Parlons plus
simplement de ces grands hommes. Et moins durement.
Leur politique est devenue un manège de chevaux de bois. Ils nous
disent : Monsieur, vous avez changé, vous n'êtes plus à
la même place. La preuve, c'est que vous n'êtes plus en face du même
chevau de bois. – Pardon, monsieur le député, ce sont les chevaux
de
bois qui ont tourné. Il faut rendre d'ailleurs cette justice à ces
malheureux qu'ils sont généralement très gentils avec nous, excepté la
plupart de ceux qui sortant du personnel enseignant constituent le
parti intellectuel. Tous les autres, les députés propres, les
politiciens proprement dits, les parlementaires professionnels ont bien
autre chose à faire que de s'occuper de nous, et surtout que de nous
ennuyer ou de nous être désagréables : les concurrents, les
compétiteurs, les électeurs, la réélection, les compétitions, les
affaires, la vie. Ils aiment mieux nous laisser tranquilles. Et puis
nous sommes si petits (en volume, en masse) pour eux. En masse
politique et sociale. Ils ne nous aperçoivent même pas. Nous n'existons
pas pour eux. Ne nous gonflons pas jusqu'à croire que nous existons
pour eux, qu'ils nous voient. Ils nous méprisent trop pour nous haïr
pour nous en vouloir de nous être infidèles, je veux dire de ce qu'ils
nous sont infidèles, à nous et à notre mystique, leur mystique, la
mystique qui nous est commune, censément, réellement commune, (à nous
parce que nous nous en nourrissons et qu'inséparablement nous vivons
pour elle, à eux parce qu'ils en profitent et qu'ils la parasitent),
pour même nous (en) tenir rigueur.
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Ce
qui frappe dans le traitement politique et médiatique - c'est le
même -
qui est fait de la « Nuit debout », c'est la volonté
à peine masquée, parfois affichée de faire rentrer le mouvement dans le
récit commun, le récit politique et médiatique commun, et Péguy aurait
ajouté : transformer leur mystique en leur politique. Il y a
d'abord
l'utilisation par les médias et par les élus parisiens de tous les
bords du concept d'« espace public », qui serait
« privatisé » par les
manifestants, cette « privatisation » se matérialisant
par l'usage de bâches et de stands divers, qui, dès lors, n'ayant pas
fait l'objet d'autorisations, ni de redevances, devraient être enlevés,
démontés, balayés. Juridiquement, c'est imparable. Politiquement, c'est
grotesque, ravalant l'occupation de la place aux terrasses des
cafés-restaurants. Il y a ensuite la question du bruit qui gêne les
riverains, eux qui, dans le quartier, sont déjà exaspérés, tout à côté,
par les jeunes qui se rassemblent près du canal, les réfugiés sous les
ponts et les mendiants sur les grilles chauffantes du métro. Tous ces
braves riverains votent, ou sont supposés voter, et pourraient s'en
souvenir. Il suffit donc qu'un leader de droite lève le ton pour que
tous les élus de gauche se précipitent pour déplorer les nuisances
sonores. Il y a ensuite l'envie des médias et des politiques de trouver
des leaders, de les identifier et de les caractériser comme
interlocuteurs, puis de les inviter sur des plateaux de télévision, de
leur offrir des interviews. Il s'agirait là aussi de « savoir les
noms. » Une fois ce premier pas effectué, il ne sera pas très
difficile de
les « peopliser », de leur trouver des amours secrètes. Quel
serait le
leader idéal, médiatiquement idéal, politiquement idéal. D'abord, ce
serait un homme. Il aurait « une gueule », entre celle de
l'abbé Pierre
et celles des syndicalistes de Goodyear, une barbe, bien sûr, et un
galurin reconnaissable sur la tête. Une fois choisi, une fois montré,
viendrait le dépeçage et les révélations sur sa personne. Ce serait le
fils de quelqu'un de connu. Il habiterait dans le 16ème
arrondissement
de Paris et n'aurait pas payé l'impôt sur la fortune. Il se serait
encanaillé à cause de la rencontre d'une jeune femme droguée et
végétarienne devenue son égérie. Ce serait un récit formidable !
Le boa
des médias aurait étouffé sa proie.
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