Diégèse 2015

La Fortune des Rougon
Émile Zola
1870
#FortunedesRougon
#ZOLA / #MathieuDiegese
2015

Tweeto Zola - La Fortune des Rougon - Consolidation (des tweets)


chapitres : 1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6 / 7

 Chapitre 1

Lorsqu'on sort de Plassans par la porte de Rome, on trouve un terrain vague d'une certaine étendue, que les promeneurs seuls traversent. Anciennement, il y avait là un cimetière. De la route, on apercevait les pointes des herbes qui débordaient les murs. Une des curiosités de ce champ était alors des poiriers aux bras tordus dont pas une ménagère n'aurait voulu cueillir les fruits énormes. Vers ce temps, on abattit les murs longeant la route et l'impasse, on arracha les herbes et les poiriers, puis on déménagea le cimetière. Le terrain de l'ancien cimetière resta ouvert à tout venant sur le bord d'une grande route, en proie de nouveau aux herbes folles. Et, peu à peu, les années aidant, on s'habitua à ce coin vide ; on s'assit sur l'herbe des bords, on traversa le champ, on le peupla. L'aire Saint-Mittre a une physionomie particulière. La ville l'a louée à des charrons qui en ont fait un chantier de bois. La place n'est jamais vide ; il y a toujours là quelque bande aux allures singulières, quelque troupe d'hommes fauves et de femmes. Le champ mort et désert est ainsi devenu un lieu retentissant qu'emplissent de bruit les querelles des bohémiens et des jeunes vauriens. On y sent courir ces souffles chauds et vagues des voluptés de la mort qui sortent des vieilles tombes chauffées par les grands soleils. On ne voit que le chantier encombré de poutres. Lorsque la nuit tombe, on n'aperçoit plus que la lueur du feu des bohémiens.

Un soir, un jeune homme sortit doucement de l'impasse et s'engagea parmi les poutres. On était dans les premiers jours de décembre 1851. Tout dormait. Rien de comparable à la paix de ce sentier. Le jeune homme le suivit, cacha son fusil dans un tas de bois. Il y avait une vieille pierre tombale qui faisait une sorte de banc. On eût pu lire : Cy-gist… Marie… morte… Le temps avait effacé le reste. C'était un garçon à l'air vigoureux. Il devait avoir dix-sept ans. Il était beau, d'une beauté caractéristique, les yeux, d'un noir tendre. L'ensemble de ses traits avait une vie ardente, une beauté d'enthousiasme et de force. Il y avait en lui comme une révolte sourde. Il regarda devant lui. Il sentit que ses pieds et ses mains se glaçaient. Il finit par mettre la carabine en joue, visant dans le vide. Une tête de jeune fille apparut au-dessus de la muraille. L'enfant avait grimpé comme une jeune chatte. Silvère la prit dans ses bras. Il s'assit à côté d'elle, en disant : « Je voulais te voir, Miette. Je t'aurais attendu toute la nuit… Je pars demain matin, au jour. » Une partie des ouvriers de Plassans ont quitté la ville. « La lutte devient inévitable mais le droit est de notre côté, nous triompherons. » La ruelle verte reprit son calme mélancolique ; il n'y eut plus que la lune vivante faisant tourner sur l'herbe l'ombre des tas de planches. Miette était couverte d'une mante brune à capuchon qui lui tombait jusqu'aux pieds et l'enveloppait tout entière. On ne voyait que sa tête. Miette n'avait pas la beauté de tout le monde. On ne l'eût pas trouvée laide ; mais elle eût paru étrange à beaucoup de jolis jeunes gens. Le front avait la forme et la couleur d'un croissant de lune. Le visage de Miette, hâlé par le soleil, prenait des reflets d'ambre jaune. À mesure qu'ils descendaient ensemble dans la crainte, ils se serraient d’une étreinte plus étroite. Ils s’entendaient jusqu'au cœur. Miette frissonna. La veille, elle n'eût pas frissonné de la sorte, au fond de cette allée où ils vivaient leurs tendresses dans la paix. Miette écarta sa pelisse puis elle jeta un pan manteau sur les épaules de Silvère, le mettant serré contre elle, dans le même vêtement. Silvère et Miette rencontrèrent des couples d'amoureux, hermétiquement clos dans un pan d'étoffe, promenant leur tendresse discrète. Les amants du Midi ont adopté ce genre de promenade, ils battent les faubourgs, tous les endroits où il y a beaucoup de trous noirs. Rien de plus charmant que ces promenades d'amour. L'amoureuse a un asile tout prêt pour son amoureux ; elle le cache sur son cœur. Ils ne songeaient à se plaindre de la froide nuit. Il leur semblait qu'ils n'épuiseraient jamais la douceur et l'amertume de ce silence.

Par cette nuit de décembre, les champs s'étendaient pareils à de vastes couches d'ouate qui auraient amorti tous les bruits de l'air. La pensée de Miette retourna au Jas-Meiffren. « J'ai eu grand-peine à m'échapper ce soir. » Silvère eut une étreinte plus douce. « Je sais, murmura Miette, tu es bon, tu me tends la main. Mais que veux-tu ? J’ai des craintes, je me sens des révoltes, parfois. » « N'importe, continua la jeune fille, je voudrais être un homme et tirer des coups de fusil. Il me semble que cela me ferait du bien. » « Voyons, dit-il tendrement, tu vas de la colère aux larmes comme une enfant. Il faut être raisonnable. Je ne te gronde pas… » « Dieu m'est témoin, continua-t-il, que je n'envie et ne déteste personne. Mais, si nous triomphons, nous vivrons libres et heureux. » J'aime la République, parce que je t'aime. Quand nous serons mariés il nous faudra du bonheur, et c'est pour ce bonheur que je m'éloignerai. La lune blanchissait les ruines d'un moulin à vent. C'était le but que les jeunes gens avaient assigné à leur promenade. Cela les rassurait de ne former qu'un être. Cette vallée entière n'était pas assez forte pour se mettre entre leurs deux cœurs. D'ailleurs, ils avaient cessé toute conversation suivie ; ils ne parlaient plus des autres, ils ne parlaient même plus d'eux-mêmes. Ils allaient toujours. Ils continuèrent à descendre en feignant de ne point voir ce sentier qu'ils s'étaient promis de ne point dépasser. Ils avançaient d'un pas ralenti par crainte du moment où il leur faudrait remonter la côte. Le retour, c'était la séparation, l'adieu cruel.

Des derniers ormes au pont, il y avait à peine trois cents mètres. Les amoureux mirent un bon quart d'heure pour franchir cette distance. Miette et Silvère s'étaient éloignés d'une lieue. Ils jetèrent un regard sur le chemin parcouru, frappés d'admiration par décor étrange. Puis les jeunes gens regardèrent à leurs pieds. On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait d'une vie étrange. Les amoureux connaissaient bien ce bout de rivière ; Aussi Miette, du haut du pont, contemplait elle d'un regard d'envie la rive du torrent. Et en même temps, tandis que les choses du passé leur remontaient au cœur avec une saveur douce, ils crurent pénétrer l'inconnu de l'avenir.

Silvère leva la tête. Tout à coup, une masse noire apparut au coude de la route. La Marseillaise, chantée avec une furie vengeresse, éclata. Il se mit à courir, montant la côte. Il y avait un talus sur lequel il grimpa avec la jeune fille. La bande descendait avec un élan superbe. La Marseillaise emplit le ciel, le rugissement populaire roula par ondes traversées de brusques éclats secouant jusqu'aux pierres du chemin.
Silvère écoutait et regardait. Les insurgés approchaient. Ils seront partis d'Alboise cet après-midi. La colonne était arrivée devant eux. À mesure que les contingents défilèrent, les jeunes gens les virent en face d'eux, sans cesse renaissants, surgir brusquement des ténèbres.

Miette se serra contre Silvère, les yeux sur de si étranges faces, transfigurées par l'enthousiasme, la bouche pleine de la Marseillaise. En tête, venaient de grands gaillards, aux têtes carrées. La République devait trouver en eux des défenseurs aveugles et intrépides. Les bûcherons, dit Silvère. Ces hommes iraient jusqu'à Paris, enfonçant les portes des villes comme ils abattent les vieux chênes lièges. Miette regardait. Quand Silvère lui parla de son père, le sang lui monta aux joues. Elle examina les chasseurs d'un air d'étrange sympathie.
La colonne, qui venait de recommencer la Marseillaise, descendait toujours, comme fouettée par les souffles âpres du mistral. Les contingents descendaient la côte, deux bataillons avaient déjà traversé la raie de clarté qui blanchissait la route. À ce moment parut un bataillon plus nombreux que les autres. Le plus grand nombre de ces soldats avaient des fusils ou d'anciens mousquets. Derrière, s'avançaient de petits groupes composés chacun de dix à vingt hommes. Ils brandissaient en chantant des fourches et des faux. Silvère, qui reconnaissait les groupes à leurs chefs, les énuméra. « Va, nous serons vainqueurs I Le pays entier est avec nous. »
Et il acheva le dénombrement de ces hommes, qu'un tourbillon semblait prendre et enlever. Il montrait les contingents d'un geste nerveux.

