Diégèse 2016


#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 -


Regarder ailleurs - Péguy-Pasolini - #24 -


13 décembre
Regarder ailleurs

« Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres de son temps. » affirme Giorgio Agamben dans le petit ouvrage « qu'est-ce que le contemporain ? », qui est aussi la leçon inaugurale de son cours de philosophie théorétique à l'Université de Venise. La métaphore est puissante. Elle invite à faire un pas de côté, à tourner la tête pour échapper à ce « faisceau de ténèbres », qui est d'emblée perçu comme une puissante lumière noire, comme un rayon obscur et contondant de science-fiction. Et la métaphore d'Agamben invite aussi à regarder ailleurs.
« Regarder ailleurs ! » Voilà ce qui rapproche Péguy et Pasolini, qui s'y sont occupés le temps de leur vie.
Pour Péguy, c'est défendre Dreyfus, mais être minoritaire parmi les défenseurs de Dreyfus pour avoir voulu maintenir la mystique de la lutte dreyfusiste contre ceux qui s'en étaient servi comme un tremplin politique. Et devenir minoritaire parmi les minoritaires pour finir par n'être plus d'accord qu'avec un mort, qualifié de saint, Bernard Lazare. Car la mort est le meilleur rempart à toute trahison. Et c'est bien ce que choisit Péguy au tout début des offensives de 1914 dans un champ de Seine-et-Marne pas très loin de Meaux, à Villeroy qui fut jadis Villeroy-en-France, terre de templiers et de jacqueries.
Les Archives départementales de Seine-et-Marne donnent à voir une carte postale qui montre des tirailleurs marocains soignant un blessé allemand près de Villeroy en 1914. Les soldats, à l'évidence, posent pour l'objectif, et, certainement, posent par ordre. Le blessé regarde l'objectif. Je regarde les traces de la moisson derrière le groupe d'hommes. Au loin, un bosquet comme une hutte.
14 décembre Regarder ailleurs, ce n'est pas détourner le regard. Ce n'est pas refuser de voir parce que l'image serait insoutenable. Mais c'est, par exemple, refuser les focalisations médiatiques qui fonctionnent toujours sur le mode de l'émotion, qui ne proposent jamais que le mode de l'émotion.
En cette fin d'année 2016, de violents bombardements accablent les civils de la ville d'Alep en Syrie. La situation humanitaire est terriblement dégradée. Dans le même temps la ville de Palmyre a été reprise par l'organisation État islamique au Levant. Deux attentats simultanés revendiqués par un groupe radical kurde ont tué 38 personnes dont 30 policiers à Istanbul. Ces faits sont constitutifs d'une situation militaire et politique au Proche-Orient. L'écrire ainsi est glaçant. Mais, il faut des images.
On trouve beaucoup d'images sur l'internet qui accompagnent les mêmes titres sur le martyre des habitants, à l'appui de commentaires tout aussi indignés qu'impuissants. Parmi ces images, il y a celles qui montrent des enfants d'Alep, blessés, parfois morts, ensanglantés, disloqués. L'écrire ainsi est glaçant.
Regarder ailleurs, s'agissant d'Alep, d'Istanbul et de Palmyre, ce serait refuser de regarder les images. Car, j'affirme qu'il n'y a aucune image de ce qui se passe en ce moment à Alep qui ne soit une image manipulatoire. Il ne peut y avoir que des images manipulatoires. Je ne dis pas que ce sont de fausses images. Je ne dis pas que tout cela est exagéré. Non. Je dis même le contraire. Aucune image ne pourra rendre compte de la souffrance des habitants d'Alep et aucune image ne pourra rendre compte de ma peine.
