Diégèse 2016


#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 -


Péguy-Pasolini - #13 - culture versus culture


2 juillet
En juillet 1974, Pasolini revient dans le journal Il Mondo sur ce qu'il appelle « une révolution anthropologique en Italie », à savoir l'avènement de la société de consommation de masse, qui vient se superposer, selon lui, à une « autre culture (la culture populaire), ou une culture antérieure » et représente selon lui un nouveau fascisme plus délétère pour la culture italienne que ne l'aura été le fascisme historique. Si l'on admet que nous vivons une nouvelle mutation anthropologique, il faut admettre aussi qu'elle a un impact culturel, voire qu'elle produit une culture nouvelle. Cependant, avant tout autre propos, dès que l'on emploie le terme « culture », il est prudent et surtout plus juste, de préciser dans quel sens on l'utilise. Le dictionnaire de l'Académie française distingue pour ce même mot de « culture » trois entrées principales : à propos des productions naturelles ; à propos du développement de l'esprit et du corps ; à propos des productions de l'esprit et des valeurs qui les accompagnent. Si l'on se place dans le champ de la « culture » d'un groupe, on se situe dans la troisième entrée, qui présente elle-même deux sous-entrées : (l') ensemble des acquis littéraires, artistiques, artisanaux, techniques, scientifiques, des mœurs, des lois, des institutions, des coutumes, des traditions, des modes de pensée et de vie, des comportements et usages de toute nature, des rites, des mythes et des croyances qui constituent le patrimoine collectif et la personnalité d'un pays, d'un peuple ou d'un groupe de peuples, d'une nation (...)  ; (l') ensemble des valeurs, des références intellectuelles et artistiques communes à un groupe donné ; état de civilisation d'un groupe humain. On conviendra que ce devoir de précision, pour exigeant qu'il soit, est mal aisé quand on veut parler de la « culture », et c'est pour cela que la plupart des orateurs et des commentateurs s'en dispensent. Cela leur fait courir le risque d'effectuer des va-et-vient entre les différents sens de ce mot, en le sachant parfois, en l'ignorant souvent, par ignorance-même ou, plus rarement, par calcul ou opportunisme. Cette imprécision n'épargne pas ceux qui font profession de « culture ». On doit même craindre qu'ils en soient les premiers affectés.
3 juillet On peut tirer de cette définition du dictionnaire quelques enseignements sinon sur le « bon usage », ou, tout au moins, sur un « meilleur usage » du terme « culture ». Ainsi, s'agissant de la culture de l'individu, et rappelant en cela l'origine agreste du terme, l'Académie indique :« effort personnel et méthodique par lequel une personne tend à accroître ses connaissances et à donner leur meilleur emploi à ses facultés». Cette relation avec le sens premier de « culture » est entièrement contenue dans le terme « effort » . Se cultiver est une démarche exigeante, un travail de soi comme on travaille le sol d'un champ, d'un jardin. Aucune trace ici d'agrément, et encore moins de divertissement. Par ailleurs, le terme « effort » induit le mouvement. La culture de l'individu n'est pas un état, c'est un travail en cours qui ne commence ni ne se termine, sinon par la mort ; et ce mouvement est « méthodique ». Cela suppose qu'il est donc conscient. Et, c'est là un autre trait que l'on peut retenir, qui serait que la « culture » ne se travaille pas à l'insu de l'individu, comme par inadvertance, que « ça ne lui tombe pas dessus ». Il faut qu'il y consente. La culture est en fait un consentement en cours à devenir soi.
4 juillet S'agissant encore de la définition du mot « culture », et, maintenant, de la troisième entrée du dictionnaire de l'Académie relative à la culture des groupes, il est indiqué que la culture, dans cette troisième acception, est : (l') ensemble des acquis littéraires, artistiques, artisanaux, techniques, scientifiques, des mœurs, des lois, des institutions, des coutumes, des traditions, des modes de pensée et de vie, des comportements et usages de toute nature, des rites, des mythes et des croyances qui constituent le patrimoine collectif et la personnalité d'un pays, d'un peuple ou d'un groupe de peuples, d'une nation. Le terme qui retient mon attention dans cette définition est le terme « personnalité ». Un commentateur du temps, journaliste ou personnel politique, aurait certainement ici utilisé le terme « identité » plutôt que le terme « personnalité ». Dans l'écart sémantique entre « personnalité » et « identité », écart qui n'est pas de l'ordre de la nuance, se situe justement ce qui relèverait du culturel. « Personnalité »...  Emmanuel Mounier et le personnalisme opposent la personne à l'individu. De la même façon, « identité » ne renvoie pas à la personne mais à l'individu, cet « individu » des rapports de police, qui peut être délinquant et justiciable, mais jamais une personne. « Personnalité » n'est pas « identité ». On peut même penser que les deux termes s'opposent. Dans « personnalité », il y a la permanence de la personne, prise dans le mouvement de la vie, dans cet « effort » dont on a vu qu'il est consubstantiel à la culture de soi. Alors que dans « identité », il y a ce qui est figé dans l'individu. Il y a tout ce qu'il peut y avoir d'assigné par autrui et par la société en tout être, tout ce qui n'est pas choisi. La personnalité est toujours en devenir alors que l'identité est déjà donnée. La personnalité ne peut être que vivante quand l'identité subsiste après la mort. Car, l'identité, c'est déjà la mort. En cela, l'identité ne relève pas de la culture. Sur les livrets de famille, à côté de la date et du lieu de naissance, figure, déjà prête, la place de la date et du lieu du décès.