Et roulée dans le flot sonore, la foule coulait. Le défilé, qui dura à peine quelques minutes, parut aux jeunes gens ne devoir jamais finir. Certes, Miette était une enfant mais elle était une enfant de courage. Volontiers, elle eût pris une arme et suivi les insurgés. Tout se mit à tourner devant elle. De grosses larmes chaudes coulaient sur ses joues. Silvère avait, lui aussi, des pleurs au bord des cils. Les insurgés s'arrêtèrent. La Marseillaise s'éteignit dans un dernier grondement. Silvère, entraînant Miette, se mit à remonter le talus. Ils coururent se tenant par la main. Il y avait des trous dans les aubépines. Silvère et Miette sautèrent sur la route par un de ces trous. Malgré le détour, ils arrivèrent en même temps que les gens de Plassans. Maya, dont le visage était caché à demi, fut regardée curieusement. Silvère n'avait pas songé à la figure que ferait son amoureuse devant les ouvriers.

Mais, une voix s'éleva : « Son père est un assassin. » « Laisse, reprit-elle, ceci me regarde… » Puis elle répéta avec éclat : « Vous mentez, vous mentez ! il n'a jamais pris un sou à personne. » Un chasseur vint au secours de la jeune fille. « La petite a raison, dit-il. Chantegreil n'a pas volé. Allons, calme-toi, petite. » Jamais Miette n'avait entendu dire du bien de son père. Elle toucha la hampe du drapeau et elle dit : « Donnez-le-moi, je le porterai. » Elle prit le drapeau et se tint droite, dans les plis de cette bannière qui flottait derrière elle. À ce moment, elle fut la vierge Liberté. Les insurgés éclatèrent en applaudissements. « Bravo, la Chantegreil ! Elle restera avec nous ! » Silvère la confondait avec la République. Silvère courut en avant pour aller chercher son fusil. Quand il rejoignit les insurgés, ils étaient arrivés devant la porte de Rome.



Chapitre 2

Plassans est une sous-préfecture d'environ dix mille âmes, sur le plateau qui domine la Viorne, adossée contre les collines des Garrigues. Il y a une vingtaine d'années, aucune ville n'avait mieux conservé le caractère dévot et aristocratique des anciennes cités provençales. Le vieux quartier étage ses ruelles étroites. Cette partie de Plassans est occupée par les ouvriers, tout le menu peuple actif et misérable. Ce qui, de nos jours, partage Plassans en trois parties distinctes, c'est que les quartiers sont seulement bornés par de grandes voies. Comme pour s'isoler davantage, la ville est entourée d'une ceinture d'anciens remparts. On démolirait à coups de fusil ces fortifications. Jusqu'en 1853, ces ouvertures sont restées garnies d'énormes portes. La ville, après avoir ainsi poussé les verrous, dormait tranquille.

La population de Plassans se divise en groupes qui  respectent trop les usages pour ne pas se parquer dans une des sociétés de la ville. Les nobles se cloîtrent. L'été, ils habitent les châteaux qu'ils possèdent aux environs ; l'hiver, ils restent au coin de leur feu. Ce sont des morts s'ennuyant dans la vie. Leur quartier a le calme lourd d'un cimetière. Les portes et les fenêtres sont barricadées. La bourgeoisie tâche de donner quelque vie à Plassans. Ce sont les esprits avancés de l'endroit, libres penseurs tout de paroles. Dans le vieux quartier, les ouvriers sont en majorité ; mais on y compte aussi les petits détaillants et même quelques gros négociants. Une seule fois par semaine les trois quartiers de Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville se rend au cours Sauvaire le dimanche.

Ce fut dans ce milieu particulier que végéta, jusqu'en 1848, une famille dont le chef, Pierre Rougon, joua plus tard un rôle important. Pierre Rougon était un fils de paysan. Sa mère, Adélaïde, se trouva orpheline. On apprit son mariage avec un jardinier, un nommé Rougon. Adélaïde eut un fils au bout de douze mois. Le faubourg entendait pénétrer le secret. Toutes les commères se mirent à espionner les Rougon. Rougon mourut quinze mois après son mariage. Une année s'était à peine écoulée que la jeune veuve avait un amant : « Ce gueux de Macquart. » La proximité des frontières avaient fait de ce garçon un contrebandier. En vingt mois, Adélaïde eut deux enfants, un garçon et une fille. Comme on ignora l'histoire de ces amours étranges, ce fut encore Macquart qui fut accusé d'avoir abusé d'Adélaïde pour lui voler son argent. Le fils légitime, le petit Pierre Rougon, grandit avec les bâtards de sa mère. Adélaïde garda auprès d'elle ces derniers, Antoine et Ursule. Ce fut une singulière maison. Adélaïde était logique avec elle-même ; seulement sa logique devenait de la pure démence aux yeux des voisins. Elle fut sujette à des crises nerveuses qui la jetaient dans des convulsions terribles. Ces secousses répétées achevèrent de la détraquer. Derrière la masure de Macquart, il y avait une muraille. Un matin, les voisins furent surpris en voyant cette muraille percée d'une porte. Le contrebandier venait très irrégulièrement, presque toujours à l'improviste. Jamais on ne sut au juste quelle était la vie des amants. Adélaïde manquait absolument du sens pratique de la vie. La valeur exacte des choses, la nécessité de l'ordre lui échappaient. Elle laissa croître ses enfants au bon plaisir de la pluie et du soleil. Elle s'occupait de son bien encore moins que de ses enfants. Jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans, les trois enfants se rouèrent de coups fraternellement, sans comprendre combien ils étaient étrangers. À seize ans, Antoine était un galopin, avec une sournoiserie pleine d'hypocrisie et de lâcheté. Antoine n'avait que les lèvres d'Adélaïde. Chez Ursule, la ressemblance de la jeune femme l'emportait. Ses yeux où passaient les regards d'Adélaïde étaient d'une limpidité de cristal. Pierre semblait un étranger. Son père et sa mère s'étaient chez lui corrigés. La nature d'Adélaïde avait amoindri les lourdeurs de Rougon. Mal élevé, ses vices, sa fainéantise, ses appétits de jouissance, il entendait les cultiver et les contenter au grand jour, honorablement.

À dix-sept ans, Pierre apprit la situation d'Antoine et d'Ursule. Il chercha le moyen de jeter à la porte, mère, frère, sœur immédiatement. L'attitude sévère de Pierre, enfant d'un homme qu'elle avait vite oublié, troublait son cerveau malade. Souvent, elle sanglotait, la nuit. Dès que Macquart arrivait, elle oubliait ses serments, elle courait à lui et la lutte recommençait à son retour, plus muette, plus terrible. Il ne chercha ni à régler la conduite d'Adélaïde ni à corriger Antoine et Ursule de leur paresse car il comptait se débarrasser de ces gens. Il échappa à la conscription, mais Antoine tomba au sort. Il donna sa parole qu'il le rachèterait, décidé à n'en rien faire. Antoine partit. Pierre se débarrassa d'Ursule. Un ouvrier nommé Mouret l'épousa. Mouret comprit qu'il devait quitter Plassans. Il emmena Ursule à Marseille. Restait Adélaïde. On apprit que Macquart venait d'être tué à la frontière. Elle hérita de la masure et elle se retira dans la petite maison. Pierre Rougon avait vu, comme dénouement, la vente de l'enclos. Cette vente devait lui permettre d'épouser la fille de quelque négociant.

Pierre avait jeté ses vues sur la fille d'un marchand, Félicité Puech. Il comptait acheter Félicité et relever la maison par son énergie. Le mariage arrêté, il s'occupa de la vente de l'enclos. Le propriétaire du Jas Meiffren lui avait déjà fait des offres à plusieurs reprises. Mais ce qu'il ignorait, c'était qu'Ursule et Antoine eussent des droits sur cette propriété. Les explications de l'huissier étaient claires. Il savait pouvoir disposer de sa mère comme d'une chose. Il lui fit signer un acte de vente. 8 jours après, le mur mitoyen n'existait plus. Pierre épousa Félicité. Elle était jolie ou laide. Cela devait dépendre de la façon dont elle nouait ses cheveux, qui étaient superbes. Le vieux quartier s'étonna, un mois durant, de lui voir épouser Rougon. Mais Félicité avait su deviner qu'il était loin d'être un imbécile. Les cinquante mille francs que Pierre apporta suffirent pour payer les dettes. Puech et le sieur Lacamp se retirèrent de l'association. « Tu as vaincu mon guignon », disait parfois Félicité. Une des faiblesses de cette nature énergique était de se croire frappée de malchance. Elle voulait être riche. Quand ils auraient quelques centaines de mille francs, ils seraient les maîtres de la ville ; elle gouvernerait. Lorsque Puech mourut, Félicité apprit que le vieil égoïste avait placé sa petite fortune à fonds perdu. Elle en fit une maladie.

