Diégèse 2016


#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 -


Chronite aiguë - Péguy-Pasolini - #09 -
18 avril
En 1974, Pasolini fait l'analyse que la victoire du non à l'abrogation de la loi sur le divorce est le signe que la société italienne a changé, qu'elle a durablement changé et qu'elle est entrée dans une nouvelle ère, celle de la société de consommation. Il en conclut que Fanfani et Berlinguer ont perdu. Amintore Fanfani est ce vieux leader de la démocratie chrétienne qui a renié le fascisme, qu'il a qualifié d'erreur historique, quand Berlinguer est ce leader du parti communiste italien qui, plus tôt que ses homologues français, a émancipé son parti du joug idéologique soviétique. Fanfani et Berlinguer sont assez largement oubliés aujourd'hui si ce n'est par les Italiens et les historiens. Ce sont sans doute les inspirateurs de Don Camillo et de Peppone qui amusèrent tant les Italiens et les Français sous les traits de Fernandel et de Gino Cervi. Ce sont les témoins d'une Italie d'après-guerre, qui est alors encore l'Italie ancestrale. Pasolini a raison de penser que le référendum de 1974 sonne le glas de ces hommes politiques-là, de cette organisation-là de la vie politique italienne et de l'Italie ancestrale du sanfédisme. Cependant, assassiné en 1975, il ne verra pas Fanfani revenir au pouvoir sous différents titres en 1976, 1978, 1982, et 1987. Fanfani, mort en 1999, est né en 1908. Quant à Berlinguer, né en 1922, il demeure secrétaire général du Parti communiste italien de 1972 jusqu'à sa mort brutale en 1984. Ainsi, ce que Pasolini ne savait pas, ou plutôt, ce qu'il savait mais qu'il n'a pas pu voir, c'est que les hommes politiques vivent politiquement encore longtemps après leur mort politique.
19 avril
De certains hommes politiques - car il n'y a que des exemples d'hommes qui me viennent à l'esprit - on dit qu'ils sont insubmersibles, et l'on va jusqu'à louer cette insubmersibilité-là. Dans l'Italie de l'après-guerre, Amintore Fanfani en était le parfait exemple. En France, François Mitterrand en est aussi un exemple, en est aussi le frappant exemple. Cette insubmersibilité frappe les esprits et excite les commentateurs. Elle inspire tel ou tel, parfois couvert d'affaires judiciaires, qui continue à dire, à croire et à dire qu'en politique rien n'est jamais fini. Mais il y a les véritables insubmersibilités et les factices, celles qui sont uniquement portées par les médias et l'argent de ceux qui possèdent ces médias. Il nous est parfois présenté comme insubmersibles des zombies politiques, morts et bien morts, et qui commencent même à sentir. Si l'on revient à François Mitterrand, puisqu'il est mort et qu'il ne prétend pas ressusciter, on peut s'interroger sur la capacité qu'il a eue à demeurer sur le devant de la scène politique dans des circonstances politiques aussi différentes les unes des autres. En 1947, quand il devient le plus jeune ministre de France, Édith Piaf chante La Vie en rose. Quand, en 1995, il quittera la vie politique, le paysage musical sera bien différent. Mais François Mitterrand avait su demeurer pendant toutes ces années contemporain de ses contemporains et c'est cette contemporanéité qui faisait son insubmersibilité. Il avait su chevaucher le temps, et les vagues du temps, embrasser les grands cycles, en prendre acte et c'est d'être ainsi parfaitement synchrone avec l'époque qui lui a garanti les succès politiques les plus improbables.