5 juillet De ces définitions du mot « culture », tentons de tirer quelques enseignements. Le premier d'entre-eux serait que l'usage que l'on fait communément de ce mot est un usage métonymique, dont on rappelle qu'il s'agit d'une figure de style qui consiste à nommer la partie pour le tout. En effet, si l'on considère le périmètre que l'on accorde habituellement à la « culture », c'est à dire, plus ou moins, un agrégat d'œuvres du passé et du présent associées à leurs différents modes de production, de diffusion et de consommation, on ne considère, bien sûr, qu'une petite part de ce qui fait « culture ». C'est d'ailleurs pour cette raison que, très vite, on abandonne le mot « culture » pour se borner à des champs plus restreints, des disciplines, des pratiques : la danse, le théâtre, la peinture, la photographie argentique, le patrimoine gothique... Car, la notion de « culture », pour séduisante qu'elle soit, est peu opératoire. Ces productions, toutes liées d'une façon ou d'une autre à un terme tout aussi problématique qui est l' « art » ne fonctionnent d'ailleurs jamais que comme une sorte de faisceau d'indices qui laissent penser qu'il y a « culture ». Ou plutôt, si l'on considère que la « culture » est inhérente à toute société humaine, qu'elle est humanité, les productions de l'art en sont l'une des manifestations, et donc l'un des moyens qui permettent, parmi d'autres, d'entrevoir ce que serait la« culture » d'un groupe, d'un peuple, d'une nation. On peut donc admettre l'usage métonymique du mot « culture », en tant qu'il active une figure de style. Mais on sait cependant que les figures de style ne valent que si elles sont maîtrisées par celui qui les produit pour être perçues par celui qui les reçoit. Désormais, s'agissant de ce que l'on nomme « culture », la figure s'est effacée. La plupart du temps, on croit vraiment que la partie est le tout. De la figure de style, on a basculé dans l'erreur, comme ce fou qui dans l'adage regarde le doigt plutôt que la lune.   
6 juillet Les plus acharnés à prendre la partie pour le tout, et, tendanciellement, la plus petite partie pour le plus grand tout, sont naturellement les journalistes qui font profession de commenter ce que l'on nomme les politiques culturelles. Il faudrait un jour pouvoir les interroger de façon serrée pour savoir s'ils croient vraiment, du fond de leur conscience, que la « culture » se borne au périmètre de la rubrique du même nom dans le journal ou le magazine pour lequel ils travaillent. Ainsi, je lis, dans un magazine spécialisé dans l'art, ce titre pour le moins curieux :« La France veut prendre la tête de la lutte pour la culture au Moyen-Orient ». Ce type d'approximation linguistique qui frôle un coupable ridicule me rappelle une réunion sur la célébration du demi-siècle du ministère de la Culture, il y a quelques années, lorsqu'un un spécialiste de la communication - donc acculturé - voulait pendre sur les monuments historiques de France des calicots imprimés du slogan « 50 ans de culture ». Un haut-fonctionnaire, sans doute moins sensible au calicot qu'à ses anciennes humanités avait alors interjeté : « Vous n'allez quand-même pas écrire « 50 ans de culture » sur les cathédrales ! ». L'article en question, en fait, annonce qu'il s'agit de susciter des mesures coordonnées au nouveau international afin de lutter contre la destruction du patrimoine et le trafic des antiquités. Le projet est donc juste. Il est même ardemment urgent. Ce n'est que le titre qui est ridicule, qui laisserait penser au lecteur inattentif ou - faussement - naïf que la France veut revenir au mandat qu'elle a exercé sur la Syrie de 1923 à 1943, quand la Grande-Bretagne, enfin libérée de l'Europe, pourrait se réinstaller en Irak.
C'est qu'il ne faudrait utiliser le mot « culture » qu'avec la plus précautionneuse parcimonie, tant son usage hâtif conduit le plus souvent, directement au contresens. En l'occurrence, il n'y a évidemment rien de néo-colonialiste dans le vœu de sauver le patrimoine du Levant, qui est le patrimoine de toute l'humanité. Or, ceux qui le détruisent considèrent qu'il s'agit là d'un colonialisme ancestral et impie. Alors, pourquoi utiliser une formule qui, linguistiquement, leur donne raison ?
7 juillet Mais, revenons aux différentes définitions du mot « culture » données par le dictionnaire de l'Académie française. Si l'on exclut de notre réflexion la culture de la terre, tout en gardant à l'esprit qu'il s'agit là du terme originel dont les autres acceptions découlent par un procédé métaphorique qui s'est peu à peu effacé, il y a donc deux acceptions principales : la culture de la personne, culture individuelle, culture de soi, et la culture collective, culture des groupes, ces groupes pouvant avoir des tailles différentes allant jusqu'au peuple, sinon jusqu'à l'humanité toute entière. On pourrait croire que la culture d'un groupe est, par une sorte d'opération arithmétique ou statistique bien choisie, la résultante de l'ensemble des cultures de chaque personne qui compose ce groupe. Plusieurs branches des sciences humaines fondent à raison leurs travaux sur ce type de postulat opérationnel. La culture de chacun n'est pas sans rapport avec la culture de tous. Pour autant, il n'en demeure pas moins qu'il ne peut y avoir qu'une mise en tension de la culture de soi et la culture du groupe, les cultures des groupes. En effet, cet « effort personnel et méthodique » qui, selon le dictionnaire, caractérise la culture de la personne, la culture de chacun, s'effectue bien sûr dans le cadre des cultures des groupes auxquels cette personne appartient, mais, pour mieux s'en extraire ou s'en distinguer. C'est l'objectif d'émancipation de la culture, celui que poursuivaient les fondateurs des politiques culturelles. Les inventeurs du théâtre populaire n'avaient pas pour objectif de distraire le peuple, ni même de l'instruire, mais celui de lui permettre d'accéder à d'autres outils de compréhension du monde à des fins de liberté individuelle et collective. Il en va de même pour les livres et les bibliothèques populaires. Si la culture d'un groupe peut s'identifier par ses livres, la culture des individus qui composent ce groupe va se bâtir sur la lecture - faite ou non d'ailleurs - de ces livres et sur l'influence qu'aura eue cette lecture sur la personnalité de chacun. Dans ce qu'il est convenu d'appeler la « culture de l'écrit », la bibliothèque d'une personne pourra constituer un indice de sa culture potentielle, qui s'avèrera ou non par l'activation que cette même personne aura faite de ses lectures dans sa propre vie. Et c'est là la première tension. La chaîne économique de production du livre a tout intérêt à ce que le plus grand nombre de personnes fasse l'acquisition du même livre au même moment et, accessoirement, en fasse la lecture, au moins pour la recommander à d'autres. Mais, pour mener à bien son processus de culture, chaque personne, à l'idéal, a besoin de pouvoir faire son choix de lecture dans l'infinité de la production livresque, ce qui va à l'encontre des intérêts de ceux qui produisent et qui vendent les livres. La résolution de cette tension est précisément de l'ordre de la politique culturelle, et ce sont les bibliothèques, et c'est le prix unique du livre...  
