Diégèse | 2016 |
Péguy-Pasolini - #01 - Les Années barbues
- téléchargement en pdf - Les Années barbues |
|
Péguy-Pasolini - #02 -
Barbie Tahrir |
|
24 janvier |
J'ai toujours éprouvé une difficulté à comprendre, à appréhender, et, dès lors, à utiliser la notion de « génération ». Je me souviens très bien que, dans l'enfance, je demandais aux enseignants de bien vouloir me dire combien d'années durait une génération. Ce n'est que dans le dictionnaire de l'Académie française de 1986 que j'ai trouvé qu'il s'agissait dans cet emploi d'une métonymie, quand les éditions de 1932 et de 1835 n'en disaient rien, mais évoquaient une période de trente années. Péguy, dans Notre Jeunesse, veut croire qu'il y a des générations intermédiaires, des générations de passage. Dès l'enfance, je soupçonnais que mes camarades et moi, nés au début des années 1960, serions de ces générations tampons qui n'ont d'autre choix que d'amortir, douloureusement et parfois cruellement, le choc titanesque des époques. Qu'avons-nous à envier aux générations précédentes et qu'avons-nous à défendre de ce qu'ont connu, promu, sauvé les générations précédentes ? On répondrait facilement, unanimement, automatiquement : la liberté. Mais la liberté, c'est plutôt la génération qui précédait la génération précédente qui l'a défendue et qui l'a sauvée. Mais alors quoi ? Eh bien, la liberté de mœurs. Le principal gain, la principale bataille gagnée par ces chevelus que brocardait Pasolini, c'est la liberté sexuelle et la liberté de mœurs et, au delà de toute autre liberté, c'est celle-ci qui est désormais menacée, visée, atteinte, blessée. |
25 janvier |
Les atteintes nouvelles, dénoncées, nouvellement dénoncées ou pas encore dénoncées, à la liberté de mœurs se manifestent, d'abord subrepticement, puis, soudainement ou non, massivement, contre les femmes. Il faut d'abord contraindre les femmes dans leur liberté pour parvenir à contraindre l'ensemble de la société, c'est une règle immuable des réactions et des fascismes. Les femmes sont à l'avant-garde des victimes des fascismes de tout ordre, et autres intégrismes, fondamentalismes, traditionalismes, etc., qui sont tout autant de fascismes. Je préfère utiliser le terme « fascisme » au risque de confusions historiques, car, préférer le terme « fascisme » aux autres termes, c'est d'emblée placer le débat et l'enjeu sur un terrain politique, idéologique et économique, plutôt que supposé religieux, culturel, ou pire encore civilisationnel. Ceux qui crient à une guerre des civilisations sont déjà gangrénés par ces mêmes fascismes, et leurs propos occultent une vérité autrement plus sérieuse : l'éradication de la civilisation par la consommation mondialisée, normalisée, et cette consommation, comme l'écrivait Pasolini, tend à produire « un monde inexpressif, sans particularismes ni diversités de cultures, un monde parfaitement normalisé et acculturé. » Il faudrait ajouter que dans ce monde « parfaitement normalisé », les femmes et les jeunes filles sont à la maison, strictement et les petites filles jouent à la poupée et ne font pas de vélo dans la cour. Il suffirait pour s'en convaincre d'aller au rayon des jouets d'un supermarché. |
26 janvier |
Il faut donc s'arrêter, mieux regarder, mieux considérer, ce qui est fait aux femmes à travers le monde entier, et le considérer globalement, c'est à dire sur l'ensemble du globe, dans un même mouvement, dans un mouvement global. Dans une approche géographique, qui se voudrait une approche culturelle, et qui pour certains serait une approche civilisationnelle - ils ne savent pas ce qu'ils disent - les atteintes aux droits des femmes seraient le privilège odieux et douloureux de certains pays, de certaines zones, de certains quartiers, et pour tout dire, de certaines cultures. Certes, là où l'on excise, là où l'on viole, là où l'on séquestre, là où l'on bat, on enlève, ces lieux-là ne sont pas exactement équivalents aux lieux où l'on discrimine sur les salaires et où l'on réserve le rose aux petites filles tout en leur promettant de supprimer quand elles seront grandes le planning familial. Il ne s'agit pas de dire que toute situation vaut toute situation. Ce serait stupide, et même, ce serait criminel. Mais il s'agit de considérer l'époque comme une époque, c'est à dire comme un tout, dans sa simultanéité. Je ne dis pas que c'est la même chose et que tout se vaut, dans une forme de relativisme coupable, mais je dis seulement que tout cela se passe en même temps et que cela se passe maintenant. Or, ce qui caractérise aussi cette époque, la nôtre, cette époque intermédiaire noircissante, c'est sa capacité technologique à considérer la simultanéité, la coïncidence, de tout fait avec tout autre fait, sur l'ensemble de la planète. Et je crois bien que ce que l'on constate sur l'ensemble de la planète, c'est une sorte d'affaiblissement, d'amoindrissement, d'amenuisement de la condition faite aux femmes, et que dans ce vaste mouvement, on trouve tout aussi bien les événements de la place Tahrir du Caire que les poupées Barbie. |