Félicité, de 1811 à 1815, eut trois garçons, un tous les deux ans. Les quatre années qui suivirent, elle accoucha encore de deux filles. Elle reconstruisit sur la tête de ses fils l'édifice de sa fortune, à les engraisser comme un capital qui devait rapporter de gros intérêts. « Laisse donc ! criait Pierre, tous les enfants sont des ingrats. Quand Félicité parla d'envoyer les petits au collège, il se fâcha. Rougon lui-même se laissa prendre à ce contentement de l'homme illettré qui voit ses enfants devenir plus savants que lui. Lorsqu'ils eurent obtenu leur diplôme et qu'ils se virent obligés de revenir en province les trois jeunes gens s'endormirent, s'épaissirent. À la veille de la révolution, les fils Rougon avaient des positions précaires. Ils offraient alors des types profondément dissemblables.

L'aîné, Eugène, avait près de quarante ans. A certains gestes larges, on eût dit un géant qui se détirait les membres en attendant l'action. Eugène offrait le cas curieux de certaines qualités morales et intellectuelles de sa mère enfouies dans les chairs épaisses de son père. Un mois avant les journées de février, Eugène devint inquiet. Il partit pour Paris. Il n'avait pas cinq cents francs dans sa poche.

Aristide, le plus jeune des fils Rougon avait le visage de sa mère et un caractère sournois où les instincts de son père dominaient. Aristide aimait l'argent comme son frère aimait le pouvoir. À Paris, il mena une vie oisive. Son père, le retint. Aristide se laissa marier. Aristide joua à l'écarté quatre ans. Sa femme aidait à la ruine de la maison par un goût pour les toilettes et par un appétit formidable. Angèle était fille d'un capitaine retraité, qu'on nommait le commandant Sicardot, bonhomme qui lui avait donné pour dot dix mille francs. Pierre dut garder le ménage chez lui, exaspéré, frappé au cœur par le gros appétit de sa belle-fille et par les fainéantises de son fils. Enfin, Pierre put rendre à son fils ses dix mille francs. Lorsqu'il en fut à son dernier billet de cent francs, il devint nerveux. Longtemps, il tint le coup, il s'entêta à ne rien faire. Il attendit, flairant une catastrophe, prêt à étrangler la première proie venue.

L'autre fils, Pascal avait fait à Paris d'excellentes études médicales. Il vivait à Plassans satisfait dans la joie pure de ses recherches. Plassans ignorait que cet original fût un homme savant. Pascal, depuis deux ou trois ans, s'occupait du grand problème de l'hérédité.

Trois ans avant la révolution de 1848, Pierre et Félicité quittèrent leur maison de commerce avec une quarantaine de mille francs, au plus. Ils auraient bien voulu aller habiter la ville neuve, mais ils louèrent un logement rue de la Banne à quelques pas des gens riches. Au premier, demeurait le propriétaire. Demeurer chez les autres est un aveu de pauvreté. L'ancien mobilier dut servir sans être réparé. Félicité avait caché les meubles hors de service. Tous ses soins furent pour le salon. Elle réussit presque à en faire un lieu habitable. Pour tout embellissement, Félicité obtint qu'on tapissât la pièce d'un papier orange. Le salon avait ainsi pris une étrange couleur jaune. Elle eût donné dix ans de sa vie pour posséder une de ces habitations. La maison dans laquelle logeait le receveur particulier, la tentait. Les Rougon vivaient dans une pensée unique : faire fortune, tout de suite, en quelques heures. Tout leur être tendait à cela, brutalement. Félicité semblait ne pas avoir vieilli. Son visage n'avait guère changé, on aurait dit la tête d'une petite fille qui se serait parcheminée. Quant à Pierre Rougon, il avait pris du ventre ; il était devenu un bourgeois, auquel il ne manquait que des rentes pour paraître digne. On prétendait que sa femme le menait à la baguette, et l'on se trompait. Félicité revenait cent fois à la charge, jusqu'à ce qu'il cédât.

La révolution de 1848 trouva les Rougon sur le qui-vive, C'était une famille de bandits à l'affût, prêts à détrousser les événements.


Chapitre 3

À Plassans en 1848 le contrecoup des événements était très sourd. La voix du peuple s'y étouffe. On dort à Plassans quand on se bat à Paris. Les petits propriétaires furent pris de panique ; la République les fit trembler pour leur caisse et pour leur chère existence d'égoïstes. Les plus fins politiques de Plassans ne flairèrent l'Empire que fort tard. Le coup d'État éclata sur leurs têtes, et ils durent applaudir. Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits.
M. de Carnavant venait rendre visite aux époux. « Petite, disait-il, si jamais Henri V me rend une fortune, je te ferai mon héritière. » La position du marquis fit de lui l'agent du mouvement réactionnaire. Il laissa Pierre trôner, se gonfler d'importance, parler en maître. Il s'était formé chez les Rougon un noyau de conservateurs qui se réunissaient dans le salon jaune pour déblatérer contre la République. Il y avait là trois ou quatre négociants retirés qui appelaient de leurs vœux un gouvernement fort. M. Isidore Granoux, était comme le chef. Roudier, un bonnetier de Paris retiré à Plassans, s'était jeté dans la réaction à corps perdu. Sa fortune lui donnait une grande influence. Mais la plus forte tête était à coup sûr le commandant Sicardot. Il comptait parmi les plus glorieuses ganaches de la Grande Armée. On voyait aussi, chez les Rougon, Vuillet, un libraire qui avait joint à son commerce la publication d'un journal, la Gazette de Plassans. On peut imaginer, maintenant, le singulier spectacle que le salon jaune des Rougon offrait chaque soir. On s'entendait dans la haine.
La personne la plus heureuse était Félicité. Avoir du monde dans son salon était une façon de donner une couleur politique à leur pauvreté. Le salon, ce noyau de conservateurs appartenant à tous les partis, et qui grossissait journellement, eut bientôt une grande influence.
En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris. Il semblait sonder le terrain plus encore pour un parti que pour son propre compte. Il resta à Plassans jusqu'à la fin du mois, assidu aux réunions du salon jaune. Il paraissait à l'aise au milieu de cette tour de Babel. On le jugeait bon enfant. Lorsqu'un marchand ne pouvait placer de quelle façon il sauverait la France, il se réfugiait auprès d'Eugène.
Son frère Aristide était dans une grande perplexité. Il avait rompu tout rapport avec son père, le qualifiant en public de vieil imbécile.
Il détermina un libraire à fonder un journal démocratique. L'Indépendant fit, sous son impulsion, une guerre sans merci aux réactionnaires. Vuillet était la bête noire d'Aristide. Il ne se passait pas de semaine sans que les journalistes échangeassent les plus grossières injures. Le matin de son départ, Eugène emmena son père dans la chambre à coucher et eut avec lui un long entretien. Félicité essaya d'écouter. Eugène avait bien choisi son confident. Pierre exagéra encore cette lourdeur passive qui faisait de lui une masse grave et impénétrable. Eh ! dit l'ancien marchand d'huile, j'ai choisi une place qui rapporte. Pour être receveur, on n'a pas besoin de savoir le latin ni le grec. Eugène voulait me faire nommer dans une autre ville. J'ai refusé.
– Oui, dit vivement la vieille femme. C'est ici que nous devons triompher. Cette conversation enthousiasmait Félicité. Mais, dit Pierre, assez causé. Dormons. Je ne tiens pas encore la place. Surtout, sois discrète.
Félicité ne put dormir, elle faisait de merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francs de rente dansaient devant elle dans l'ombre. Le but que poursuivait son mari la passionna. Elle abandonna les calculs fondés sur la réussite du marquis. Elle fut admirable de prudence. Mais en voyant toute la ville accabler Aristide, elle pensait avec désespoir que le malheureux se perdait. Elle l'entretint secrètement.
Un mois plus tard, Sicardot annonça que l'armée se battait sous les murs de Rome. Puis, il entama l'éloge du président de la République.