8 juillet L'association entre « culture » et « identité » est non seulement une association malsaine - car on n'a jamais vu qu'elle eût produit des effets bénéfiques -, mais, c'est en outre un couplage mensonger. Si l'on admet que l'identité est ce qui est fixe, ce qui demeure fixe dans le mouvement général de l'univers, alors il est aisé d'affirmer qu'il ne peut y avoir de culture identitaire. Certes, pourra-t-on objecter, la culture inclut les traditions. Elle inclut aussi les rites, et notamment les rites religieux, qui sont certainement ce que les humains ont inventé de plus efficace pour se donner l'illusion que quelque chose, au moins, peut demeurer sans périr. Pour autant, tous les rites, même ceux des religions les plus codifiées, se pratiquent, s'actualisent, diraient les anglo-saxons, dans une société mouvante. Le rite, dans sa succession de gestes et de paroles peut demeurer fixe, les conditions de sa production ne cessant de se modifier, il en est lui-même transformé. Par exemple, les thuriféraires du mariage dit traditionnel, qui veulent interdire l'extension de ce rite aux personnes du même sexe, le font au nom de la tradition, comme si le mariage, même au sein des familles les plus conservatrices, était resté ce qu'il était... Et la phrase reste en suspens. Car, il est impossible de la terminer et de préciser le point de référence culturel qui serait le point fixe de la tradition. Le mariage, même le mariage chrétien, même le mariage catholique, n'a jamais cessé de se modifier et il continuera de le faire dans les humains inventent en permanence de nouvelles formes d'associations pour se reproduire et résister à un monde qui, le plus souvent, lui est profondément hostile. Enfin, c'est sans compter sur la capacité de l'homo-sapiens à produire sans cesse de nouveaux rites et de nouvelles traditions. Le championnat européen de football vient d'en donner l'exemple, aidé par les technologies en réseau. L'équipe islandaise a popularisé très récemment une sorte de célébration alliant battements de mains et cris gutturaux, rite pendant lequel le public rassemblé en masse célèbre les joueurs de l'équipe. Ce qui s'est nommé le « clapping », retransmis par la télévision et les réseaux électroniques, a donné l'idée et l'envie aux spectateurs français du stade vélodrome à Marseille de le reproduire après la victoire de l'équipe de France contre l'équipe d'Allemagne fédérale. Il y a fort à parier que, désormais, cette sorte de manifestation spectaculaire va se pérenniser, donnant lieu à des surenchères à l'applaudimètre. Un rite est né, car des rites peuvent naître. D'autres meurent. Arguer de leur permanence pour imposer une règle à autrui ne peut donc être qu'une escroquerie. 
9 juillet Péguy distingue les « périodes », qui sont comme un temps de « bonace », dit-il, un temps calme où, en apparence, il ne se passe rien, et les « époques », qui sont les temps de crise pendant lesquels le monde se modifie. Pasolini, au début des années 1970 fait un constat analogue, s'appuyant notamment pour cela sur la lecture de Gramsci. On sait par ailleurs que Gramsci était lecteur de Péguy, notamment de L'Argent, et que Péguy, quant à lui, lisait Bergson. Admettons ces filiations entre des œuvres qui, à des époques certes différentes, s'attachent à analyser, à disséquer les crises, crises définies d'abord comme des crises culturelles. Quant à notre temps, il n'est pas hasardeux de prétendre que nous sommes de nouveau - si nous en sommes jamais sortis - dans une « époque », qu'il y a bien crise, et que, pour paraphraser la citation surexploitée de Gramsci, « l'ancien ne veut pas mourir et le nouveau ne peut pas naître ». Gramsci précise que c'est pendant les crises que naissent des monstres. Et l'on constate, ô combien, que notre époque voit naître et agir des monstres particulièrement violents et sordides. Comme Péguy, Gramsci, Pasolini, et beaucoup d'autres, constatons aussi que la crise d'aujourd'hui est culturelle et que la culture, ou plutôt, pour éviter trop d'ambiguïtés, la question culturelle en est instrumentalisée. Il y a les partisans de cet « ancien qui ne veut pas mourir » qui revendiquent pour eux-mêmes la « culture », mieux, qui revendiquent d'être la « culture », aidés et armés en cela par les clercs de tout acabit. Ce sont eux qui prêchent une sorte d'implosion temporelle où le passé deviendrait l'avenir. Et puis il y a les propagandistes écervelés du « nouveau »  qui proclament, au nom de ce « nouveau » qu'ils sont eux aussi la culture, pour aujourd'hui et pour demain, et qui passent par dessus bord toutes les vieilleries culturelles qui n'auraient plus cours. Il suffit pour s'en convaincre d'entendre ou de lire certains chantres des technologies, qui sont d'autant plus acculturés qu'ils ignorent même qu'ils le sont et qui partent la fleur au fusil numérique sur les sentiers des technologies balisés par le grand capital. Les deux camps ont chacun leurs monstres, qui peuvent parfois paradoxalement s'entendre quand il s'agit de se partager les profits.