20 avril
C'est ainsi que j'ai cette impression persistante que la classe politique dans son immense majorité n'est pas contemporaine, n'est pas de son temps. Et ce n'est pas une question d'âge. Et ce n'est pas une question de technologie. Vers les années 2010, celles et ceux que l'on nomme dans les médias « les politiques » ont commencé à pratiquer activement, et même parfois frénétiquement, l'envoi de messages courts sur les réseaux sociaux. Twitter a commencé à rythmer ce que l'on nomme aussi « la vie politique ». Les plus chanceux ont engagé des spécialistes de l'expression qui ne dépasse pas 140 caractères. Ce n'est pas que 140 caractères, ce serait trop peu pour s'exprimer valablement. Le mot « non » n'en a que trois, ainsi que le mot « oui » d'ailleurs. C'est que 140 caractères, c'est beaucoup trop pour dire non, et trop peu pour développer la nuance. On peut ainsi suivre Roland Barthes quand, en 1979, dans son cours au Collège de France, il dit que « la civilisation des médias, des mass -média, se définit à mes yeux par le rejet agressif de la nuance. » - ce qui, au demeurant, ne demande que 101 caractères. Mais loin s'en faut que le personnel politique recherche, et surtout trouve, dans l'interactivité frénétique de tweets concoctés par des services de communication, la grâce du haïku.
21 avril
Si l'on aborde ici la question du contemporain, ou même seulement celle de la contemporanéité, il est préférable d'emblée de se référer à Giorgio Agamben et à son ouvrage : « Qu'est-ce que le contemporain ? », la difficulté étant qu'il faudrait pouvoir le citer en entier. On pourra suivre Agamben quand il affirme que « Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et ne se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps. » Alain Finkielkraut, en 1992, avant d'être devenu sa propre caricature, a défini Péguy comme le « Mécontemporain ». C'était bien vu. Le terme convient d'ailleurs aussi à Pasolini. Ainsi, le personnel politique ne serait pas de son temps car, il voudrait trop être de son temps, et c'est cette impossibilité ontologique qui le rendrait fou. En effet, l'accélération des médias et leur mondialisation ont introduit dans le débat politique, à coup, notamment, de sentences de moins de 140 caractères, une maladie aigüe, qui est une maladie du temps, et que l'on pourrait donc nommer une « chronite ». Le personnel politique est atteint de « chronite ». On s'attachera ici à en décrire quelques symptômes. La conséquence en est l'incapacité partielle mais le plus souvent totale à saisir le contemporain.
22 avril Si la « chronite » politique est une maladie, il faut d'abord en examiner l'étiologie sinon l'étiopathogénie. Tout porte à croire qu'il s'agit d'une maladie infectieuse, et très certainement contagieuse. La clinique permet d'affirmer que, dans la plus grande majorité des cas, la « chronite » est provoquée par un agent pathogène virulent : les médias. Vous prenez une personne normale, qui fait ses affaires avec patience, besogneusement, sérieusement, avec conscience aussi, et même avec conviction, et même avec conviction politique, avec engagement politique, et vous placez cette personne, qui a des atouts, qui a un bagage, qui détient des éléments, vous la placez en position politique, en position de visibilité politique, ou pire encore en position ministérielle, en position présidentielle et, sans délai, cette personne respectable attrape la « chronite ». Les symptômes sont toujours les mêmes, tous en sont frappés, même si tous n'en périssent  pas, ou pas tout à fait. Le symptôme le plus évident, le plus fort aussi, est l'apparente nécessité qui prend le malade de s'exprimer en permanence sur tout et n'importe quoi. Les technologies ont amplifié la maladie. Il y a quelques années encore, l'espace médiatique n'étant pas encore saturé, la pratique parcimonieuse du communiqué officiel permettait de juguler la maladie. Désormais, et depuis l'efflorescence des réseaux sociaux, la maladie galope, provoquant ses dégâts sur l'entendement, sur la clarté, sur le sens-même des choses et des événements. Il faut non seulement nourrir la bête médiatique de propos et d'images, de réactions et d'émotions, mais il faut aussi, et le plus banalement possible, dire que l'on est triste, ou heureux, ou scandalisé, ou étonné, ou ravi, ou seulement concerné en moins de 140 caractères. Cette forme de la maladie, que l'on a cru un temps bénigne, s'est avérée avec le temps particulièrement virulente, et provoquant des dommages inattendus, dont certains se sont révélés irréversibles.