15 décembre Regarder ailleurs, c'est aller aussi chercher les images de la mémoire de cette ville syrienne qui se nommait alors Alep, comme elle se nomme encore aujourd'hui Alep. L'histoire retiendra qu'il n'aura pas fallu beaucoup de temps, quelques années seulement, pour que le sens de ce mot change terriblement. C'est qu'il en aura été d'Alep comme d'autres villes avant elle, dont le nom signifiait le plaisir et la joie avant de rassembler sur leur nom le symbole de toutes les destructions de la guerre civile et militaire. Je me souviens de Beyrouth, dans les années 1980, alors devenue synonyme de champ de bataille, et je me rappelle les images des immeubles au béton ajouré par les tirs, comme je me souviens aussi qu'alors, des Irakiens de Bagdad se souvenaient des fêtes de fin d'année à Beyrouth, dans les années 1970, où ils partaient en voiture à travers la Syrie, fuyant les rigueurs baathistes pour la ville de la fête. Et Bagdad était déjà en guerre.
Les villes détruites par la guerre ne se relèvent jamais entièrement. Leur nom demeure frappé d'opprobre et de peine. Que l'on prononce doucement Sarajevo comme Emmanuelle Riva prononce Hiroshima dans le film de Marguerite Duras, et Sarajevo demeure cette ville assiégée des années 1990, et aucune reconstruction n'y changera rien. Même Dresde ne s'est jamais relevée de son tapis de bombes. La mémoire a ceci de passionnant et d'épuisant qu'elle ne connaît pas la chronologie. Elle feint d'en connaître le sens. Regarder ailleurs, ce n'est pas confronter sa mémoire aux images, ce n'est pas remplacer les images d'aujourd'hui par les images d'hier, c'est mettre le passé en rempart.
16 décembre Regarder ailleurs, ce n'est ni refuser de considérer la peine, ni tenter d'oublier la peine, mais c'est refuser de consommer l'émotion pré mâchée qui est proposée, qui est vendue, qui est écoulée par les médias, par le personnel politique. On a fait ces dernières années, depuis l'an 2000, peut-être, de la tour Eiffel l'étendard de l'émotion collective. Une nuit, on l'allume, une nuit on l'éteint, on change de couleurs, tous les drapeaux sont disponibles. La tour Eiffel est devenue une mire, le symbole d'une société où l'on demande au peuple, avant de l'exiger, de regarder dans la même direction, mû par la même émotion. C'est peut-être tout ce qu'il reste de la vieille culture catholique de l'absolution. La tour Eiffel est éteinte, j'ai une pensée pour le peuple syrien, les habitants d'Alep, comme jadis on bâclait ses prières avant d'aller se coucher après avoir jeté un coup d'œil sur le crucifix accroché au-dessus du lit.
Alors, si je devais considérer la situation syrienne aujourd'hui, je ne me désintéresserais pas d'Alep, mais je regarderais un peu à côté. Je regarderais Idlib, cette petite ville ronde, plate, entourée de champs plats, traversée par la route qui conduit à la mer, au port de Lattaquié. Je lis que les habitants d'Alep qui sont évacués le sont vers Idlib. Serait-ce en temps normal que la ville ne pourrait accueillir autant de réfugiés, ne disposant d'aucune infrastructure qui le permettrait. Et puis, aucune ville de Syrie ne peut être plus facilement encerclée qu'Idlib. L'idée que les habitants d'Alep sont dirigés vers Idlib est très angoissante. Auparavant, seuls ceux qui connaissaient un peu la Syrie avaient entendu son nom. Avec la guerre civile, on l'avait vu apparaître plusieurs fois, comme le nom de l'un des bastions de s opposants au régime. Est-ce que demain ce nom restera comme celui du plus horrible massacre de ce début de siècle ?
17 décembre Regarder ailleurs. Encore.