27
janvier |
Le mot arabe « تحرير » se prononce approximativement « Tahrir ». Il est désormais connu mondialement pour évoquer la place du même nom, au Caire. Le 25 janvier 2011, premier jour du rassemblement populaire sur cette place cairote, est considéré comme la date qui marque le commencement du « Printemps arabe ». Dans ce rassemblement, la jeunesse urbaine, celle des téléphones mobiles et des réseaux sociaux se montre pour ce qu'elle est, c'est à dire loin des clichés d'une propagande gouvernementale nassérienne à peine retouchée depuis les années 1950. Par un retournement de l'iconographie, les photographies du peuple rassemblé, agglutiné, rejoignent les tableaux des révolutions des siècles précédents, avant que le terme de même de « Révolution » ne soit phagocyté par des régimes autoritaires et corrompus. Le rassemblement de 2011 est mixte, comme l'étaient les rassemblements révolutionnaires historiques de France ou de Russie. Le monde, qui adore les soulèvements populaires festifs, célèbre avec joie le soulèvement de la place Tahrir. Deux ans et demi plus tard, en juillet 2013, se tiennent de nouveaux rassemblements contre le successeur du Président Moubarak. Le quotidien du soir, Le Monde, titre, comme ses confrères du monde entier : « Égypte : près d'une centaine d'agressions sexuelles sur la place Tahrir ces derniers jours. » Le 5 janvier 2016, le même journal titre cette fois « À Cologne, l'agression de dizaines de femmes lors du Nouvel An suscite l'indignation ». Les faits se sont produits dans l'hypercentre de Cologne, entre la gare centrale et la cathédrale. Le rapprochement de ces trois événements est à haut risque. Il faut pourtant s'y résoudre. Il est risqué, et peut devenir scabreux, si, comme les commentateurs de l'extrême droite - mais pas seulement de l'extrême droite - on l'effectue comme preuve d'une supposée « guerre de civilisations ». C'est stupide. Il n'y a aucun doute en effet que tous les protagonistes de ces scènes, en 2011, en 2013 et en 2016 vivent dans la même civilisation, et j'ajoute, dans la même culture, celle d'une consommation globalisée. Les imaginaires des uns et des autres sont en contact permanent par les productions des industries culturelles massives. Il faut rapprocher ces trois événements, seulement, parce qu'ils se passent en même temps, et s'accrocher, dans l'analyse, à cette concomitance, à ne pas s'en éloigner. |
28 janvier |
Si l'on considère les images produites sur les femmes par l'expression pervertie du corps social que constituent les médias, il devient flagrant que l'on est passé en quelques années d'une esthétique de la libération à une esthétique de la soumission. Celle-ci est flagrante sur une image qui, par son dénoté violemment explicite, a fait le tour du monde : la manifestante de la place Tahrir avec un soutien-gorge bleu. Il faut voir et revoir cette image et la revoir encore pour la dépouiller de son signifié médiatique et la considérer en tant qu'image afin de lui rendre un autre signifié. On peut, dans un premier temps, dire que, devenue image emblématique de la violence faite aux femmes en Égypte, cette image est tout autant, et même davantage, témoignage de la brutalité policière, et celle-ci s'est exercée ce jour-là sur les femmes et sur les hommes. On voit ensuite que la femme est frappée et tirée, c'est à dire comme enlevée, par une troupe d'hommes, certains avec des bâtons dressés. Elle est montrée en tant que proie, déjà blessée, qui sera achevée... et consommée. Mais, ce n'est pas suffisant. Il me paraît évident, soudain, que ce qui a fait le succès de cette image, c'est le soutien-gorge. Cette photo a eu du succès parce que l'on y voit une femme en soutien-gorge. L'esthétique de la réception de cette image est une esthétique sexiste machiste. Sinon, elle n'a rien