Ce fut surtout l'année suivante que ce groupe prit dans la ville une influence décisive, grâce au mouvement qui s'accomplissait à Paris. L'heure des Rougon était venue. La ville neuve leur fit presque une ovation le jour où l'on scia l'arbre de la liberté planté sur la place. Le marquis était trop fin pour ne pas comprendre où allait la France. Un des premiers, il flaira l'Empire. Il feignit l'aveuglement. Un soir,  Félicité eut un éclair d'intelligence. « Le prince Louis a toutes les chances, n'est-ce pas ? » demanda-t-elle vivement. On était alors dans les premiers jours de l'année 1851. Rougon recevait régulièrement, tous les quinze jours, une lettre de son fils Eugène. Félicité comprit que son fils depuis 1848 travaillait à l'Empire. On ne pourrait rien lui refuser. Félicité éprouva une vive reconnaissance. Elle résolut de faire l'ignorante. Lorsque Pierre croyait travailler seul, c'était elle qui amenait la conversation sur le terrain voulu. Ce qui l'inquiétait, c'était le sort de son cher Aristide. Elle désirait convertir le malheureux républicain aux idées napoléoniennes. Pascal vint passer quelques soirées dans le salon jaune. Il regarda avec l'intérêt d'un naturaliste leurs masques figés dans une grimace. Jamais Félicité ne put l'amener à s'enrôler. Il continua cependant à venir de temps à autre passer une soirée dans le salon jaune.
L'année 1851 fut pour Plassans une année d'anxiété. Le sentiment était qu'un dénouement approchait. Ils étaient malades d'incertitude.
« Ainsi, vous pensez qu'une insurrection est nécessaire pour assurer notre fortune ? – C'est mon avis », répondit M. de Carnavant. La conversation avec le marquis acheva de lui montrer clairement la situation. En novembre 1851, le salon jaune était maître de Plassans. Le dénouement approchait. Le bruit d'un coup d'État courait et on accusait le prince président de vouloir se faire nommer empereur. Les Rougon, sans voir comment ils se débarrasseraient de ces gens et feraient ensuite place nette, se livraient pourtant à des espérances.
Le 10 décembre, Pierre Rougon reçut une lettre d'Eugène. Eugène, en dix lignes, prévenait son père que la crise allait avoir lieu.
Félicité fut piquée au point qu'elle aurait mis des bâtons dans les roues si elle n'avait pas désiré le triomphe aussi ardemment que Pierre. La nouvelle officielle du coup d'État n'arriva à Plassans que dans l'après-midi du 3 décembre. Aucun trouble ne paraissait devoir éclater. Vers neuf heures, Granoux arriva. Il dit que le maire s'était montré décidé à maintenir l'ordre par les moyens les plus énergiques. Aristide, forcé de prendre parti, écrivit un article très hostile au coup d'État, qu'il porta à l'Indépendant, pour le numéro du lendemain. Ses doutes revenaient, il était dans une de ces heures où l'on prendrait conseil d'un enfant. Il ne pouvait songer à entrer chez son père. Félicité referma la porte. Aristide enrageait, accusait sa famille de l'avoir dupé. Eugène regardait le succès du coup d'État comme certain. En revenant chez lui, il marcha lentement, perdu dans ses réflexions. L'indécision le reprenait. Il valait mieux attendre et se taire. Une heure plus tard, Angèle arriva chez le libraire, en feignant une vive émotion. « Mon mari vient de se blesser cruellement, dit-elle. »
La journée se passa à Plassans dans un calme relatif. Il y eut, le soir, une manifestation que la vue des gendarmes suffit à disperser.
Le salon jaune, cependant, s'agitait dans une vive anxiété. Pierre et le commandant marchaient, échangeant un mot de temps à autre. Enfin, on sonna. Le domestique du commandant parut et dit brusquement à son maître : « Monsieur, les insurgés seront ici dans une heure. » L'annonce des arrestations parut frapper Félicité. « Que font ces hommes des gens qu'ils arrêtent ? Ils doivent les garder comme otages.
– Non, certes, madame n'a pas tort », cria Granoux. Le commandant dit : « Tort ou raison, peu importe. Je devrais déjà être à la mairie. »

Pierre aperçut la colonne des insurgés. Ce fut en courant qu'il s'engagea dans l'impasse Saint-Mittre et qu'il arriva chez sa mère.

Chapitre 4

Antoine Macquart revint à Plassans après la chute de Napoléon. Adélaïde lui apprit tranquillement la vente des biens. Il s'emporta. Antoine alla prendre la diligence pour Marseille. Mouret lui dit qu'il ne voulait, à aucun prix, avoir des démêlés avec sa famille. La certitude qu'il avait les mains liées rendit Antoine plus menaçant. Il courait les rues, contant son histoire à qui voulait l'entendre. Macquart, allait reprendre la vie de soldat. qu'il préférait mille fois à celle d'ouvrier, lorsqu'il fit la connaissance d'une femme. Antoine Macquart lia connaissance avec Fine. Antoine finit par se dire que c'était la femme qu'il lui fallait. Elle travaillerait pour deux. Les Macquart eurent trois enfants : Lisa, née la première ; Gervaise, née l'année suivante. Le fils des Macquart, Jean naquit plus tard. Il est des hommes qui vivent d'une maîtresse. Macquart vivait de sa femme et de ses enfants. Il lui semblait tout naturel qu'on l'entretînt. Fine le laissait régner au logis. Il lui volait les sous qu'elle gagnait, sans qu'elle se permît autre chose que des reproches voilés.
Antoine Macquart criait que le peuple mourait de faim et que les riches devaient partager. Lui n'aurait pas donné un sou à un pauvre. Macquart, était resté ouvrier. Cela l'exaspérait. Quand il comparait les Macquart aux Rougon, il éprouvait encore une grande honte. Sa haine s'accrut encore, lorsque les Rougon eurent groupé les conservateurs autour d'eux, et qu'ils prirent, à Plassans, une influence. Antoine sentait à quel point son attitude devait consterner les Rougon, et il affectait, de jour en jour, des convictions plus farouches. Macquart avait compté sur Aristide. Mais le jeune homme n'était point assez sot pour faire cause commune avec un homme tel que son oncle. Battu de ce côté, Macquart n'avait plus qu'à sonder les enfants de sa sœur Ursule. Ursule était morte en 1839. Elle laissait trois enfants. Rougon accueillit son neveu François comme employé. Il trouva chez son neveu l'aide qu'il cherchait. Pierre lui donna en mariage Marthe. Macquart dut vite renoncer à entraîner dans sa campagne contre les Rougon ce gros garçon laborieux, qu'il traitait d'avare et de sournois.
Adélaïde avait alors près de soixante-quinze ans. Vieillie dans une existence monacale, elle s'était roidie et figée, au fond de sa masure. Elle avait demandé l'enfant, terrifiée par la pensée de mourir seule. Ce bambin qui tournait autour d'elle la rassurait contre la mort. Sans sortir de son mutisme, elle se prit pour lui d'une tendresse ineffable. Roide, muette, elle le regardait jouer pendant des heures. Silvère grandit dans un continuel tête-à-tête avec Adélaïde, il l'appelait tante Dide, nom qui finit par rester à la vieille femme. Elle l'adorait. Ils vécurent ainsi dans un silence triste, au fond duquel ils entendaient le frissonnement d'une tendresse infinie. Les bribes de savoir volé ne firent qu'accroître les exaltations généreuses. Il eut conscience des horizons qui lui restaient fermés. La vie du jeune homme resta celle de l'enfant. Ses camarades blessaient ses délicatesses par leurs joies brutales, Il préférait lire. D'une douceur d'enfant, lui qui n'aurait pas écrasé une mouche, il parlait à toute heure de prendre les armes. La liberté fut sa passion.
Bientôt, l'oncle et le neveu se virent deux et trois fois par semaine. Pendant leurs longues discussions, le sort du pays était décidé. À chaque visite du jeune homme, les mêmes scènes se reproduisaient. Le père avalait quelque ragoût de pommes de terre en grognant. Gervaise, grande fille de vingt ans passés, rougissait d'être ainsi grondée devant Silvère. Celui-ci, en face d'elle, éprouvait un malaise. Quand les deux femmes avaient pris leur aiguille, Macquart, assis sur le meilleur siège, se renversait voluptueusement, sirotant et fumant.Et Macquart recommençait pour la centième fois l'histoire des cinquante mille francs. Son neveu l'écoutait avec quelque impatience. Tous ses parents, jusqu'à ses petits-neveux, passaient alors par ses mains, et il trouvait des griefs et des menaces contre chacun d'eux. Puis Macquart, une fois lancé, ne s'arrêtait plus. Moi je dis la vérité, voilà tout…  Notre famille est une sale famille ; c'est comme ça. Tout ce linge sale que Macquart lavait devant son neveu écœurait le jeune homme. Antoine employait les grands moyens pour l'exaspérer. Puis, quand il croyait avoir suffisamment blessé Silvère, il abordait la politique. On m'a assuré, que les Rougon préparent un mauvais coup. Silvère rêvait son rêve de liberté idéale. Il bâtissait des épopées, dont les défenseurs de la liberté sortaient vainqueurs, et acclamés.  Ses rages de fainéant envieux et affamé s'accrurent encore, à la suite d'accidents successifs qui l'obligèrent à se remettre au travail. Sa haine pour les Rougon croissait avec sa misère. Il jurait de se faire justice puisque les riches s'entendaient pour le forcer au travail.
Les premiers jours, Macquart crut ses plans déjoués. Ce fut seulement à la nouvelle du soulèvement des campagnes qu'il se remit à espérer. Macquart fit rester en arrière quatre de ses compagnons. Il leur persuada aisément qu'il fallait arrêter les ennemis de la République. Macquart entra dans le salon, passa dans la chambre à coucher, bouleversa le lit, regardant derrière les rideaux et sous les meubles. Macquart prit à part un terrassier nommé Cassoute et lui ordonna de s'asseoir sur la marche et de n'en pas bouger jusqu'à nouvel ordre.
Il était près de onze heures du soir, lorsque les insurgés entrèrent dans la ville par la porte de Rome malgré les lamentations du gardien. À la tête de la colonne, marchaient toujours les hommes de Plassans guidant les autres ; Miette, au premier rang, ayant Silvère à sa gauche. Le silence de la ville endormie tranquillisa les insurgés, qui arrivèrent ainsi sur la place du Marché et sur la place de l'Hôtel-de-Ville. L'arrivée de la colonne insurrectionnelle, à pareille heure, surprenait l'autorité à l'improviste. On dut fermer les portes  pour délibérer. M. Garçonnet, par haine de la République, aurait souhaité de se défendre. Mais c'était un homme prudent qui comprit l'inutilité de la lutte. Qui êtes-vous et que voulez-vous ? cria le maire d'une voix forte. Je vous somme de vous retirer. Ces paroles soulevèrent des clameurs. Quand l'hôtel de ville fut au pouvoir des républicains, ils conduisirent les prisonniers dans un petit café , où ils furent gardés à vue. Vers une heure, les trois mille hommes mangeaient. Malgré le froid vif, il y avait des traînées de gaieté dans cette foule grouillante.
Silvère, grisé par l'élan de la bande, s'attaqua à un grand diable de gendarme nommé Rengade, avec lequel il lutta quelques instants. Il s'éloigna. Depuis qu'il avait senti sur sa peau la tiédeur du sang de Rengade, une seule idée le poussait, courir auprès de tante Dide. Pour la première fois, Adélaïde fit allusion au contrebandier Macquart devant son petit-fils. « Tu rapporteras le fusil ? Tu me le promets ! Pierre avait entendu en pâlissant les paroles du jeune homme. Vraiment, Félicité avait raison, sa famille prenait plaisir à le compromettre. Rougon, en refermant la porte avec soin, dit à sa mère d'une voix pleine de menaces : « S'il lui arrive malheur, ce sera de votre faute. »
Cependant, Silvère regagna la halle en courant. Comme il approchait de l'endroit où il avait laissé Miette, il entendit un bruit de voix. Justin se promettait d'être très insolent. Il finit par apercevoir sa cousine sur le banc où elle attendait Silvère vêtue de sa pelisse. La jeune fille sanglotait sous les injures. Parut Silvère. Le jeune Rébufat le redoutait. Il se sauva, hurlant, le visage meurtri. Il était alors près de deux heures du matin. Le froid devenait vif. La colonne se reforma. Les prisonniers furent placés au milieu. À ce moment, on vit circuler Aristide parmi les groupes. Il rencontra son frère Pascal muni d'une trousse et d'une petite caisse de secours.