10 juillet L'une des caractéristiques de la crise de la culture que nous vivons, l'un de ses symptômes - et « culture » est ici pris dans son acception la plus large - semble bien être la modification du rapport entre « identité » et « personnalité », l'identité tendant à vouloir prééminer sur la personnalité, en partie pour faciliter la consommation. La communautarisation ou la re-communautarisation de la société accompagne ce mouvement, le suscite et l'amplifie. Si l'on considère sous cet angle, par exemple, les réactions à l'odieux massacre perpétré dans la discothèque gay d'Orlando, l'indignation et la peine se sont exprimés très vite, au niveau international, sous la forme de manifestations de solidarité avec la « communauté homosexuelle », notamment en arborant le drapeau arc-en-ciel symbolisant les luttes pour l'égalité des droits. C'est louable. Cependant, est-ce que l'orientation sexuelle suffit à faire « communauté » ? Oui et non. Oui, si l'on considère la segmentation de la consommation, et la production de produits spécifiés pour la « communauté homosexuelle » supposée avoir un mode de vie unifié. Non, si l'on considère que la sexualité ne suffit pas à caractériser la personne et sa personnalité. Par les manifestations de solidarité avec la « communauté homosexuelle », on est ainsi passé de l'ardente nécessité de solidarité et de compassion universelles au nom d'une humanité commune - l'horreur du massacre de personnes civiles en train de s'amuser - à une solidarité inter communautaire qui ne peut être que factice. C'est aussi ce qui se joue dans la prolifération des « je suis », magnifique signe de solidarité né, on s'en souvient, après les attentats de janvier 2015 à Paris avec « je suis Charlie ». Or, d'un point de vue strictement humaniste, il n'est pas nécessaire, ou il ne devrait pas être nécessaire, de devoir emprunter l'identité de l'autre pour ressentir de la compassion pour l'autre et pour lui manifester de la solidarité. Au risque d'atteindre le point Godwin, il n'est cependant pas anodin que ce soit le nazisme qui ait, de la façon la plus horrible, fusionné « culture » et « identité », au détriment de la personne et de sa personnalité, jusqu'à annihiler toute humanité. C'est peut-être cette ombre funeste qui a fait que la variante « je suis juif » au « je suis Charlie » n'a pas eu la même diffusion que son original lors de la manifestation du 11 janvier 2015. Même par antiphrase, même par solidarité, la sinistre étoile jaune ne pouvait, légitimement, ni être évoquée, ni être détournée.
11 juillet Comme le soulignait déjà Pasolini, peu à peu, le terme « culture » n'est plus employé que dans son acception restreinte, et le « gouvernement de la culture », confié pour l'État à un ministère, et pour les collectivités à des directions spécialisées, s'est restreint à un gouvernement des beaux-arts, incluant le patrimoine, et dans lequel les industries dites culturelles tendent tout à la fois à prendre plus de place tout en devenant toujours davantage des industries du divertissement. Cela n'est pas sans conséquence, car les autres ministères et les autres directions des collectivités se considèrent ainsi dédouanées de devoir s'occuper des questions culturelles, sauf par raccroc. Ainsi, ce qui est non seulement une part intrinsèque de la nation, la culture, mais l'élément fondamental qui définit la nation, vivote, réduit à l'art d'hier et d'aujourd'hui et aux « machines à rêves », comme Malraux appelait le cinéma et ses avatars télévisuels et maintenant numériques. À force de prendre la partie pour le tout, on ne sait plus ce qu'est le tout, et on a de moins en moins d'intérêt pour la partie. Et, peu à peu plus personne ne prend en charge la question culturelle. Est-ce que c'est grave ? Oui, ça l'est. On ne demande pas d'enrégimenter la culture de la Nation dans tous ses aspects, mais au moins que l'on sache de quoi on parle. Car, ne plus en parler donne toute la place à ceux qui, en en parlant, n'ont de cesse que de pointer de supposées différences culturelles aux fins de stigmatiser une partie du peuple, qui est aussi la partie la plus démunie. Si l'on considère un instant la culture du peuple de France, donnant au mot « culture » son sens le plus large, on peut s'apercevoir qu'elle est assez unifiée. Les modes de consommation sont les mêmes, dans les mêmes magasins régulés seulement par le pouvoir d'achat. Les modes de divertissement sont aussi les mêmes. La langue, la prosodie et l'accent ne sont plus spécifiés par les lieux d'habitation et ce que l'on appelait auparavant « l'accent des banlieues » est en fait l'accent de toute la jeunesse, ou presque. Certes, certaines femmes portent des foulards et d'autres non. La belle affaire ! Certains prient et d'autres non. Soit ! La liberté de conscience est la mère de la laïcité. Est-ce que tout cela suffit en soi à distinguer une culture qui serait différente, surtout quand la pauvreté des pauvres est la même quelle que soit le nom et la couleur de la peau ?
12 juillet Ainsi, la société de consommation privilégie l'identité à la personnalité, principalement pour des raisons de segmentation des cibles de clientèles et de chalandise et ce ciblage généralisé a infiltré toute la question culturelle. L'économie de la société de consommation fait toujours davantage appel à la publicité, et donc aux facteurs de notoriété. Cette économie de la notoriété doit alors résoudre une nouvelle tension : faire, d'une part, que les consommateurs puissent être ciblés, sur la base d'une identité qui leur est assignée par manipulation publicitaire, et qui tend donc à les rendre semblables, avec des goûts identiques et des désirs « marchandisables », et, d'autre part, leur permettre l'illusion de l'originalité personnelle - l'illusion d'une personnalité affranchie des injonctions publicitaires - pour leur laisser un rôle dans l'économie de la notoriété généralisée. Dis, plus simplement : comment faire des êtres tous semblables tout en leur donnant l'illusion qu'ils sont différents ? Dilemme orwelien... On reconnaît aussi les« 15 minutes de célébrité » prédites par Andy Warhol. Les moyens que les médias de masse avaient inventé pour résoudre cette équation paraissent désormais très artisanaux. Même la télé-réalité, qui en est certainement l'un des derniers avatars, paraît désormais désuète. C'est désormais par les réseaux sociaux que cette tension se résout.« Exprimez-vous » propose Facebook à l'utilisateur. « Les algorithmes feront le reste » est la fin éludée de cette proposition.