Les unes des quotidiens affichaient toutes, ces derniers jours, des images de la ville d'Alep détruite et aussi celles de ses habitants en fuite. C'était sans doute qu'aucun des candidats à la primaire de la gauche ne s'était cassé la jambe au ski, parce que la saison hivernale n'avait pas commencé. Même une chute banale dans un escalier, pour peu qu'elle eût laissé au malheureux des séquelles visibles, un plâtre, une attelle, aurait suffi pour que la presse, dans son ensemble ou presque, détourne les yeux d'Alep et pourchasse le boiteux en campagne.
Imaginons un instant un homme
bien connu dans la ville pour indiquer chaque fois une mauvaise direction à ceux, qui, de passage, lui demandent leur chemin. Quel habitant, de la ville, perdu dans un quartier qu'il connaît mal, irait alors lui demander, à ce trompeur patenté, s'il doit plutôt aller vers la gauche ou vers la droite et s'en détournerait plutôt préférant à raison se fier au premier inconnu Il en va de même avec les médias. Depuis le temps qu'ils courent après les recettes publicitaires, qu'il camouflent les publireportages en les faisant passer pour du journalisme, qu'ils veillent sans trop le montrer à ne pas froisser leurs actionnaires, et, dissimulant surtout le fait qu'ils tiennent leur lectorat, leur auditoire, dans un si grand mépris, que plus personne, au fond, ne tient vraiment à leur demander la voie. Cette perte de boussole a permis que fleurissent tous les complotismes, qui ne sont jamais que l'exaspération du goût atavique pour la médisance et la rumeur. 
18 décembre Cependant, regarder ailleurs n'est pas toujours sans danger et l'on en a vu beaucoup qui, pour regarder ailleurs, se sont bel et bien cassé la figure. C'est le cas par exemple de Monsieur Mélenchon, qui après avoir emprunté une à une les formes de l'expression publique populiste, et notamment la violence verbale menaçante, s'essaye depuis quelque temps à la vidéo-monologue artisanale, forme parfaitement maîtrisée par les conspirationnistes et les révisionnistes de tout bord, c'est-à-dire principalement de l'extrême-droite. Ainsi, s'exprimant sur ce qui se passe à Alep en cette mi-décembre 2016, il aligne les erreurs grossières, voyant en Alep la capitale de la Syrie et en Mossoul une importante ville kurde. Cela pourrait faire sourire s'il ne se lançait dans une argumentation à l'apparence logique qui voudrait qu'il soit licite - comme disent les fondamentalistes - de bombarder Alep puisque les Nord-Américains ont bombardé Brest pendant la seconde guerre mondiale. Je caricature. Il justifie donc les dommages collatéraux, dès lors qu'il s'agit de tuer des terroristes. « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » Jean-Luc Mélenchon semble reprendre à son compte les paroles prêtées à l'abbé de Cîteaux lors du siège de Béziers contre les Cathares. On peut donc être athée et Grand Inquisiteur... Mais cela, on le savait depuis longtemps. Pour ne pas avoir voulu croire la propagande des médias français, le tribun auto-satisfait a fini dans la fange.
19 décembre Regarder ailleurs... C'est aussi s'extraire du temps instantané qui est celui de la consommation, et qui est donc aussi celui de la consommation de l'information, de la consommation des images de l'information, pour considérer la situation dans le temps plus long de l'histoire, le temps de la construction des imaginaires des peuples par l'histoire.
Restons en Syrie, restons à Alep. L'information sur la Syrie est construite sur un « maintenant », qui est le temps du chaos et sur un « avant » qui serait le temps de Palmyre, de la citadelle d'Alep, des souks débordant de lumières et de tapis orientaux, le temps de la Grande mosquée des Omeyyades et de son minaret carré. Si l'on s'en tient, donc, à l'imaginaire mis en scène, il y aurait aujourd'hui la Syrie hostile, si différente de la Syrie d'hier, c'est-à-dire la Syrie touristique. Il y avait, avant, une Syrie consommable et aujourd'hui une Syrie impropre à la consommation. Bien sûr, il y a les gens, les Syriens, vaguement classés dans la catégorie « Arabe » de l'imaginaire occidental. C'est une catégorie remplie d'oxymores où le meilleur - l'orientalisme - côtoie le pire - le fondamentalisme -. Les populations syrienne sous les bombes doivent donc provisoirement être extraites de cette catégorie devenue non opératoire pour devenir des « rebelles » ou des « innocents ». Nul doute que, dès lors que tout cela sera terminé et que le temps des contrats avec Eiffage ou Bouyghes sera venu pour la reconstruction, les Syriens reprendront dans les médias leur catégorisation « Arabe », ce qui, en français courant, n'est jamais très loin de « bougnoule ».