23 avril Et, ce que l'on constate depuis quelques années, c'est une contagion de cette « chronite » à un large spectre de la population, au point où les chercheurs commencent à se demander si elle ne provoque pas des dommages neurologiques. Il n'y a certes pas assez de recul pour mesurer si ces dommages peuvent régresser par la pratique de la continence communicationnelle. En effet, il est admis que pendant l'adolescence l'être humain ressent le besoin irrépressible d'échanger avec des congénères de la même classe d'âge, le plus souvent du même sexe, des messages à toute heure du jour et de la nuit commentant son environnement immédiat. Que la chemise du professeur sorte de son pantalon et c'est une épopée ! Un couple se forme dans la classe et c'est une nouvelle Recherche du temps perdu! Le jeune humain va ainsi relater, et parfois-même dans un journal intime, tout ce qu'il ou elle fait, ce qu'il ou elle a mangé, ce qu'il ou elle a pensé, ses amours et ses détestations, qui ne peuvent être les unes et les autres qu'éternelles. Ses jugements surtout, sont définitifs et sans appel. Cette affection bénigne de la communication inter-humaine, qui peut parfois s'étendre aux échanges avec des animaux domestiques tels les hamsters et les chats, s'éteignait auparavant aux premières années de l'âge adulte. Il est plausible qu'elle provienne des hormones, et notamment des hormones sexuelles. C'est donc particulièrement curieux, et assez inquiétant, que des adultes, parfois fort avancés en âge, des adultes si soucieux de leur respectabilité et d'être pris au sérieux, soient soudainement atteints du même syndrome. Et les voilà commentant, annonçant qu'ils ont écouté de la musique ou visité un château ou regardé la télévision, tout cela en moins de 140 caractères. Et le personnel politique n'y échappe pas. Au contraire, il contribue à forger les tendances. Il y a cependant un avantage secondaire à cette émission effrénée de messages de moins de 140 caractères, c'est de révéler la nature véritable de ce que l'on nomme le débat politique et qui n'est le plus souvent qu'une collecte d'interjections de cours de récréation au milieu de banalités affligeantes.
24 avril L'usage sans mesure de messages courts rendus publics sur les réseaux sociaux se double le plus souvent d'un usage tout autant débridé, intensif, maladif de messages privés tout aussi courts et tout aussi sans nuance. Bien sûr, la langue en pâtit. Le message court fait rapidement l'économie de tout signe diacritique : les accents sont les ennemis du pianotage sur écran tactile. La ponctuation fait aussi les frais de la brièveté du message et de la rapidité de sa saisie. Le message court est souvent sans nuance, et sans retenue. Il est propre aux fonctions les plus rudimentaires du langage : l'expression d'un ordre ou d'une instruction ; l'acquiescement sans réserve ou le refus brutal ; l'indication d'un lieu, la confirmation d'un rendez-vous dont on est déjà convenu. Le message court appelle donc un prolongement in situ et in praesentia. Si deux personnes communiquaient uniquement par messages courts sans jamais se parler, se voir, sans jamais s'écrire des phrases correctement formées dans des textes structurés, très vite, ces deux personnes ne se comprendraient plus : elle auraient développé cette maladie banale mais terrible du langage que l'on nomme le « malentendu ». En effet, le message court ne peut être univoque que s'il est porté, soutenu, alimenté par d'autres échanges effectués dans d'autres situations de communication. Sans ces autres situations, le sens-même de ces messages se dérobe. Rapidement, les personnes ne se comprennent plus. Continuant cependant à émettre, elles révèlent la principale caractéristique du message court, celle d'être d'abord une production sémantique pour soi avant d'être un message pour l'autre.