d'extraordinaire. Cette femme portait sous son abaya un soutien-gorge. Oui. Comme toutes les femmes égyptiennes. On ne voit pas pourquoi elle n'en aurait pas eu. Il y a un dernier niveau, qui est le niveau des préjugés culturels, qui sont des préjugés coloniaux. Quoi ! Ces femmes voilées portent des soutiens-gorge bleus ! Et des jeans ! C'est très excitant. Sans doute, dans un système iconographique pornographique. Ainsi, je prétends, j'affirme, que ce qui a littéralement fait le succès de cette image c'est que l'on voit une femme en soutien-gorge et qu'ainsi cette image fonctionne malgré tout, fonctionne seulement, dans un système sémiologique sexiste et colonialiste. |
29
janvier |
Mais
revenons à la place Tahrir, à la place de la libération,
pour
considérer ce que serait, et d'abord ce qu'a été, une esthétique de la
libération de la femme. L'image qui vient à l'esprit, de façon
automatique, c'est le tableau de Delacroix où la femme, pour être
l'allégorie de la liberté, cette
Liberté guidant le peuple,
n'en est pas moins dépoitraillée. Marianne elle-même, selon les époques
et les sculpteurs, est plus ou moins couverte, mais elle a toujours une
forte poitrine. Allégorie de la République, mère nourricière, il n'en
est pas moins vrai qu'elle a de gros nichons. L'esthétique de la
libération n'échappe pas au système sémiologique machiste. Quand il
s'agit de femmes, les caractères sexuels secondaires semblent
nécessairement primer sur toute autre représentation. C'est en cela que
la proposition sémiologique des Femen est particulièrement subtile. Les
Femen sont une prétérition, figure de style que Molière utilisa déjà
pour son Tartuffe, lui faisant dire : couvrez
ce sein que je ne saurais voir. Tartuffe
avoue d'ailleurs, puisqu'il continue ainsi : par de pareils objets les âmes sont
blessées / et cela fait venir de coupables pensées.
Les Femen tordent, retournent puis pulvérisent par saturation le
système sémiologique machiste qui, quelle que soit la situation, et
même quand elle est aussi violente et cruelle que sur la place
Tahrir,
marchandise le corps de la femme. La femme serait nécessairement
réduite à un objet libidinal pour un homme animal ne pouvant réprimer
des instincts prédateurs ? Toute femme serait une salope ? Les Femen dénoncent
le cliché séculaire en le sur-jouant. Dès lors, l'équation est posée : brimer la liberté de mœurs, c'est d'abord brimer la libre sexualité des femmes, sexualité d'emblée assimilée à la révolution anticléricale et anti bourgeoise. |
30 janvier |
Et
puis est
arrivée la nuit de la Saint-Sylvestre 2015. Les agressions contre des
femmes entre la gare et la cathédrale de Cologne ont fait la une des
médias. Elles ont d'emblée constitué un fait politique médiatique,
c'est à dire un fait politicien. Les commentateurs ont vite
focalisé leurs commentaires, qu'ils appellent eux-mêmes articles et
reportages, sur la personne de la Chancelière Angela Merkel et sur sa
politique d'accueil des réfugiés. Peu ont considéré qu'aborder ces
faits par ce biais révélait une manière de voir le monde conforme à une
pensée d'extrême droite. De ce qu'il y a à dire, politiquement, sur ce
que l'on appellera désormais l'Affaire de Cologne, il n'y a, je crois,
pas mieux à dire que ce qu'a écrit la sociologue Marieme Helie Lucas
dans son article « De l'européocentrisme comme cache-sexe, et de l'art
de la prestidigitation en politique
». Elle y utilise cette méthode fertile de la juxtaposition de faits -
des agressions faites aux femmes - qui ne sont pas mis en relation par
les commentateurs, par peur, par idéologie, par habitude de pensée, par
absence de pensée - ce qui est la même chose nous dirait Péguy - par
lâcheté et surtout par nécessité de continuer à propager une pensée
machiste colonialiste. Mais ce qui me frappe, moi, dans cette Affaire de Cologne, et ce qui me semble essentiel pour que ces événements fassent affaire, c'est l'absence d'images. Alors que tout ce qui se passe sur la planète semble être photographié et filmé en permanence par des téléphones mobiles, par des caméras de surveillance, par des drones, dans cette affaire-là, qui nous occupe et qui nous préoccupe, il n'y a pas d'images, il n'y a que des illustrations. Dans une société saturée d'images, l'absence d'images provoque en conséquence un trouble terrible et surtout, laisse entièrement la place au fantasme. Quelle image fantasmatique se substitue à l'image absente ? Soudain, se dresse une scène orgiaque où des milliers d'hommes basanés en rut prennent à l'entrejambe et violent sur le parvis d'une cathédrale gothique des femmes blondes juchées sur des talons aiguille. Cela excite qui ? Cette image fantasmatique de la nuit de Cologne excite qui ? Politiquement ? Sexuellement ? Elle naît de quelle industrie de l'image ? Répondre à cette question, ce serait commencer à comprendre, non les faits, qui sont les faits et que très largement j'ignore, mais l'impact fantasmatique de ces faits sur le corps social tels que retranscrits dans les médias occidentaux. |