Je lis aussi que la conscience occidentale aurait sombré face au martyre d'Alep. C'est une habile façon de dédouaner les occidentaux de la situation qui s'est construite en Syrie, non pas seulement depuis 2011, mais au moins depuis les accords Sykes-Picot après la première guerre mondiale. Pour qui se promenait en Syrie, et à Alep en particulier, il y a seulement une petite trentaine d'années, pour peu qu'il voulût bien abandonner ses préjugés et son goût culturel de l'Orient, ce qui frappait, c'était que la Syrie était profondément un pays méditerranéen, avec des paysages méditerranéens, un mode de vie méditerranéen, une culture méditerranéenne. C'était le prolongement de la Grèce, comme la Grèce était le prolongement de la Syrie. Et pour qui faisait le voyage en automobile depuis Thessalonique jusqu'à Palmyre en passant par Éphèse, celui-là ressentait surtout la continuité des paysages, la continuité des cultures, et pas seulement parce qu'il voyait des temples hellénistiques. Mais, pour autant, on avait appris à considérer autrement la Syrie et la Grèce, la Grèce étant européenne et la Syrie... suppôt de Satan. Cette catégorie implicite a suffi pour qu'on la laisse vivoter avec sa dictature, ses pénuries, ses inégalités criantes, et que l'on étouffe systématiquement, génération après génération, tous les espoirs de liberté de son peuple. S'il y a une culpabilité de l'occident à entretenir et à réparer, elle ne doit pas dater d'aujourd'hui seulement, mais englober le siècle, car il y a bien un siècle déjà, de cette période dite moderne, que l'injustice épouvantable faite aux Syriens demeure. 
20 décembre Regarder ailleurs... C'est aussi que certains jours, on ne sait plus vraiment où regarder... Le chauffeur d'un camion immatriculé en Pologne a tué une douzaine de personnes sur un marché de Noël à Berlin. Un policier turc de vingt-deux ans a tué l'ambassadeur de Russie lors du vernissage d'une exposition à Ankara. Le quarante-cinquième président des États-Unis, M. Donald Trump, a désigné celui qui sera ambassadeur de son pays en Israël. Il s'agit de M. David Friedman, qui soutient financièrement l'extrême-droite israélienne et défend la colonisation de la Cisjordanie. C'est ce dernier, avocat, qui a défendu M. Trump devant les tribunaux après la faillite de ses casinos d'Atlantic City, écrit le journal Le Monde dans son éditorial.
Regarder ailleurs quand l'horizon entier se bouche ?
Comme pour l'attentat de Nice, le camion de Berlin fait la une des journaux et il est difficile d'échapper à cette image d'un camion qui tracte une semi-remorque grise. Cette image est un oxymore, puisqu'elle ne montre rien et que son objectif est de ne rien montrer. Aller plus loin que ce camion, le dépasser, ce serait découvrir la scène des meurtres et cela n'est ni admis, ni admissible. Alors, pourquoi la montrer ? Si l'on nous dit qu'il y avait un camion, cela nous suffit, personne n'a réclamé de preuves. Mais; le rôle de cette image est de s'adresser directement à l'imaginaire, de déclencher l'imagination. En cela, elle est plus obscène que toute autre image, car elle dissimule au voyeur son propre voyeurisme.