25 avril Cet abrasement du langage n'est ni sans but ni sans raison : plus on s'exprime par messages courts, plus on est préparé à recevoir et à faire siens les slogans de toute sorte : publicitaires ou politiques. L'usage intensif de messages courts est donc à l'évidence une préparation tout aussi intensive à la consommation de masse. Les inventeurs et détenteurs des réseaux sociaux ne s'y sont pas trompés. Il est plus facile pour cibler les bonnes publicités, de caler des algorithmes sur des textes de moins de 140 caractères. On assiste même à une forme de renversement par lequel le slogan publicitaire se fait plus sophistiqué que l'analyse politique, que le discours politique. C'est que le slogan, lui, et l'image publicitaire, elle, sont produits par des professionnels du langage et par des professionnels de l'image. Alors que l'immense majorité de la classe politique veut ignorer et mépriser les humanités, les agences de publicité recrutent des sémanticiens, des linguistes, des sémioticiens, des sociologues, des ethnologues, des historiens... Alors que les ministres de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur successifs tendent à réduire la place de ces mêmes humanités - qu'ils méprisent et qu'ils ignorent - dans les enseignements, pour la raison supposée qu'elles ne prépareraient pas à ce qu'ils nomment « l'emploi », ces agences recrutent des philosophes et même des artistes.
Ainsi, croyant être de son temps, le personnel politique ne fait qu'alimenter et favoriser le ciblage publicitaire de la population. Certes, on mesurait déjà l'audience des émissions télévisées politiques avant l'avènement des réseaux sociaux ; et le personnel politique fournissait déjà les médias en petites phrases bien préparées par leur service de communication. Tout cela est vrai. Mais c'était déjà une mauvaise tendance et il aurait été préférable de ne pas l'amplifier.
26 avril Cet émiettement du langage ne peut produire qu'un émiettement de la pensée, et l'éparpillement du discours politique, un éparpillement de la chose politique elle-même. Car, on attendrait aussi de la République et de ceux qui, par le suffrage, la servent, qu'ils fournissent des analyses, des perspectives, de la longueur de vue. Que l'on puisse penser que le peuple, en permanence, attend de ses représentants, qu'ils lui donnent leur opinion sur chaque dépêche du fil des dépêches est en soi un dévoiement démocratique suspect. Que ces représentants émettent de surcroît ces opinions mal formées par jets successifs de moins de 140 caractères relève de la pollution.
Dans les sociétés humaines pré-technologiques, ou plutôt, pré-communicationnelles, le sage, l'homme de pouvoir - ou la femme, mais, certes, plus souvent l'homme - parlait peu. Consulté, ses quelques mots avaient valeur de sentence. La rareté-même de sa parole mesurait sa force et sa puissance. « Bavarder » était synonyme de bêtise, de perte de temps et trahissait la faiblesse. Le sage, pourtant, savait tout de son peuple. Il n'avait pas besoin de commenter les faits et gestes de chaque membre du groupe pour que le groupe reconnaisse sa proximité, son appartenance et sa position. Il n'avait pas besoin de se livrer aux distractions du groupe pour être proche du groupe ou pour faire semblant de l'être. Le fait que, désormais, le pouvoir bavarde, est une modification anthropologique importante, qui affaiblit cependant le pouvoir. Dans les jeux vidéos, dans les films, dans les séries télévisées, le pouvoir continue de s'exprimer surtout par le silence, la prudence, sinon le mutisme. La société continue de reconnaître le bavardage pour ce qu'il est : une faiblesse. En bavardant, les politiques disent cette faiblesse. Le changement anthropologique n'est qu'en trompe-l'œil. Le véritable pouvoir demeure silencieux.
