Je l'ai souvent étudiée, et jamais je n'ai remarqué de tels symptômes. | 140 |
18 décembre | Macquart se mit à compter les pièces d'or. Il faisait tomber de haut les pièces, dont le tintement emplissait l'ombre d'une musique claire. | 139 |
19 décembre | « Le prix du sang ! dit-elle. Et ce sont eux qui l'ont vendu. Ah les assassins. Je le voyais depuis longtemps, le front troué d'une balle. » | 140 |
20 décembre | Pascal suivait la crise d'un œil attentif. Elle chantait, elle riait, elle criait et répétait : Maudits ! sur une étrange phrase musicale. | 138 |
21 décembre | Elle continua sa chanson. « Voilà ce que je craignais, dit le médecin, le coup a été trop rude. Elle mourra dans une maison de fous. » | 134 |
22 décembre | Comme il sortait de l'impasse Saint-Mittre, il vit Aristide. Ce dernier accourut et lui dit quelques mots à l'oreille. Pierre devint blême. | 139 |
23 décembre | La bande de ces bourgeois qui s'étaient rués sur la République expirante étaient vexés de voir que le plus taré allait avoir le ruban rouge. | 140 |
24 décembre | Aussi Rougon et Aristide furent-ils reçus avec enthousiasme ; toutes les mains se tendirent vers eux. On alla jusqu'à s'embrasser. | 130 |
25 décembre | Félicité se leva et vint se pencher à l'oreille d'Aristide : « Et Silvère ? » lui demanda-t-elle. « Il est mort, répondit-il à voix basse. » | 140 |
26 décembre | Rengade se tourna vers l'officier. « Ce gredin m'a crevé l'œil, lui dit-il en montrant Silvère. Donnez-le-moi. » L'officier se retira. | 134 |
27 décembre | « Venez, dit le gendarme. Ça ne sera pas long. » Et Silvère reconnut le borgne. Il sourit. Il dut comprendre. Puis il détourna la tête. | 135 |
28 décembre | Avant d'atteindre l'allée, Silvère regarda. Il se souvint d'un dimanche lointain. Une émotion le prit. il ne la verrait plus jamais, jamais. | 140 |
29 décembre | Silvère s'attardait, il jouissait longuement de ses adieux à tout ce qu'il aimait, les herbes, les pièces de bois, les pierres du vieux mur. | 140 |
30 décembre | Silvère sentit sur sa tempe le froid du pistolet. Puis le borgne tira, et ce fut tout ; le crâne de l'enfant éclata comme une grenade mûre. | 139 |
31 décembre | Chez les Rougon des rires montaient. Et, au loin, au fond de l'aire Saint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang se caillait. | 134 |