31 janvier |
Quoi qu'il se soit passé cette nuit-là à Cologne, qu'il s'agisse ou non d'un complot de l'extrême droite allemande alliée à une mafia locale afin de stigmatiser les réfugiés, ou qu'il s'agisse de crimes crapuleux précédés d'attouchements sexuels pouvant aller jusqu'au viol, commis par des hommes frustes et frustrés, il me paraît pour autant évident que l'image fantasmatique produite sur le corps social par les médias, image d'autant plus prégnante qu'elle ne se confronte à aucune autre image, il me paraît évident donc, que cette image fantasmatique est une image pornographique. Il ne s'agit pas là d'un jugement moral, mais d'un propos critique. Cette image médiatique présente mais absente est une image pornographique calquée sur les images pornographiques produites par l'industrie mondiale de la pornographie en ligne. Car, la mondialisation est aussi la mondialisation de la pornographie. L'uniformisation des modes de consommation, c'est aussi l'uniformisation de la sexualité comme consommation, donc l'uniformisation du fantasme, et ce fantasme est d'abord un fantasme masculin machiste. Dans l'imagerie pornographique, l'homme basané, arabe ou « latino» , est sexuellement surpuissant, et la femme, blonde et épilée intégralement, une salope à qui l'on doit faire subir les derniers outrages. Depuis l'adolescence, à travers le monde entier, cette imagerie délétère est consommée en masse. Elle influe sur la sexualité. Elle influe sur l'économie libidinale des peuples. Elle vient avec l'affaire de Cologne de démontrer qu'elle peut aussi faire irruption dans l'économie politique d'un peuple. |
1er février |
Une enquête publiée par l'institut de sondages IFOP en avril 2014 révèle cette aliénation du fantasme par l'industrie pornographique et souligne que c'est sur les jeunes que cet impact est le plus fort. La conclusion de l'étude est limpide : « La consommation de pornographie en ligne est devenue un phénomène de masse dont l'impact sur la sexualité des Français ne se limite pas qu'au visionnage passif d'images pornographiques. Source de fantasmes et de diversification du plaisir conjugal, cette forme de production culturelle influence directement la vie sexuelle des Français : la forme de leurs rapports mais aussi de leurs organes sexuels semblant de plus en plus influencée par les codes et les scénographies de la pornographie. Indissociable d'un univers pornographique qui l'a popularisée ces dernières années, la pratique de l'épilation totale des poils pubiens illustre plus que toute autre l'influence de la culture porn et notamment sa capacité à imposer ses représentations du corps aux catégories les plus jeunes de la population. » Mais, ce qui est encore plus surprenant, c'est que le commanditaire du sondage n'est pas une ligue de vertu, une association familiale religieuse, ou toute autre personne morale voulant pousser un cri d'alarme, mais une entreprise qui diffuse en ligne des films pornographiques et qui veut sans doute ainsi prouver à ses actionnaires le marché porteur sur lequel elle est assise. Une autre étude réalisée par Similarweb, entreprise spécialisée dans l'étude du Web, souligne l'importance de la consommation de pornographie en ligne dans les pays arabes et place l'Irak et l'Égypte en tête du classement mondial pour la part du flux internet vers ce type de sites. Qu'en conclure ? Que les Arabes sont des obsédés sexuels ? Il faudrait alors conclure que les indigènes d'Amérique étaient des alcooliques en puissance avant l'arrivée des occidentaux. Ce qui se passe me semble en effet de même nature. De la même façon que les Européens ont importé en Amérique l'alcoolisme et la syphilis, l'Occident importe dans ses colonies économiques des fantasmes dévoyés qui ont pour première vertu de doper la consommation. Les imprécations des imams contre la masturbation n'y font sans doute rien, sinon accroître la culpabilité jusqu'à la morbidité. |