13 juillet  L'une des caractéristiques de l'époque, et Péguy écrirait « des époques » en tant que périodes de crises, c'est que l'Institution ne prend plus en charge le fait culturel, elle le laisse vacant. On a vu dans un texte précédent que la société souffrait d'une « anomie anosognosique » , c'est à dire d'un délitement de ses normes et d'une incapacité à se décrire. Une des conséquences, sinon la principale, est que cette société malade ne sait plus ce qu'est sa culture. Mais, la communautarisation consumériste fait que, d'une part, chaque communauté, ou supposée telle, s'invente ce qu'elle nomme sa propre culture, notamment par la consommation de produits culturels plus ou moins frelatés, et que, d'autre part, ces mêmes communautés revendiquent leur propre sous-culture comme étant culturellement meilleures que celle de la communauté voisine, sous la forme d'un communautarisme identitaire. Quand on stigmatise les musulmans, on passe sur le fait que les tenants de la chasse et de la pêche dites traditionnelles ou les adeptes d'un végétalisme le plus observant sont certainement plus sectaires que l'immense majorité des musulmans qui ont un mode de vie qui se définit d'abord par leur classe sociale plutôt que par leur religion. Certes, cette vacance dans la prise en charge du fait culturel par l'institution laisse la place à toutes les dérives sectaires. Il n'y a pas de société humaine sans culture. C'est consubstantiel à l'humanité et cela la définit, la culture. Comme le personnel politique ne sait plus dire ce qu'il en est de la culture du peuple, le peuple pense qu'il est sans culture, et cela laisse la place aux marchands du divertissement financés par la publicité. Et la boucle est bouclée. Chacun sa chaîne de télévision, chacun son rayon dans les supermarchés, chacun son quartier, son voisinage, sa solidarité. Quel méchant tour on joue à la société !
14 juillet Pasolini s'émerveillait de l'uniformité de la rue soviétique, comme étant une uniformité conquise par la lutte des classes pour les prolétaires. Plus de quarante ans plus tard, plus de vingt ans après la chute du Mur de Berlin, ses propos, pour une fois, paraissent naïfs et empreints d'idéologie, ce qu'il aurait certainement nié, puis détesté. On sait désormais que la rue moscovite était surtout moscoutaire, avec des corps brimés et endeuillés de toute liberté. Mais, ce que Pasolini avait décelé, c'est la nécessité d'une nouvelle forme de lutte politique contre l'apparence uniforme des foules modernes des villes occidentales et, pour Pasolini, des villes italiennes. Ce qui se joue dans l'accoutrement de ces foules, c'est un conflit qui n'abolit pas la lutte des classes, mais qui la transcende, conflit de mise en tension entre le semblable et le différent, mouvement schizophrène enclenché par la publicité consumériste qui assigne à tous d'êtres semblables et à chacun d'être différent. C'est ce même conflit qui se joue entre l'identité et la personnalité au profit de l'identité, plus vendeuse que la personnalité. La jeunesse est évidemment la première ciblée par la consommation qui va ainsi tenter de fixer en chaque jeune des identités successives pour chaque âge, comme on achète des vêtements pour les enfants, identités dotées de tous les accessoires nécessaires. Le développement de la personnalité viendrait par surcroît, et peu importe à la société ainsi conformée qu'il vienne ou non. Car, ce que la personnalité permet comme émancipation contrarie nécessairement la fièvre de la consommation. Et c'est à ce point-là que l'on peut rejoindre encore aujourd'hui Pasolini quand il affirme que« jamais la différence n'a été une faute aussi effrayante qu'en cette période de tolérance », après avoir énoncé que « la fièvre de la consommation est une fièvre d'obéissance à un ordre non énoncé » . Le développement culturel, œuvre d'émancipation individuelle et collective, serait donc ce qui accompagne la personne dans son effort de sevrage de la consommation, cette consommation dût-elle être celle de produits issus de l'industrie culturelle.
15 juillet L'écriture au jour le jour s'expose au bousculement des événements. Le 14 juillet au soir, le conducteur d'un camion a délibérément fauché des personnes rassemblées sur la Promenade des Anglais à Nice pour le feu d'artifice du 14 juillet, faisant, plus de quatre-vingt morts, avant d'être abattu par la police. Si l'on s'éloigne un peu de l'émotion et de la peine, si l'on s'éloigne aussi des réactions politiciennes du personnel politique, et même de celle du maire de Nice qui, de peur sans doute d'être pris en défaut d'organisation d'un événement dont la police lui incombe de par la loi, se retourne vers l'État dans un mouvement infantile et grossier. Si l'on oublie tout cela, et que l'on met de côté, un instant, la peine et le deuil, que reste-t-il de tout cela ? Tout d'abord, au tout premier plan, une immense inquiétude. Le changement de mode opératoire à chaque attentat et la diversité des profils des assassins approchent un peu chaque fois la crainte de représailles contre les musulmans, c'est à dire, en l'occurrence, contre les Arabes. Et, peu savent que ces représailles, sur fond de pré-guerre civile, sont dans le plan de guerre des commanditaires de ces attentats. Il s'agit bien d'aller vers la guerre civile. Il reste l'effarement que tout homme entre quinze et soixante ans de type nord-africain ou moyen-oriental sera désormais considéré comme un terroriste potentiel. Et cela aussi est inclus dans le plan des terroristes. Les feux d'artifice ne sont pas interdits par l'Islam, mais dans la lutte de l'émotion, ce que j'ai appelé « l'émotionnisme », ils sont un support de choix. Ils sont en effet sans idéologie. La fête nationale, si elle en est le prétexte, n'en est que le prétexte et il n'y a rien qui puisse être jugé comme impie dans cette manifestation joyeuse. L'émotion n'en est que plus grande.