Pendant ce temps, la colonne descendait le cours Sauvaire laissant derrière elle silencieuses et désertes les rues qu'elle avait traversées.

chapitre 5

Au loin s'étendaient les routes toutes blanches de lune. Et la farce vulgaire, la farce ignoble, tournait au grand drame de l'histoire. Au sortir de Plassans, les insurgés avaient pris la route d'Orchères. Ils devaient arriver à cette ville vers dix heures du matin. La colonne courut le long de la vallée comme une traînée de poudre. Les feux tachaient l'ombre de points sanglants. Ces hommes s'exaltaient. Grisés par l'enthousiasme du soulèvement général qu'ils rêvaient, ils croyaient que la France les suivait. Ils puisaient un entraînement de courage dans l'accueil que leur faisaient les habitants. C'était, à chaque village, une nouvelle ovation. Vers le matin, la lune disparut derrière les Garrigues ; les insurgés continuèrent leur marche rapide dans le noir épais d'une nuit d'hiver. Miette garda son attitude héroïque avec une opiniâtreté d'enfant, souriant au jeune homme chaque fois qu'il lui jetait un regard tendre.
Les jeunes gens grimpèrent jusqu'à un rocher. Autour d'eux se creusait un abîme de ténèbres. Ils étaient comme sur la pointe d'un récif. Miette et Silvère ne sentirent pas d'abord le froid. Ils gardèrent le silence, écoutant avec tristesse ces bruits dont frissonnait la nuit. Ce fut par cette froide nuit de décembre que Miette et Silvère échangèrent un de ces baisers qui appellent à la bouche tout le sang du cœur. Ils restaient serrés l'un contre l'autre. Et alors ce fut dans une sorte de rêve, que leurs lèvres se rencontrèrent. Leur baiser fut avide La pudeur venait à Miette. Alors elle fut prise de douleur, elle sanglota. Le jeune homme la reprit entre ses bras, essayant de la consoler. Au-delà du baiser, elle devinait autre chose qui l'épouvantait et l'attirait, dans le vertige de ses sens éveillés. Et elle s'abandonnait. C'est ainsi qu'elle refusait la mort si elle devait mourir ignorante. Et, cette rébellion de son sang, elle l'avouait par ses supplications. Puis, se calmant, elle posa la tête sur l'épaule du jeune homme, elle garda le silence. Silvère se baissait et l'embrassait longuement.
Miette avait à peine neuf ans, lorsque son père fut envoyé au bagne, pour avoir tué un gendarme. La petite demeurait avec son grand-père. Miette travailla gaiement. La vie en plein air était sa joie et sa santé. Celle-ci eût vécu heureuse sans les taquineries de son cousin. La jeune fille allait atteindre sa onzième année, lorsque sa tante mourut. Dès ce jour, Rébufat se laissa aller à traiter Miette en valet. La plus ingénieuse torture qu'il inventa fut de parler à Miette de son père en lui racontant le meurtre et la condamnation de Chantegreil. Miette eut, à plusieurs reprises, l'envie de se sauver du Jas-Meiffren. Mais elle n'en fit rien, par courage, pour ne pas s'avouer vaincue. Ses silences volontaires furent pleins d'étranges rêveries. Passant ses journées dans l'enclos, séparée du monde, elle grandit en révoltée.
Le puits était un puits mitoyen. Le mur du Jas-Meiffren le coupait en deux. C'était Silvère qui tirait pour tante Dide l'eau nécessaire. Un jour, la poulie se fendit. Le jeune charron tailla lui-même une belle et forte poulie de chêne qu'il posa le soir, après sa journée.L'outil tomba du côté du Jas-Meiffren. Silvère le regarda, se penchant, hésitant à descendre. La paysanne vint ramasser le ciseau à froid. Ils se regardaient d'un air confus et souriant. Elle levait vers lui une adorable tête, des yeux noirs qui l'étonnaient et le remuaient. Jamais il n'avait vu une fille de si près. Il se pencha davantage, et put enfin saisir le ciseau. La paysanne commençait à être embarrassée. Puis ils restèrent là, à se sourire encore, l'enfant en bas, la face toujours levée, le jeune garçon à demi couché sur le chaperon du mur. Le soir, Silvère essaya de questionner tante Dide. Mais le mur était, pour elle, comme un rempart infranchissable, qui murait son passé. Dès qu'il fut arrivé chez son patron, il fit causer ses camarades. Ils lui racontèrent l'histoire du braconnier et de sa fille Miette. Le soir, il trouva Miette à sa besogne. Il l'appela. « Reste, je t'en prie... Veux-tu que je sois ton ami ? » Dit-il d'une voix émue. Huit jours se passèrent ainsi, sans que les deux camarades eussent l'occasion d'échanger une seule parole. Silvère était désespéré. Ils se saluèrent. Peu leur importait le mur qui les séparait, maintenant qu'ils se voyaient là-bas, dans ces profondeurs discrètes. Je savais continua Miette que tu tirais de l'eau chaque jour. Je me disais que je viendrais en puiser tous les matins en même temps que toi. À partir de ce jour, les jeunes gens ne manquèrent pas au rendez-vous. L'eau dormante donnait à leurs entrevues un charme infini.
Le puits était un excellent prétexte à leur rendez-vous ! Jamais Justin ne se défia de son empressement à aller tirer de l'eau, le matin. Pendant plus d'un mois, ce jeu dura. On était en juillet ; les matinées brûlaient, blanches de soleil, et c'était une volupté d'accourir là. Certains matins, Miette, dont le tempérament ne s'accommodait pas d'une longue contemplation, se montrait taquine ; elle remuait la corde. Un matin, elle se fâcha. Elle ne trouva pas Silvère au rendez-vous, et elle l'attendit près d'un quart d'heure en faisant grincer la poulie. Longtemps après, Silvère, chaque matin, en tirant de l'eau, croyait y voir apparaître la figure rieuse de Miette, frissonnant et ému encore. Ce mois sauva Miette de ses désespoirs. La certitude qu'elle était aimée lui rendit tolérables les persécutions de Justin et des gamins. Ses amours étaient une aube dans laquelle se calmaient ses fièvres. Justin chercha avant d'apprendre de quelle façon elle lui avait échappé. Silvère, à cette époque, s'était déjà jeté avidement dans la lecture de tous les bouquins dépareillés qu'il trouvait chez les brocanteurs. Miette vint comme la joie de sa vie. Elle devenait nécessaire à l'abolissement du paupérisme et au triomphe définitif de la révolution. Chez lui, les troubles de sa grand-mère tournaient à l'enthousiasme chronique, à des élans vers tout ce qui était grandiose et impossible. Cependant Miette et Silvère se lassaient de n'apercevoir que leur ombre. Ils avaient usé leur jouet, ils rêvaient des plaisirs plus vifs.
La petite porte que Macquart et Adélaïde avaient jadis ouverte en une nuit était restée oubliée, dans ce coin perdu de la vaste propriété. Sans doute la clef était perdue. C'était cette clef que comptait retrouver Silvère. Il en essaya plus de trente qu'il ramassa un peu partout. Il commençait à se décourager, lorsqu'il trouva enfin la clef. Elle était attachée par une ficelle au passe-partout de la porte d'entrée. Le lendemain, il ouvrit doucement la porte. Il appela : « Miette ! Miette ! » Ils se contemplaient, ravis d'être si près l'un de l'autre. Silvère, tournant la tête, lâcha les mains de Miette. Il venait de voir tante Dide devant lui, droite, arrêtée sur le seuil de la porte. La grand-mère reçut au cœur un coup violent. Cette trouée blanche lui semblait un abîme de lumière creusé brutalement dans son passé. Jamais l'idée ne lui était venue que cette porte pût encore s'ouvrir. Elle s'avança. Elle se tint immobile, dans l'encadrement de la porte. En face de cet horizon banal et indifférent, elle crut que son cœur mourait une seconde fois. Tout, à cette heure, était bien fini. Elle allait se retirer, fermer la porte, sans chercher même à connaître la main qui l'avait violée, lorsqu'elle aperçut Miette et Silvère. Elle vint, sans dire un mot, prendre le jeune homme par la main. « Prends garde, mon garçon, on en meurt. » Ce furent ses seules paroles. Le soir, tante Dide eut une crise nerveuse. Pendant ces attaques, elle parlait souvent à voix haute, sans suite, comme dans un cauchemar. Ils discutèrent le choix d'un lieu de rencontre. Silvère vit apparaître une tête qui lui cria : « C'est moi ! » Et c'était Miette, en effet.
