Mais
les invités regardaient la table. Kemal fit asseoir ces
messieurs. Ce fut une béatitude. Avant que chacun ne commence,
Sakkan, d'un geste,
demanda un moment de répit. Il se leva, et
gravement :
« Messieurs, dit-il, je veux, au nom de la société, dire à notre
hôte
combien nous sommes heureux des récompenses que lui ont values son
courage et son patriotisme. Je reconnais que Raqqaoui a eu une
inspiration du ciel en restant à Alep, tandis que les
rebelles nous
traînaient sur les grandes routes. Aussi j'applaudis des deux mains aux
décisions du gouvernement… Laissez-moi achever ; vous féliciterez
ensuite notre ami… Sachez donc que notre ami, brave parmi les
braves de
la patrie, va en
outre être nommé à un poste de haut responsable. »
Il y eut un cri de surprise. On s'attendait à une petite place.
Quelques-uns grimacèrent un sourire ; mais, la vue de la table
aidant,
les compliments recommencèrent de plus belle.
Sakkan réclama
de nouveau le silence.
« Attendez
donc, reprit-il, je n'ai pas fini… Rien qu'un mot… Il est à
croire que nous garderons notre ami parmi nous, grâce à la mort
d'Abou
Firas. » Tandis
que les convives s'exclamaient, Fatima éprouva un
élancement au cœur. Sakkan lui avait déjà conté
la mort d'Abou Firas à
Ariha ; mais,
rappelée au début de ce dîner triomphal, cette
mort
subite et affreuse lui fit passer un petit souffle froid sur le visage.
Elle se rappela son souhait ; c'était elle qui avait tué cet
homme. Et,
avec la musique claire des plats en inox, les convives fêtaient
le
repas. À Alep,
on mange beaucoup et bruyamment. Avant la viande, ces
messieurs parlaient tous à la fois ; ils donnaient le coup de pied
de
l'âne aux vaincus, se jetaient des flatteries à la tête, faisaient des
commentaires désobligeants sur l'absence du prince ; les étrangers
étaient d'un commerce impossible ; Jisri finit même par laisser
entendre que le prince s'était fait excuser,
parce que la peur des
rebelles lui avait
donné la jaunisse. Au second service, ce fut une
curée. Les marchands d'huile, les marchands de savon, sauvaient la
Syrie. On trinqua à
la gloire des Raqqaoui. Ghali, très rouge,
commençait à balbutier, et Garo, très pâle, était
complètement
gris ; mais Sakkan versait toujours,
tandis qu'Amira, qui
avait
déjà trop
mangé, se faisait des verres de thé très sucrés. La joie d'être
sauvés,
de ne
plus trembler, de se retrouver dans ce salon jaune, autour d'une bonne
table, sous la clarté vive des deux candélabres et du lustre, qu'ils
voyaient pour la première fois allumé de toutes ses lampes
incandescentes, donnait
à ces messieurs un épanouissement de sottise, une plénitude de
jouissance large et épaisse. Dans l'air chaud, leurs voix montaient
grasses, plus louangeuses à chaque plat, s'embarrassant au milieu des
compliments, allant jusqu'à dire – ce fut un ancien maître
tanneur
retiré qui trouva ce joli mot – que le dîner « était un
vrai festin de paradis ».
Kemal
rayonnait, sa grosse face pâle suait le triomphe.
Fatima,
aguerrie, disait qu'ils loueraient sans doute le logement de
ce pauvre Abou Firas, en attendant qu'ils
pussent acheter une petite
maison dans le Chahba ; et elle distribuait
déjà son mobilier
futur dans les pièces du directeur.
Elle entrait dans son palais. À un moment, comme le
bruit des voix
devenait assourdissant, elle parut prise d'un souvenir subit ;
elle se
leva et vint se pencher à l'oreille de Youssef :
« Et Selim ? » lui demanda-t-elle.
Le jeune homme, surpris par cette question, tressaillit.
« Il est mort, répondit-il à voix basse. J'étais là quand le
policier
lui a cassé la tête d'un coup de pistolet. » Fatima eut à son
tour un
léger frisson. Elle ouvrait la bouche pour demander à son fils pourquoi
il n'avait pas empêché ce meurtre, en réclamant l'enfant ; mais
elle ne
dit rien, elle resta là, interdite. Youssef, qui avait lu sa
question
sur ses lèvres tremblantes, murmura :
« Tu comprends, je n'ai rien dit… Tant pis pour lui,
aussi ! J'ai
bien fait. C'est un bon débarras. » Cette franchise brutale déplut
à Fatima. Youssef,
comme son père, comme sa mère, avait son cadavre.
Sûrement, il n'aurait pas avoué avec une telle carrure qu'il flânait
vers Hamdaniye
et qu'il avait laissé casser la tête à son cousin, si
les vins
de l'hôtel Cham
et les rêves qu'il bâtissait sur sa prochaine
arrivée à Damas
ne l'eussent fait sortir de sa sournoiserie habituelle.
La phrase lâchée, il se dandina sur sa chaise. Kemal, qui de loin
suivait la conversation de sa femme et de son fils, comprit, échangea
avec eux un regard de complice implorant le silence. Ce fut comme un
dernier souffle d'effroi qui courut entre les Raqqaoui, au milieu des
éclats et des chaudes gaietés de la table. En venant reprendre sa
place, Fatima aperçut
de l'autre côté de la rue, derrière une vitre,
un imam qui passait ; on veillait le corps
d'Abou Firas,
rapporté
le matin de Ariha.
Elle s'assit, en sentant, derrière elle, cet imam
qui chantait les prières pour les morts.
Mais les rires montaient, le salon jaune s'emplit d'un cri de
ravissement, lorsque les desserts parurent. |