21 décembre Regarder ailleurs... C'est aussi ne pas accepter d'être regardé comme on voudrait vous regarder, d'être considéré comme on voudrait vous considérer, serait-ce par affection ou par amour.
Il arrive ainsi, assez souvent, pour peu que l'on sache que j'ai vécu en Syrie, à Alep, au milieu des années 1990, que l'on m'interpelle avec douceur, et parfois même avec un peu de compassion, sur le sort d'Alep et de ses habitants. Je ne saurais blâmer celles et ceux qui me disent ainsi que cela doit être terrible pour moi, moi qui connais la ville. Le plus souvent, de cette conversation, je m'échappe par une feinte qui dit à peu près, quitte à paraître superficiel et même lâche, que je préfère ne pas y penser. C'est évidemment faux. J'y pense et j'y pense même beaucoup. Mais il faudrait alors que je m'explique un peu longuement et trop longuement pour être entendu dans le cours d'une conversation de salon. Et je prends donc cette interpellation pour ce qu'elle est : une marque d'intérêt et d'affection qui doit en rester là. S'il m'était donné de m'expliquer, je dirais tout d'abord qu'il me semblerait inconvenant de faire du drame d'Alep un drame personnel. Et d'ailleurs, je ne connais pas Alep, et si je connaissais, certes, une ville du même nom, il y a plus de vingt ans, je ne connais pas celle qui est aujourd'hui montrée détruite. D'ailleurs, sur les photos des journaux, je ne reconnais rien, si ce n'est l'éboulis de ma mémoire. Et c'est bien cela qu'il faut considérer, à la manière d'Héraclite, que la ville où j'ai vécu est détruite depuis bien longtemps, depuis ce jour où, un peu hagard, j'ai fermé à double tour la porte de la maison du souk. Et si l'on me dit qu'elle est pillée, elle était en souvenir déjà pillée. Et si la vie d'Alep, sans guerre et sans fracas, avait suivi son cours, j'aurais tout autant été dans l'impossibilité de revenir vers le passé. Je peux certes faire l'effort de pensée, l'effort d'une imagination forcenée, pour parvenir à croire que les nouveaux-nés que je croisais dans la ville s'entretuent désormais et qu'il y a parmi eux des jeunes hommes qui n'étaient encore pas nés, ni même conçus. Quand bien même j'aurais fait cet effort, qu'en resterait-il, sinon quelques considérations sur le temps, maniées par les hommes et les femmes depuis avant Socrate.
Pour autant, il ne faudrait pas en déduire que je suis insensible, mais plutôt que dans ma peine, j'accueille volontiers tout le peuple d'Alep, lié par la peine aux familles endeuillées de Berlin, et même la famille de l'ambassadeur russe, comme celles de ces Mexicains victimes de l'explosion de feux d'artifice. Car, c'est bien cela qui donne de la peine, cet affrontement millénaire de ce qui, voulant vivre, meurt.
22 décembre Regarder ailleurs, ce serait donc s'extraire de ce temps pour mieux le regarder, pour mieux le considérer. Mais, non pas s'extraire de ce temps supposé présent pour retrouver un passé mythifié et par là mystificateur, non plus pour imaginer un futur parousique mais pour tenter de percevoir les temps de ce temps. Agamben commence ainsi la septième partie de son livre Qu'est-ce que le Contemporain ? : « Ceux qui ont cherché à penser la contemporanéité ont pu le faire à condition de la scinder en plusieurs temps, introduisant dans le temps une essentielle hétérogénéité. Qui peut dire : "mon temps" divise le temps, inscrit en lui une césure et une discontinuité ; et d'ailleurs, précisément par cette césure, par cette interpolation du présent dans l'homogénéité inerte du temps linéaire, le contemporain met en œuvre une relation particulière entre les temps. » On peut ainsi commencer à entrevoir que Proust, dans La Recherche du temps perdu, semble - seulement -  raconter des histoires du passé, et mettre un narrateur en position de se souvenir, mais de fait, fouaille le temps présent pour rendre perceptible à l'autre son épaisseur qui est justement le contemporain. Et c'est ce qui fait, certainement, de ce texte une somme sur l'expérience personnelle du temps et lui assure sa permanence, et, paradoxalement, son caractère intemporel.