À partir de cette soirée, ils se virent là chaque nuit. Le puits ne leur servit plus qu'à s'avertir des obstacles mis à leurs rendez-vous. Les amoureux ne pouvaient guère se rejoindre que vers neuf heures. Miette arrivait par son mur. Et elle riait de son tour de force. Tout en se querellant sur la manière dont on doit poser les pieds et les mains à la naissance des branches, ils se serraient davantage. Et ils allaient dans le silence du sentier. Jamais ils ne dépassaient le bout de ce cul-de-sac étroit revenant sur leurs pas, à chaque fois. D'autres fois, par les soirées claires, Miette et Silvère se poursuivaient, riaient, se hasardant même à grimper sur les tas de planches. Leurs amours s'accommodaient ainsi des nuits obscures et des nuits limpides et jusqu'à minuit ils restaient tandis que la ville s'endormait. Jamais ils ne furent troublés dans leur solitude. Quand les soirées devenaient plus fraîches ils n'apercevaient plus qu'un feu de bohémiens. Quand l'heure sonnait, il leur fallait se dire adieu. Miette se décidait à remonter sur son mur. Les adieux traînaient un bon quart d'heure. Quand l'enfant avait enjambé le mur, elle restait les coudes sur le chaperon, retenue par les branches du mûrier qui lui servait d'échelle. Pendant deux années ils vinrent là chaque jour. Puis arrivèrent les pluies, les gelées. Ces humeurs de l'hiver ne les retinrent pas. Quand l'eau tombait, le premier arrivé se réfugiait là ; et, lorsqu'ils s'y trouvaient réunis, ils écoutaient l'averse qui battait. Enfin les beaux jours revinrent. Dans ce flot de vie coulant du ciel, parfois les amoureux regrettèrent leur solitude, les soirs de pluie. Puis, ils commençaient à étouffer dans l'allée. Jamais elle n'avait frissonné d'un si ardent frisson. Ils s'adossaient contre la muraille. Ils finirent par accuser leur retraite de manquer d'air et par se décider à aller promener leur tendresse plus loin, en pleine campagne.
Ils battirent pendant deux étés ce coin de pays. Ils réalisèrent leurs rêves : ce furent des courses folles. Ces jeux apaisaient leurs sens. Ils se couchaient sur une langue de sable. Alors Miette déclarait qu'elle était en bateau, l'île marchait ; elle la sentait qui l'emportait. Au bout de quinze jours, l'enfant sut nager. Libre de ses membres, elle se laissait envahir par les rêveries des berges mélancoliques. De la campagne, des horizons qu'elle ne voyait plus, elle entendait alors monter une voix grave faite de tous les soupirs de la nuit. Elle n'était point de nature rêveuse, elle jouissait par tout son corps, par tous ses sens, du ciel, de la rivière, des ombres, des clartés. L'enfant déclara un soir que l'eau froide lui faisait monter le sang à la tête. Sans doute elle donna cette raison en toute innocence. Il ne resta dans l'esprit de Silvère, du danger que venaient de courir leurs amours, qu'une admiration pour la vigueur physique de Miette. Il y avait encore dans l'amour de Silvère, outre son admiration pour la crânerie de son amoureuse, les douceurs de son cœur aux malheureux. Silvère lui expliquait le code comme il le comprenait, avec des commentaires étranges qui auraient fait bondir toute la magistrature. Miette demandait s'il eût mieux valu que son père se laissât tuer et Silvère disait que c'était un malheur lorsqu'on tuait son semblable. Cependant, la campagne libre, les longues marches en plein air, les lassaient parfois. Ils revenaient toujours à l'aire Saint-Mittre. Il y avait des jours où la clameur des morts devenait si haute, que Miette, fiévreuse, alanguie, regardait Silvère de ses yeux noyés. Ils se questionnaient souvent sur les ossements qu'ils découvraient. À chaque nouvelle trouvaille, c'étaient des suppositions sans fin. Et ce fut ainsi que, pendant près de deux années, ils s'aimèrent. Une voix leur disait qu'ils s'en iraient vierges, avant les noces.
Au jour, ils se levèrent vivement, ragaillardis, heureux des blancheurs de la matinée. Ils regardaient le cercle immense de la plaine. Ils descendirent, ils levèrent la tête, comme pour dire adieu à cette roche sur laquelle ils avaient pleuré, en se brûlant les lèvres. Brusquement, ils débouchèrent juste en face d'Orchères. De grands cris de joie, des brouhahas  leur arrivaient, clairs dans l'air limpide. Cette réception fraternelle des habitants d'Orchères fut la dernière joie des insurgés. Ils passèrent la journée dans un espoir sans bornes. Au crépuscule, Silvère rencontra le docteur Pascal. Le savant avait suivi la bande à pied causant au milieu des ouvriers, qui le vénéraient. « Tiens, c'est toi, mon garçon ! s'écria-t-il en apercevant Silvère. Silvère lui parla des droits du peuple, de son triomphe assuré. Silvère continuait à parler de sa chère République. À quelques pas, Miette s'était arrêtée, toujours vêtue de sa grande pelisse rouge. La nuit fut inquiète. Il passa un vent de malheur sur les insurgés. Paris était vaincu, la province avait tendu les pieds et les poings. Le général jugea que décidément la position d'Orchères était dangereuse. Il conduisit sa petite armée sur les hauteurs de Sainte-Roure. Une sentinelle accourut en gesticulant : « Les soldats ! les soldats ! » Il y eut un frisson de panique d'un bout à l'autre du plateau. Les villes, les villages que le bûcheron avait appelés à l'aide se réunissaient, formaient une masse sombre pour barrer le chemin ou mourir. Il y eut brusquement un grand silence et bientôt les insurgés aperçurent, du côté de la plaine des pointes de baïonnettes qui grandissaient. Silvère se tourna vers Miette. Elle était là, dans les plis du drapeau rouge. Et il n'avait pas tourné la tête, qu'une fusillade éclata. Pendant dix minutes, le feu dura. Puis, entre deux décharges, un homme cria : « Sauve qui peut ! » avec un accent terrible de terreur. Miette ne poussa pas un cri ; elle s'affaissa en arrière. « Relève-toi, viens vite », dit Silvère lui tendant la main, la tête perdue. Les cheveux dénoués, elle n'avait plus que ses yeux de vivants. Silvère sanglota. Les regards de ces grands yeux navrés lui faisaient mal. Silvère, penché sur elle, ne pouvait croire qu'elle allait mourir : « Non, tu vas voir, ça n'est rien… Ne parle pas, si tu souffres. » Une ombre passa sur son visage, et, de ses lèvres sortit un petit souffle. Ses yeux, grands ouverts, restèrent fixés sur le jeune homme. Les soldats, furieux, continuaient à tirer, ils criblèrent de balles la façade de la Mule-Blanche. Et M. Peirotte tomba comme une masse. Silvère et Miette se regardaient. Le jeune homme fut pris d'un sentiment de pudeur : il ramena les plis du drapeau rouge sur Miette. Mais la lutte était finie. Silvère se laissa traîner avec une obéissance d'enfant. Il se retourna, Miette restait là, avec ses grands yeux.
chapitre 6