Mais, le plus grave à l'heure où j'écris ces lignes et que l'attentat ne connaît encore aucune revendication, c'est que personne n'a osé supposer que l'auteur de cet acte terrible soit - je n'ose écrire « seulement » - un déséquilibré.
16 juillet Ce texte quotidien demeure impacté par la violence terrible qui s'est exprimée le soir du 14 juillet dans la ville de Nice à l'occasion du feu d'artifice célébrant la fête nationale. Si l'on s'éloigne de l'émotion, légitime, et de la douleur, et de la peine, et du deuil, et que l'on continue à tracer le sillon incertain de ce travail d'écriture qui tente d'aborder l'incapacité de ceux qui ont la parole - les médias et le personnel politique - à saisir la question culturelle, il apparaît vite que Pasolini apporte des réponses plus pertinentes à cette anomie - ou à cette « double anomie » - que ces « porte-parole », les uns empêtrés dans une logique de captation des spectateurs, donc, dans une logique du spectaculaire jusqu'à l'atroce, concurrence oblige, les autres dans des logiques partisanes et électoralistes qui , malgré leur contrition, les cravates noires des hommes et le maquillage atténué des femmes, font de leurs sous-entendus politiciens les « sur-entendus » de leur vacuité. Car, il faudra bien analyser le processus désastreux qui a pu conduire un homme de 31 ans, père de famille, à commettre un acte aussi absurde (contraire à la raison nous dit le dictionnaire) et indéterminé. Certains voudraient se passer d'explication ! On peut certes aligner tous les adjectifs de la langue française exprimant l'effroi et la condamnation morale. Il n'y a pas moyen d'y échapper. Mais après ? Est-ce qu'il suffira de jeter l'opprobre sur toute une partie de la population comme le fait déjà l'extrême-droite ? Le remède ne pourra qu'amplifier le mal. Il faudra bien se coltiner la question du spirituel et de la spiritualité, et ce n'est pas déroger à la laïcité que de traiter cette question qui fait de l'humanité l'humanité. Se retrancher derrière la laïcité pour couvrir les méfaits des « lucrativistes » apparaît sans issue comme cela apparaissait sans issue pour Pasolini. Proposer mondialement le même modèle consumériste tout en tenant écarté de la consommation l'immense majorité des pauvres ne peut être que source de catastrophe. Critiquer ce même modèle consumériste en bêlant des slogans dans des manifestations où ne se retrouvent que les moins appauvris des appauvris ne peut être une issue. Pasolini écrivait : « les gosses du peuple sont tristes parce qu'ils ont pris conscience de leur infériorité sociale, étant donné que leurs valeurs et leurs modèles culturels ont été détruits. ». Il faut désormais amputer la deuxième partie de la phrase, car, dans les quartiers dits populaires, qui ne sont que les quartiers de la pauvreté et de la relégation, a grandi une génération sans autre modèle culturel que celui d'une consommation effrénée à laquelle elle ne peut avoir accès que dans l'illégalité - le trafic - ou, plus rarement, comme un leurre supplémentaire forgé par la consommation, le spectacle, c'est-à-dire le sport marchandisé ou la musique enregistrée. À cette aporie, l'Islam apporte des réponses et l'Islam radicalisé prétend apporter toutes les réponses. S'il y a « guerre », c'est donc une guerre qui a longtemps été froide avant de tourner à une guérilla encore très circonscrite, mais c'est la guerre d'un totalitarisme, celui de la consommation qui a réponse à tout, contre un autre totalitarisme, celui d'un système prolifique qui se présente comme spirituel et qui produit des réponses pré-mâchées aux problèmes du monde. Les deux systèmes sont anti-culturels pour ce en quoi ils haïssent, les uns le disant, les autres le cachant, tout possibilité d'émancipation individuelle et collective, et c'est aussi pour cela, qu'en fin de compte, les uns comme les autres haïssent l'art.