Alors, il faut bien admettre que le projet des médias est l'inverse de celui de Proust. Les médias ne permettent ni ne promettent aucune expérience du contemporain. Au mieux, au prix d'efforts intenses, le lecteur, l'auditeur, le téléspectateur pourrait intégrer ces « actualités » dans le tissu moiré du contemporain, si cela lui était nécessaire, comme dans un film de fiction, on entend une bribe des actualités, on aperçoit un extrait d'un journal télévisé. L'actualité, ce n'est jamais le présent, au mieux, il s'agit de son décor.
23 décembre Regarder ailleurs tout en regardant en face, c'est cela la gageure, et prendre en pleine face, sans se protéger, comme le suggère Agamben, le « faisceau de ténèbres de son temps ».
C'est cela le projet.
Mais pour en faire quoi ?
Des tribunes ? Des pétitions ? Des publications sur les réseaux sociaux ? Des livres ?
Tout cela et rien de tout cela, car il s'agit d'abord de produire de nouvelles formes imaginaires pour lutter pied à pied avec l'imaginaire pré-contraint qui est imposé. Deleuze dit de la peinture qu'elle a toujours à voir avec la catastrophe. Il en va de même pour la poésie, qui, suivant en cela le prophète Isaïe ne  « protège pas son visage des crachats ».
Engageant Les Cahiers de la Quinzaine, ce projet d'écriture et de publication qui sera le projet de toute sa vie d'écrivain, Péguy explique :  « Je n'avais jamais rien écrit qui ressemblât à ce que je voulais écrire ». Ce projet d'une écriture nouvelle, c'est bien pour Péguy de tenter de détourner tout en le révélant le
« faisceau de ténèbres de son temps ». Aux trompettes du socialisme devenu politique politicienne, et même politicarde, Péguy répond en rappelant que la laïcité fut un temps une mystique. Aux logans, ils répond longuement aevc des phrases longues.
Pasolini dans Scritti Corsari, ne fait pas autre chose.  Il décrit et dénonce la société de consommation comme le seul véritable nouveau fascisme et y répond par la nécessité d'avoir un cœur, d'avoir du cœur.
L'un et l'autre ne protègent pas leur visage des crachats.
Ils en mourront.
En cette fin d'année 2016, le « faisceau de ténèbres » est dense et violent. Chaque jour de nouvelles informations parviennent de l'Amérique du Nord où M. Donald Trump se prépare à gouverner en s'entourant d'hommes et de femmes dont les états de service résonnent comme une provocation à la face du monde, un crachat sur la douceur, sur la tolérance, sur l'amitié entre les peuples. Toute l'année 2016, des jeunes endoctrinés par des fascistes déguisés sous des oripeaux religieux ont apporté la mort et la détresse et suscité en retour de nouvelles violences. La neige enfouit les rêves de liberté de toute une génération de jeunes syriennes et de jeunes syriens, qui n'ont plus d'autres choix, encore, que de se livrer à la dictature, aux inégalités,  à la bêtise.
Car, la gangue de protection de ce « faisceau de ténèbres », c'est la violence physique et symbolique, c'est l'insulte, c'est la bêtise, c'est la haine de ce qui diffère de l'opinion commune et d'une supposée normalité définie par la publicité. Et c'est bien ce qui définit le fascisme.
En France, les candidats aux élections présidentielles vagissent des discours que personne ne veut entendre et que personne n'entendra, semblant savoir désormais qu'ils font partie de la menace qui livre leurs vies à la norme marchande, si loin de leurs amours et de leurs peines.