2
février |
Les événements de la place Tahrir du Caire en 2011, puis ceux, sur la même place en 2013, et enfin ceux de Cologne début 2016 marquent un changement d'époque, le basculement de l'époque. Les technocrates aiment à inventer des indicateurs sociaux. La dangerosité de l'espace public pour toute ou partie de la population est un de ces indicateurs, que l'on nomme « sécurité ». La dangerosité de ce même espace public pour la catégorie de la population « femme » est un sous-indicateur du premier. Le plus souvent, cet indicateur et ce sous-indicateur sont quantitatifs : nombre de crimes et de délits. Mais, cet indicateur peut aussi être qualitatif. Or, la qualité de l'espace public pour les femmes se dégrade singulièrement partout sur la planète. Est-ce une question de religions ? Est-ce l'Islam ? En apparence, certainement. Ce serait sot de nier que le retour des intégrismes musulmans dans des pays qui avaient connu des périodes où l'esthétique de la libération des femmes avait primé entraîne mécaniquement une dégradation de la qualité de vie des femmes dans l'espace public. Mustapha Kemal en Turquie, Gamal Abdel Nasser en Égypte ou encore Habib Bourguiba en Tunisie ont tous trois pris position contre le voile islamique. C'est que leur régime était d'inspiration marxiste, et que les marxistes ont toujours jugé que la lutte contre le cléricalisme passait par la libération des femmes de ce même cléricalisme. Mais, il faut bien considérer qu'au-delà des religions, bien au-delà, et de façon massive, ce qui joue contre les femmes et qui se joue contre elles, c'est l'assignation à une consommation « genrée » dont elles finissent pas être l'objet même, ce que Freud aurait appelé une réification de masse. |
3 février |
Charles Péguy écrivait « il y a pour les peuples modernes de grandes vagues de crises (...) Et il y a des paliers, plus ou moins longs, des calmes, des bonaces qui apaisent tout un temps plus ou moins long. Il y a les époques et il y a les périodes. » Nous serions donc entrés dans une époque, dans une crise. Mais, il y a des crises qui portent des libérations, d'autres qui portent des aliénations, des réifications. 1848, le Printemps des peuples, était une crise de libération. La crise des années trente était porteuse de la plus douloureuse vague de réification des peuples que la civilisation ait connue. Celle des années soixante se voulait une libération. Force est de constater que les crises de réification ne sont jamais favorables à la condition des femmes. En prenant les choses à rebours, on peut même considérer que la condition faite aux femmes en temps de crise est un indicateur du type d'époque où l'on se trouve, où l'on bascule. Ce que nous dit la succession des événements de 2011 à 2016, c'est que l'on a espéré un Printemps des peuples, qui s'est appelé Printemps arabe et que ce printemps, dès 2013, s'était refermé dans la nuit de la réification des masses, la nuit de la réification massive, ce que 2015 aura confirmé de la façon la plus violente qui soit. À qui profite le crime ? Qui a intérêt à ce que le patriarcat demeure, voire qu'il se renforce ? Qui a intérêt à présenter l'organisation patriarcale violente de la société comme l'état naturel de la société et la libération des femmes, et donc la libération des mœurs, comme une perversion ? Trouver le bénéficiaire, c'est trouver le coupable. |
4
février |
En 1973, Pasolini commente l'émoi que suscitent dans la presse italienne les slogans publicitaires pour des jeans de marque « Jesus » : « Tu n'auras pas d'autre jean que moi » et « Qui m'aime me suive». Certains ont feint de croire que Pasolini était devenu réactionnaire. Au sens premier du terme, c'est à dire, en un sens a-historique, c'est vrai. Pasolini réagit, non pas au supposé blasphème, mais à la sécularisation de la société par la consommation et par son bréviaire publicitaire. En 2015, le mot « blasphème » évoque d'autres événements que les imprécations convenues d'un quotidien catholique. Aucun commando n'était alors venu assassiner les créatifs de l'agence de publicité. Mais, cette publicité s'inscrivait dans un contexte général de libéralisation des mœurs, mais aussi dans celui où la comédie musicale « Jesus-Christ Superstar » soulignait la compatibilité des évangiles avec la culture « Peace & Love » - ou l'inverse -. Avec le recul