Rougon, vers cinq heures du matin, osa enfin sortir de chez sa mère. Il poussa jusqu'à la porte de Rome. Plassans dormait à poings fermés. Une des fenêtres du salon jaune était vivement éclairée. Félicité lui jeta la clef du hangar, où il avait caché une réserve de fusils. Il alla droit chez Roudier. Pierre lui proposa d'aller chercher Granoux, dont la maison faisait un angle de la place des Récollets. Rougon fit répéter à Granoux qu'il avait bien vu le maire et les autres au milieu de ces brigands. Roudier affirma que la ville était libre. Ils se retrouvèrent dans le hangar. Au milieu, les fusils étaient couchés dans trois caisses longues. Un rat de cave éclairait cette scène. Ils savaient qu'il restait, à la mairie, au plus une vingtaine de républicains. Quarante et un contre vingt parut un chiffre possible. Ils restèrent là un instant, à se regarder d'un air louche, en échangeant des regards où de la cruauté lâche luisait dans de la bêtise.
Dans les rues, ils s'avancèrent, muets. Ils arrivèrent sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Sur la façade, une seule fenêtre était éclairée. Après dix minutes de discussion, il fut décidé qu'on avancerait jusqu'à la porte, pour voir ce que signifiait cette ombre et ce silence. Alors, les battants de la porte claquèrent contre les murs, et un flot d'hommes, au milieu desquels marchait Rougon, envahirent le cabinet. Trois hommes avaient déchargé leurs armes en l'air, comme pour répondre à la détonation d'en haut, sans bien savoir ce qu'ils faisaient. Cependant Rougon fit lier les poings de Macquart avec les embrasses des grands rideaux verts du cabinet. Celui-ci ricanait pleurant de rage. Quand Pierre fut seul avec son frère, il le poussa dans un cabinet de toilette. Ce cabinet n'avait d'autre issue que la porte d'entrée.
Rougon, seul enfin, s'assit à son tour dans le fauteuil du maire. Il poussa un soupir, il s'essuya le front. Enfin, il touchait au but. À chaque éclat de voix de Macquart, il se voyait pendu à une lanterne. Enfin Antoine s'endormit. Pierre eut dix minutes d'extase pure. Roudier déclara qu'il serait bon d'adresser une proclamation aux habitants. Il fut décidé qu'on l'afficherait à tous les coins de rue. « Maintenant, dit Rougon, je suis prêt à accepter la responsabilité. Je consens à me mettre à la tête d'une commission municipale. » Granoux et Roudier se récrièrent. Plassans ne serait pas ingrat. Granoux ajouta qu'il était sûr de l'admiration des conseillers municipaux. Sous cette pluie d'éloges, Rougon baissait humblement la tête. Il saluait à gauche, à droite, avec des allures de prince prétendant.
Pierre gagna la rue de la Banne. Au bas de l'escalier, il trouva Cassoute Le terrassier n'avait pas bougé, n'ayant vu rentrer personne.
Félicité ne s'était pas couchée. Et Pierre expliqua même ses projets futurs, oubliant que, selon lui, les femmes n'étaient bonnes à rien. Elle lui fit recommencer certaines parties du récit ; la joie faisait un tel vacarme dans sa tête que, par moments, elle devenait sourde. « Ah ! M. Peirotte est de la danse. » Félicité sourit ; elle venait de faire ce souhait : « Si les insurgés pouvaient le massacrer ! » Les habitués arrivaient. Personne ne connaissait encore, dans leurs détails, les événements, et tous accouraient, poussés par les rumeurs. Granoux parut. « Mon ami, je vous apporte l'hommage du conseil. Il vous appelle à sa tête, en attendant que notre maire nous soit rendu. Vuillet entra. Il avait vu les insurgés venir arrêter le directeur des postes. Aussi était-il allé s'installer dans le cabinet du directeur. Rougon amplifia et dramatisa le récit qu'il avait conté à sa femme. La distribution des fusils et des cartouches fit haleter tout le monde. Dubruel, Liévin et Massicot ont déchargé leurs armes. Ces messieurs ont juré que ce n'était pas leur faute. Et il y a eu une balle perdue. « En haut, continua Rougon, la lutte a été rude. » Et il décrivit l'arrestation de son frère et des quatre autres insurgés, très largement. Les habitués du salon jaune, étouffant dans le salon, disparurent un à un, piqués chacun par l'ambition d'être le premier à tout dire. Il était dix heures. Plassans courait les rues, ahuri de la rumeur. Cette catastrophe empruntait aux ombres de la nuit un caractère vague. Félicité aperçut Aristide. Elle lui fit signe de monter. Tu t'es trompé, là, avoue-le. Tu rédigeras un numéro très favorable au coup d'État.
Pendant ce temps, Rougon prenait officiellement possession de la mairie. À Plassans, le maire avait sous la main d'incroyables buses. Le premier acte de Pierre fut de déclarer en permanence la commission provisoire. Puis il s'occupa de la réorganisation de la garde. L'après-midi fut employé à prendre diverses mesures. La proclamation, affichée vers une heure, produisit une impression excellente.
La ville prenait un air singulier ; sur les maisons mornes, semblait tomber, avec le crépuscule, une peur grise, lente comme une pluie fine. Pierre leur promit leur régiment pour le lendemain. Ce fut un soulagement. Une grande lampe, posée sur le bureau, éclairait cette veillée. Rougon s'étonna de cette révolte de Vuillet. Mais Roudier entra, en faisant sonner terriblement sur sa cuisse un grand sabre à sa ceinture. « Messieurs, dit Roudier, je crois qu'une bande d'insurgés s'approche de la ville. » Ces mots furent accueillis par un silence épouvanté. Cependant, ils restaient inquiets ; Rougon conduisit la petite troupe dans le quartier Saint-Marc et vint frapper à l'hôtel Valqueyras. Au loin, entre la chaîne des Garrigues et les montagnes de la Seille, les lueurs de la lune coulaient comme un fleuve de lumière pâle. Mais le marquis tendait ses oreilles fines. « Eh ! dit-il, j'entends le tocsin. » Et, les tintements d'une cloche montèrent de la plaine. « Écoutez, écoutez, interrompit le marquis. Cette fois, c'est la cloche de Saint-Maur. » Et il leur désignait un autre point de l'horizon. «  Vous n'avez rien vu, là-bas ! ? » demanda-t-il. Des taches rouges apparurent pareilles aux lanternes de quelque avenue gigantesque. Cette illumination acheva de consterner la commission municipale. « Pardieu ! murmurait le marquis, ces brigands se font des signaux. » « Voilà maintenant que j'entends la Marseillaise », dit Granoux. « Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons ! » arrivait, par bouffées. Puis, le jour se leva. On n'apercevait point d'insurgés, les routes étaient libres ; mais la vallée, toute grise, avait un aspect désert. Ces messieurs étaient morts de froid et de fatigue. Ne voyant aucun péril, ils se décidèrent à aller prendre quelques heures de repos. À la mairie on parlait des cloches qui sonnaient le tocsin et on affirmait que les insurgés avaient mis le feu et que tout le pays flambait. Depuis deux jours, les bandes d'insurgés avaient interrompu toutes les communications. Plassans se sentait en plein pays de rébellion. Vers deux heures, le bruit se répandit que le coup d'État avait manqué ; Paris se trouvait entre les mains de la démagogie la plus avancée. De petites bandes passaient toujours au loin, dans la vallée de la Viorne. Au crépuscule, comme la veille, la panique souffla, plus froide. Rougon et Granoux comprirent que la situation devenait intolérable. Ils avaient peur de passer une seconde nuit sur la terrasse de l'hôtel. Rougon déclara gravement que, l'état des choses demeurant le même, il n'y avait pas lieu de rester en permanence. Roudier veillait à Porte.
Pierre rentra. Il sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile. Il entendait courir son nom, avec des paroles de colère et de mépris. L'impopularité des Rougon était l'œuvre d'avocats qui se trouvaient très vexés de l'importance qu'avait prise un ancien marchand illettré. Les républicains, eux aussi, relevaient la tête. On parlait d'un coup de main possible, tenté sur la mairie par les ouvriers du faubourg.
Pierre, dans cet écroulement de toutes ses espérances, songea aux quelques soutiens, sur lesquels, à l'occasion, il pourrait encore compter. « Nous sommes à terre… Jusqu'à nos enfants qui nous abandonnent ! » Le manque de nouvelles était l'unique cause de leur indécision anxieuse. Félicité comprit vite cela. S'ils avaient pu connaître le résultat du coup d'État, ils auraient continué quand même leur rôle de sauveurs. En effet, pourquoi Eugène n'écrivait-il pas à son père ? Après l'avoir tenu si fidèlement au courant des succès de la cause bonapartiste. À ce moment, on apporta la Gazette. Vuillet a fait paraître un superbe article, d'une violence inouïe contre les insurgés. Un chef d'œuvre. Vuillet avait l'injure trop impudente et le courage trop facile, pour que la bande insurrectionnelle fût si voisine des portes de la ville. « C'est un méchant homme, je l'ai toujours dit, reprit Rougon qui venait de relire l'article. Il n'a peut-être voulu que nous faire du tort.
Jamais Vuillet n'avait été plus heureux. Depuis qu'il pouvait glisser ses doigts minces dans le courrier, il goûtait des voluptés profondes. Lorsque Mme Rougon entra, il faisait son choix dans un tas énorme de lettres et de journaux, sous prétexte sans doute de les classer. Félicité prit la lettre. Elle vit qu'on avait dû ouvrir l'enveloppe ; le libraire s'était servi d'une cire foncée pour recoller le cachet. Un traité d'alliance fut conclu, par lequel Vuillet s'engageait à n'ébruiter aucune nouvelle et à ne pas se mettre en avant. Quel coquin ! Elle revint à pas lents, songeuse. Elle rencontra M. de Carnavant, qui profitait de la nuit pour fureter dans la ville sans se compromettre. « C'est toi, petite, dit-il. Je voulais aller te voir. Tes affaires s'embrouillent. – Mais non, tout va bien, répondit-elle, préoccupée. » Elle s'échappa marchant à pas rapides. Toute sa personne exprimait une volonté implacable. Elle allait se venger des cachotteries de Pierre. « Hein ! qu'est-ce que tu as, pourquoi pleures-tu ? » demanda Pierre brusquement réveillé. Elle ne répondit pas, elle pleura plus amèrement. Pierre agonisait. Félicité lui porta le dernier coup en ajoutant : « Je ne parle pas des dix mille francs que tu as donnés pour les armes. » Toute sa colère le jetait à des abandons, à des lamentations d'enfant. Félicité eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, si aplati. Félicité  écoutait. Elle le tenait donc enfin ce gros sournois. Elle retenait un sourire, elle commençait à avoir pitié du pauvre homme. Alors Félicité se coucha à son tour et elle lui expliqua longuement son plan. Selon elle il fallait que Pierre gardât une attitude de héros. Au plafond, la tache de lumière s'arrondissait comme un œil terrifié, ouvert et fixé sur le sommeil de ces bourgeois blêmes, suant le crime.