27 avril L'abondance de la communication politique forme un brouhaha épouvantable où l'inaudible devient la règle. Plongée au milieu des slogans publicitaires qui vantent toutes sortes de produits, et même des contrats de location longue durée pour des obsèques, la phrase politique, pour pouvoir percer, doit forcer le trait, se caricaturer elle-même. C'est à l'évidence ce qui est arrivé récemment à l'ancien Président de la République française quand il a affirmé devant des sympathisants que les participants au mouvement de « la Nuit debout » « n'avaient rien dans la tête ». Intentionnellement ou non, il a joué son propre personnage, sa propre marionnette, celle du temps où il y avait encore des marionnettes sur une chaîne à péage, il a créé la tendance sur les réseaux sociaux. Dans l'ordre de la publicité, et Péguy ajouterait, dans l'ordre de la politique, il a sans doute eu raison. Sans cette phrase, sa présence à Nice serait passée entièrement inaperçue, un peu comme ces tournées d'anciens chanteurs à succès qui chantent désormais dans les maisons de retraite et les supermarchés. Car, ce qui est aussi frappant, c'est l'accélération du temps que provoque aussi ce brouhaha fait de brèves saillies, et cette accélération nous fait entendre cette petite phrase comme une expression surannée d'un autre temps, le temps folklorique du Karcher et de la Princesse de Clèves interdite aux concours de la fonction publique. Le temps a passé et le temps politique de cet homme politique est passé. On s'amuse avec lui comme on demande encore au grand-père de raconter les vieilles histoires, pour lui faire plaisir, tout en continuant à envoyer des messages instantanés à des interlocuteurs de l'autre bout du monde ou de la pièce à côté.
28 avril Ainsi, pensant être de son temps, le personnel politique bavarde électroniquement, ajoutant son bavardage à ceux, innocents ou paranoïaques de ses administrés supposés. Ce même personnel politique, déclarant vouloir aller à la rencontre du peuple, va vers les plateaux de télévision participer à des émissions ineptes, où ce qui prévaut est la caricature avilissante du peuple. Dans l'univers des réseaux sociaux, un message vaut un message et ce sont des algorithmes manipulés et manipulateurs qui établissent la hiérarchie entre les messages.  Ceux-ci  agissent souvent comme des amplificateurs, mais des amplificateurs qui ont ceci de particulier qu'ils n'amplifient que ce qui est déjà amplifié. L'émetteur du message va donc devoir tenter de susciter une première vague d'amplification de son message, encore appelée « buzz », en espérant que l'algorithme complète le travail et accentue la tendance. Mais, l'amplification initiale ne peut être créée le plus souvent qu'en jouant sur le ressort de l'émotion. C'est ainsi que les publicitaires jouent sur l'attendrissement, émotion particulièrement forte qui renvoie à l'amour maternel, et cela donne alors des vagues de chatons. Ils jouent sur l'indignation, la peur, la surprise, la curiosité, la curiosité plus ou moins saine et parfois franchement malsaine. Ils jouent donc avec ce qui constitue l'humanité, mais ils le font sans morale et l'on sait que la morale n'entre pas dans le code publicitaire. La publicité jouant sur l'émotion et l'impulsion ne peut que s'affranchir de la morale. Le personnel politique en entrant dans le jeu de la tendance sur les réseaux sociaux ne peut donc, tendanciellement, lui aussi, que s'affranchir de la morale en usant des mêmes ressorts que la publicité pour promouvoir ce qu'il est convenu d'appeler, par anglicisme mal digéré ses « contenus ». Le message politique va donc toujours, par espoir d'amplification algorithmique, user davantage du registre de l'émotion. L'Histoire nous apprend pourtant que ce sont les mouvements politiques populistes qui jouent en permanence sur ce registre. Quand on s'étonne, quand on regrette et quand on va déplorer les tendances populistes qui sont à l'œuvre dans la société et qu'en permanence on s'adresse à l'émotion du peuple plutôt qu'à son intelligence, on joue le jeu cruel et dangereux du pompier pyromane.