17 juillet Encore quelques réflexions sur l'attentat de Nice. Il faut bien. Il faut bien s'étonner de l'étonnement. L'homme qui a commis l'attentat, nous dit-on, n'était connu des services de police que pour des actes de violence et ne l'était pas non plus par les services de renseignement, pour des faits de radicalisation religieuse. Et l'on invoque alors un « terrorisme de troisième génération ». Il faut prendre garde aux fantasmes, surtout quand ils sont collectifs. Quel serait ce « terrorisme de troisième génération » ? Celui d'agents dormants menant des vies « occidentalisées », allant jusqu'à ne pas pratiquer leur religion, jusqu'au moment de passer à l'acte contre leurs voisins-mêmes. Il ne faut pas ajouter de la déraison à la déraison. L'énonciation qui précède suffit à la qualifier de fiction. Ce genre de scénario peut produire un film d'épouvante, or, les événements de Nice ne sont pas fictifs. Ils sont réels et ils n'ont pas été perpétrés par un acteur, mais par une personne véritable. Il faut bien prendre conscience qu'en avalisant ce type de scénario, on avalise aussi un autre scénario qui a eu de riches heures tragiques : le scénario de « l'ennemi de l'intérieur ». En affirmant que le tueur « s'est radicalisé très rapidement », on laisse croire que c'est donc possible et que, potentiellement, tendanciellement, n'importe quel homme ou femme musulman-e ou vaguement musulman-e d'origine peut se révéler soudainement un tueur abominable, et qu'il y a donc du Mr. Hyde derrière tout Jekyll musulman. Sur l'impossibilité de déceler par son habitus le terroriste potentiel, je renvoie encore une fois à Pasolini s'interrogeant sur les terroristes déclarés fascistes du massacre de Brescia du 28 mai 1974, place de la Loggia. D'eux il écrivait ceci : « En effet, ils sont en tout semblables à l'énorme majorité des jeunes de leur âge. Rien ne les distingue culturellement, psychologiquement et — je le répète — somatiquement. Seule, une « décision » abstraite et pleine d'apriorisme les distingue, et pour la connaître, il faut qu'elle soit dite. » Dans un autre texte, s'adressant à Moravia, Pasolini écrit encore ceci de ces jeunes terroristes fascistes : « Quand ils sont devenus des adolescents capables de choisir, d'après qui sait quelles raisons et quelles nécessités, personne ne leur a gravé dans le dos de façon raciste la marque des fascistes. C'est une forme atroce de désespoir et de névrose qui pousse un jeune à un tel choix ; et peut-être une seule petite expérience différente dans sa vie, une simple rencontre, aurait-elle suffi pour que son destin fût autre. » Qu'il soit sous-tendu ou non par une idéologie religieuse totalitaire et fasciste, l'attentat de Nice est déshumanisant, mais il a été commis par un humain, qui, dans une désespérance inouïe cherchait son salut. C'est difficile à penser tant cette question du salut a été éradiquée de notre quotidien occidental. C'est ce que rappelle avec une grande clarté Jean Birnbaum1 dans « Un Silence religieux », ou encore Régis Debray quand il explique que nous sommes passés d'une économie du salut à une économie de la réussite, et que cela entraîne des conséquences que nous n'avions pas prévues, ce même Régis Debray qui sur France-Culture qualifiait très justement le tueur de Nice d'halluciné.
18 juillet Jean Birnbaum (ouvrage déjà cité) s'emploie à retracer l'incapacité historique de la gauche française, dans toutes ses composantes, à prendre en compte le fait religieux dans les révolutions post-coloniales, en tout premier lieu en Algérie, mais aussi en Iran où, seul Michel Foucault en reportage pour le journal italien le Corriere de la Sera, dit alors avec insistance qu'il se passait quelque chose qu'il qualifie de « spiritualité politique ». Cela vaudra au philosophe d'être brocardé à gauche comme à droite, puis accusé même, quelques années après sa mort, d'avoir cautionné le régime des mollahs. L'analyse de Birnbaum sur l'aveuglement de la gauche peut valoir aussi pour la droite française, qui est au moins quadruplement empêtrée dans sa culture politique et dans son temps politique, et qui, en 2016 en tout cas, ne détient pas le pouvoir exécutif, ce qui semble l'autoriser à dire à peu près n'importe quoi. Elle est empêtrée car, bien que laïque, elle entretient un rapport différent de la gauche à la religion, aux religieux, se bornant cependant souvent à en servir les clercs, surtout les plus réactionnaires, et à aller glaner les voix des catholiques moralistes extrémistes, par exemple lors de la lutte contre le mariage pour tous. Elle est empêtrée car elle a historiquement un rapport différent de la gauche avec la question de l'immigration, dans une posture post-coloniale qui n'est pas celle de la gauche qui a accompagné - ou cru accompagner - les luttes de libération. Elle est empêtrée, car les courants maurrassiens qui la parcourent - on l'a vu avec le conseiller Buisson de Monsieur Sarkozy - sont toujours vivaces et agitent en permanence le spectre du multiculturalisme comme dilution de la Nation française, ce qui n'est rien d'autre que l'anathème jeté jadis par les ligues d'extrême droite contre le « cosmopolitisme ». Elle est empêtrée enfin, car, elle aime, comme tous les néo-conservateurs à tendance populiste, à apparaître comme autoritaire et répressive, favorisant ainsi la prison et une politique pénale dure, dont on a vu pourtant que, s'agissant de l'islamisme, qu'elle avait surtout servi la radicalisation et le recrutement pour le djihad, comme l'explique terriblement clairement Gilles Kepel. Derrière les prises de parole du personnel politique de droite, il faut lire, exprimé et vécu avec plus ou moins d'intensité, et presque explicitement pour le Front national, le fantasme d'un « grand retour » qui ferait que« ces gens-là qui ne sont « pas de chez nous » retourneraient chez eux ». Évidemment, le « pas de chez nous » et le « chez eux » est flou et impraticable, mais c'est bien ce fantasme qui a secoué le débat politique, et pas seulement à droite, d'ailleurs, sur la question de la déchéance de nationalité. Mais c'est ainsi que l'on voit aujourd'hui des gens réputés raisonnables qui imputent à l'ancienne garde des sceaux le fait qu'un homme titulaire d'une carte de séjour, père d'enfant né en France, n'ait pas été reconduit à la frontière après une condamnation avec sursis. Ce qui est évidemment absurde dans un État de droit, et la sentence n'aurait pas été différente avant juin 2012. Derrière tout cela, il y a bien l'incapacité à percevoir et à dire ce qu'il en est de la question culturelle de la nation française aujourd'hui.