de quarante années, on peut aussi penser que Pasolini avait raison de voir un coup de force de la consommation, mais que ce coup de force disait plutôt aux Italiens que la consommation est compatible avec le catholicisme, comme le sont aussi les lazzi machistes et la marchandisation du corps féminin. Le véritable blasphème aurait été d'appeler les jeans en question « Marie » et d'utiliser un slogan lié au culte marial. La société italienne se serait embrasée de cette insulte faite à la Sainte Mère, donc à toutes les mères italiennes. Car, c'est aussi un point commun des cultures patriarcales que de sanctifier la maternité tout en aliénant les femmes. « Toutes sauf ma mère » dit aussi le slogan des jeans Jesus. |
5
février |
Jusque dans les années soixante, les petites filles jouaient avec des poupées qui étaient des poupons, qui étaient des bambins. Puis apparaît la poupée mannequin, qui est une poupée au corps d'adulte. Si le modèle le plus célèbre de ces poupées est la poupée Barbie, la première est née en Allemagne, près de Nuremberg, associée au journal Bild, sous le nom de Bild Lilli, à la fin des années cinquante. Mais à cette époque, Nuremberg était en zone américaine. Ce n'était pas la première poupée à corps d'adulte de l'histoire de la poupée, mais c'était la première de l'histoire de la consommation de masse. Avec la poupée mannequin, la petite fille - car ce sont les petites filles qui sont assignées à jouer à la poupée - passent d'un apprentissage du statut de mère, qui pouponne, à l'apprentissage du statut de femme. Pas vraiment, car Barbie, même dotée d'un Ken, n'a pas de sexualité car, tout autant que Ken, elle est dépourvue d'organes génitaux. Barbie, tout autant que Ken, n'a que des marqueurs sexuels secondaires, mais ceux-ci sont surdimensionnés : la taille mannequin, les cheveux longs et, à l'origine, blonds, et la forte poitrine des starlettes de ces mêmes années. De quel apprentissage s'agit-il alors de proposer aux petites filles ? Celui de consommatrice. Barbie va évoluer avec le temps qui passe. Elle va exercer de nombreux métiers. Elle va devenir noire et asiatique. Le fabricant Fulla produira un modèle voilé qu'il ne sera pas possible de déshabiller. Elle abandonnera même, et c'est tout récent, ses formes impossibles, accusées d'encourager l'anorexie des adolescentes, pour des formes plus rondes. Mais deux choses ne changent pas : Barbie consomme et n'a pas d'organes sexuels. Elle peut avoir une vie maritale, affective. Barbie peut faire semblant d'embrasser. Elle peut dormir avec Ken. Il ne se passera rien. La femme idéale est une femme blonde, épilée intégralement, sans organes sexuels et que l'on trouve au supermarché, avec un voile ou non. |
6
février |
Ainsi,
entre les photographies de la place Tahrir de 2011 et la
photographie dite « du soutien-gorge bleu » de 2013, il y a
comme un
basculement. En 2011, les femmes de la place Tahrir sont photographiées
dans une esthétique de la libération, c'est à dire une esthétique
révolutionnaire qui renvoie à la peinture académique française du
dix-neuvième siècle, puis à la peinture et à la photographie
soviétique. La photographie de 2013 est polysémique, mais ce qu'elle
dit aussi, c'est que la
consommation est sous la burqa, que Barbie est là, aussi, assumant une forme de
totalité qui est un totalitarisme. Les slogans de la marque de jeans « Jesus », en 1973, plagiaient les commandements bibliques. Plus de quarante ans plus tard, la consommation comme nouvelle idole mondiale semble ajouter un onzième commandement, fatal, qui serait : « Tu ne m'échapperas point ». Au moment de refermer ce texte, je me souviens de ce que la femme de l'un des terroristes des attentats de Paris de novembre 2015 racontait à l'une de ses amies pour vanter sa vie à Mossoul, en Irak. Elle y décrivait des objets de consommation courante, un confort « moderne ». Que voulait-elle dire vraiment ? Peut-être qu'il n'y avait rien d'exotique à vivre à Mossoul, que cela ressemblait à la vie dans une banlieue de n'importe quelle ville européenne, que, même en Irak, la consommation ne l'avait pas quittée. Et j'imagine cette femme, cette jeune femme, tout aussi endoctrinée que son compagnon kamikaze, attendant toute la journée sur un mauvais canapé dans un appartement poussiéreux, gardant en souvenir, sous son voile intégral, un soutien-gorge bleu, acheté dans le souk, dans une boucle terrible qu'elle ne perçoit plus. |