29 avril Mais il ne faudrait pas croire que tout cela n'a pas grande importance, qu'il ne s'agit en somme que de stratégie de communication, et que le gouvernement, et que la gouvernance, et que l'institution et les institutions, demeurent assez solides pour garantir la sédimentation qui permet de tendre à l'intérêt général. Cela ne serait pas juste, car cette activité forcenée de communication politique, qui privilégie l'actualité, le fait divers de l'actualité, qui privilégie la mise en scène du fait divers de l'actualité, cette « chronite » galopante a pour conséquence, pour première et dernière conséquence, que l'institution politique, que les institutions renoncent à faire l'Histoire et même à la considérer.  Pour pasticher de malencontreux et malheureux propos, le problème des femmes et des hommes politiques d'aujourd'hui serait qu'ils ont renoncé à entrer dans l'Histoire. Cette abdication est à la fois la cause et la conséquence directes de cette frénésie communicationnelle. Bien sûr, la place libérée de l'Histoire n'est pas demeurée vide, ne demeure pas vacante et d'autres l'occupent et s'en occupent et veulent la rendre cette place, la place de l'Histoire, inexpugnable. Ainsi, ce qui s'affronte en notre époque, au foyer-même de notre époque, ce ne sont pas des conceptions de civilisation ; et l'on a déjà montré que tous les protagonistes, que tous les belligérants sont de la même civilisation. Non, ceux qui s'affrontent et qui ne peuvent s'affronter que violemment, s'affrontent pour reprendre l'histoire à ceux qui se la sont appropriée. Il n'y a donc pas d'un côté l'Histoire, le récit commun, qui serait la bonne Histoire, qui serait le bon récit, et de l'autre des traitres, qui voudraient casser ce récit, qui voudraient casser l'Histoire. Il y a d'un côté des politiques qui ont renoncé à écrire l'histoire, qui ont laissé ce droit à d'autres, à ceux que l'on nomme le grand capital ou les grandes affaires, et de l'autre côté ceux qui, maladroitement, désespérément, tentent de reconquérir le droit, le droit et la capacité, non pas d'entrer dans l'histoire, mais de, collectivement, l'écrire.
30 avril Comment pourrait-on soigner la « chronite » du personnel politique ? Quelle serait la bonne thérapeutique ? On pense d'abord aux remèdes traditionnels que sont la diète, voire le jeûne. La privation complète de moyens de communication  pourrait être efficace. Reste qu'il est difficile de déterminer combien de temps cette prison communicationnelle devrait durer. On a vu tant de politiques clamer qu'ils avaient changé sans avoir changé en aucune manière, qu'aucune retraite, aussi longue fût-elle, pourrait garantir la guérison complète. Il y aurait bien aussi la rééducation. Mais le mot est désagréable pour ce qu'il évoque de régimes autoritaires et de pratiques inhumaines. On n'envisagera donc pas de rééducation, même maquillée sous l'apparence d'un « coaching ». Il reste le médicament, mais il n'y a pas de médicament disponible pour cette maladie, ni même aucune médecine douce. Il n'y aurait donc rien à faire ? La maladie serait incurable ?
Il ne faut pas perdre l'espoir. Il faut d'abord, pour soi-même, prendre les précautions nécessaires pour ne pas attraper la maladie. Il ne faut pas aller prendre froid dans le champ des expressions bâclées, dans les vertigineux raccourcis, dans les abimes du commentaire succinct. Il faut consentir à la lenteur d'un texte, à sa grande lenteur, accepter même l'impression en sa lecture qu'il ne bouge pas, qu'il n'avance pas. C'est d'ailleurs le projet de Péguy quand il fonde Les Cahiers de la quinzaine, que d'avoir toute la place qui lui est nécessaire pour écrire, non seulement « bêtement la vérité bête », mais aussi pour pouvoir déployer sa phrase aussi longuement qu'il le souhaitait, sans être, dans sa lenteur, censuré. Le remède serait donc celui de Mithridate, qui s'empoisonnait chaque jour un peu pour s'immuniser davantage. Imposer la lenteur, la longueur, la redondance redondante à des médias qui sont formés pour encourager le jeu des pouces levés et des pouces baissés, des onomatopées, c'est déjà une forme de résistance. C'est déjà une forme de guérison possible. Il ne s'agit donc pas de se retirer, mais bien au contraire, d'aller dans l'arène, d'y demeurer immobile, et d'y déclamer des vers, des vers très longs, très ennuyeux peut-être, des vers écrits avec la matière-même du temps.