Félicité alla à la mairie pour Macquart enfermé depuis deux jours et deux nuits. Il avait eu le temps d'y faire de longues réflexions. Macquart en était à un moment où on se dit des vérités, on se gronde de ne s'être pas creusé un trou heureux, pour vautrer ses lâchetés. La négociation fut longue. Félicité déplora les haines qui désunissent les familles. Macquart étala sa misère. Félicité parla de la crise. Le marché fut conclu. Il devait amener, vers minuit, tous les républicains qu'il rencontrerait, en leur affirmant que la mairie était vide. Quelle journée ! Pierre alla droit à la mairie. « Veillez aux portes, disait-il, moi, je ferai respecter les propriétés et les personnes. » On vit Pierre emplir la mairie de ses allées et venues. Puis, il courut la ville, donnant à entendre que les insurgés n'étaient pas loin. Dans la ville, l'anxiété était à son comble. D'un instant à l'autre, on attendait la bande insurrectionnelle. Pierre eut des mots sublimes. Aristide courut à la rue de la Banne. « Tant pis ! je suis bonapartiste ! Papa n'est pas homme à se faire tuer sans que ça lui rapporte. » La nuit pleine d'angoisse tombait sur Plassans.
Quand Rougon rentra il trouva les rues absolument désertes. Cette solitude le rendit triste. Rougon, de retour à la mairie, prépara le guet-apens. Il donna l'ordre de ne plus prononcer une parole et d'éteindre toutes les lumières. Macquart avait passé la journée chez tante Dide. À cette heure, une inquiétude, un souci humain faisait par instants battre ses paupières. Tous les républicains se trouvèrent dans un café où Macquart leur avait donné rendez-vous. Il leur tint un discours de victoire à remporter. Alors Macquart cria « Venez, mes amis ! » Et, sortit une grêle de balles, qui passèrent avec un roulement de tonnerre, sous le porche béant. Le guet-apens avait éclaté comme un coup de foudre dans la ville endormie. Et, lentement, une cloche de la cathédrale sonna le tocsin. Les gardes restés aux remparts accoururent mais Rougon les renvoya à leurs postes, en leur disant qu'on n'abandonnait pas ainsi les portes. Granoux sonnait toujours le tocsin. Quand le silence fut retombé, Rougon se sentit exaspéré par ces sanglots. Il courut à la cathédrale.
Vers le matin, Rougon traversa la place, il posa le pied sur la main d'un des cadavres, crispée au bord d'un trottoir. Il faillit tomber. Les habitants se hasardèrent, le bruit courant que les insurgés avaient pris la fuite, en laissant des morts dans tous les ruisseaux. La panique de la nuit grandit encore le matin, par la vue des quatre cadavres. Jamais l'histoire vraie de cette fusillade ne fut connue. Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou et blême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personne n'osa plus rire. Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire. Autour de lui, la grande mairie, déserte et silencieuse, l'épouvantait. Un bruit de pas l'avait tiré de sa stupeur. La commission municipale entra. « Les soldats ! » Un régiment venait, en effet, d'arriver. Rougon saluait, tandis que le préfet disait à voix haute qu'il n'oublierait pas dans son rapport de faire connaître sa courageuse conduite. Aristide s'était déclaré en faveur du coup d'État qu'il accueillait comme l'aurore de la liberté dans l'ordre et de l'ordre dans la liberté. Félicité lui donna la lettre d'Eugène. « Tu es une sorcière, lui dit-il en riant. Tu as tout deviné. Embrasse-moi, tu es une brave femme. »

chapitre 7

Ce fut seulement le dimanche que les troupes repassèrent par Plassans. La terreur du coup d'État commençait, terreur éperdue, écrasante. Les autorités étaient revenues. Leur entrée n'avait rien eu de triomphal. Rougon rendit au maire son fauteuil sans grande tristesse. Pierre éprouvait encore une vague inquiétude ; il craignait quelque sottise de Pascal, il était très inquiet sur le sort réservé à Silvère. Pierre fila chez sa mère. Quand il entra, il vit tante Dide, roide, morte, sur le lit. Ce pauvre corps était vaincu par une crise suprême. Pascal hocha la tête. « Non, cette crise ne ressemble pas aux autres. Je l'ai souvent étudiée, et jamais je n'ai remarqué de tels symptômes. Macquart se mit à compter les pièces d'or. Il faisait tomber de haut les pièces, dont le tintement emplissait l'ombre d'une musique claire. « Le prix du sang ! dit-elle. Et ce sont eux qui l'ont vendu. Ah les assassins. Je le voyais depuis longtemps, le front troué d'une balle. » Pascal suivait la crise d'un œil attentif. Elle chantait, elle riait, elle criait et répétait : Maudits ! sur une étrange phrase musicale. Elle continua sa chanson. « Voilà ce que je craignais, dit le médecin, le coup a été trop rude. Elle mourra dans une maison de fous. » Comme il sortait de l'impasse Saint-Mittre, il vit Aristide. Ce dernier accourut et lui dit quelques mots à l'oreille. Pierre devint blême. La bande de ces bourgeois qui s'étaient rués sur la République expirante étaient vexés de voir que le plus taré allait avoir le ruban rouge. Aussi Rougon et Aristide furent-ils reçus avec enthousiasme ; toutes les mains se tendirent vers eux. On alla jusqu'à s'embrasser. Félicité se leva et vint se pencher à l'oreille d'Aristide : « Et Silvère ? » lui demanda-t-elle. « Il est mort, répondit-il à voix basse. »
Rengade se tourna vers l'officier. « Ce gredin m'a crevé l'œil, lui dit-il en montrant Silvère. Donnez-le-moi. » L'officier se retira. Avant d'atteindre l'allée, Silvère regarda. Il se souvint d'un dimanche lointain. Une émotion le prit. il ne la verrait plus jamais, jamais. « Venez, dit le gendarme. Ça ne sera pas long. » Et Silvère reconnut le borgne. Il sourit. Il dut comprendre. Puis il détourna la tête. Silvère s'attardait, il jouissait longuement de ses adieux à tout ce qu'il aimait, les herbes, les pièces de bois, les pierres du vieux mur. Silvère sentit sur sa tempe le froid du pistolet. Puis le borgne tira, et ce fut tout ; le crâne de l'enfant éclata comme une grenade mûre.
Chez les Rougon des rires montaient. Et, au loin, au fond de l'aire Saint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang se caillait.