19 juillet Et, après le fracas, le brouhaha des médias déchaînés et du personnel politique couinard et désorienté, peu d'images, de rares propos, parviennent à recouvrir l'indécence brutale de la scène publique, l'indécence de ceux qui diffusent des photographies de jouets d'enfants ensanglantés.  Le moteur principal de l'industrie des médias, 'émotion à tout prix, à n'importe quel prix, est emballé. Heureusement, il y a, par exemple, la voix sage et informée de Gilles Kepel, et puis il y a ceux qui croient dire quelque chose et qui n'ajoutent que du bruit au bruit. Il y a ceux qui voudraient distinguer, par exemple, l'islam politique de l'islam culturel. C'est évidemment une ânerie, car il n'est pas nécessaire d'être spécialiste de ces questions pour comprendre que l'islam est politique parce que l'islam est culturel et que le judaïsme aussi, et que le catholicisme français l'est aussi et que ce dernier l'a même été pour des causes justes avant de sombrer massivement dans la réaction, à quelques voix près, évidemment. Soit, l'attentat de Nice relève de la question culturelle, mais il faut alors s'interroger sérieusement et avec gravité sur les éléments culturels qui ont huilé les mécanismes du psychisme à l'évidence malade du tueur.  Les quelques éléments qui sont apparus par l'enquête montrent que l'islam y joue un rôle somme toute secondaire. Le premier  facteur d'influence du tueur, c'est la pornographie et une curiosité morbide pour la violence, violence qui fait d'ailleurs partie de l'univers de la pornographie. Ce qui a nourri cette perversion, alimentant ainsi le conflit psychique du tueur jusqu'au passage à l'acte, ce sont des outils technologiques et des offres de service qui sont utilisés quotidiennement par des millions de personnes qui ne tueront cependant jamais personne. Il serait tout aussi faux  de dire que l'islam n'a joué aucun rôle. L'islam a entretenu le conflit psychique, notamment par ce qu'il contient de préceptes moraux et d'interdits de toute sorte, comme toutes les religions du livre, comme le péché et la damnation dans le catholicisme entretient le conflit psychique des prêtres pédophiles. Enfin, des sites internet, peut-être quelques personnes adeptes d'une dérive sectaire de l'islam ont fourni une solution radicale à cet homme pour se sortir de la camisole morale dans laquelle il était enfermé en dehors de ses crises maniaques : un rachat instantané par un crime de masse. Ce homme qui n'a pas été entraîné dans un camp au Yémen ou en Syrie s'est procuré facilement des armes tout aussi facilement fournies par le trafic qui sévit dans cette ville frontalière - comme il sévit partout - et sa maladie mentale a fait le reste.
Ainsi, qualifier un terroriste de « déséquilibré » n'est pas lui trouver des excuses, encore moins minimiser son acte. Notre société ne saurait donc plus reconnaître qu'il faut être fou pour tuer des enfants ?
20 juillet Le philosophe Jean-Luc Nancy a publié le 18 juillet 2016, dans le journal Libération un tout petit texte intitulé « Un camion lancé », qu'il termine ainsi : « il ne s'agit pas de nous accuser plus que d'accuser les fanatiques, les terroristes et les terrifiés. Il s'agit de passer outre toutes les formes de réflexes conditionnés. Car ce qui est en jeu est l'exigence inconditionnelle d'un monde possible. » Le philosophe a raison, mais, depuis le 14 juillet, un autre camion lancé ne s'est pas arrêté. Certes, celui qui est montré dans les médias de toute la planète, à Nice, le pare-brise criblé de balles, est définitivement là et son conducteur a rejoint les mystères de la mort, mais le camion lancé de l'imagination, cette « folle du logis » comme l'aurait écrit Malebranche, est quant à lui toujours lancé, à vive allure, et on peut même craindre qu'il n'accélère. Il n'est pas sans conducteur et son conducteur est bien vivant. Comme beaucoup de possesseurs de téléphones mobiles, je suis abonné aux alertes de médias en ligne, et, notamment, et à dessein, celles du Parisien. Dans la seule journée du 19 juillet 2016, le Parisien a choisi de mettre en exergue un conflit de voisinage dans un camp de vacances, certes terrible, puisqu'il a abouti à l'évacuation d'une enfant de neuf ans poignardée, son pronostic vital étant engagé. Motif supposé ? La tenue trop légère des femmes. « Suivez mon regard ! ». Et le camion de l'imagination, qui est aussi celui du fantasme a déclenché des hordes de commentaires malsains sur les réseaux sociaux. Et« malsain » est un euphémisme. Certes, c'était d'autant plus facile qu'un jeune Afghan halluciné avait attaqué des voyageurs dans un train en Allemagne pour tuer des mécréants, commandité par les islamistes terroristes, ce qui semble attesté. Puis, le Parisien a continué... Et le téléphone a vibré d'une nouvelle alerte annonçant qu'un forcené était retranché dans une maison et que le GIGN allait intervenir... Mais là, l'alerte n'a pas fait recette : le forcené en question était un chasseur alcoolisé qui menaçait de tuer sa famille... Il s'est rendu. Personne n'a supposé qu'il s'était rapidement converti à l'Islam radical, ni même s'est demandé si c'était possible quand on est complètement saoul.  Puis, ce fut un autre forcené dans un hôtel bon marché près de l'autoroute du Sud. De celui-là, on ne sait pas grand chose car, un peu plus tard, les trains de la gare du Nord à Paris ont été interrompus à cause de l'incendie d'un transformateur. Mais le Parisien n'a d'abord annoncé qu'un incendie et le lecteur inquiet et à l'affut de sa propre inquiétude a pu croire que la gare était en feu. On apprendra plus tard que l'incendie a sans doute été allumé par des voleurs de câbles électriques. Ouf ! « La folle du logis » , accablée par la canicule, a pu se détourner des musulmans pour se fixer sur les Roms. Ce camion de l'imagination, qui est aussi le camion du fantasme, est bien parti pour faire le tour des plages, des bistrots, des camps de vacances et de tous les campings comme celui des hôtels de luxe. Et c'est la principale victoire de ceux qui commanditent des attentats que d'avoir des alliés objectifs dans les médias qui les aident dans leur projet de guerre civile généralisée.
21 juillet Les médias s'interrogent sur les raisons qui font que la France est plus touchée que ses voisins européens par les attentats djihadistes. Les raisons souvent avancées peuvent paraître évidentes : la politique étrangère française et, notamment, les interventions en Libye, au Mali et en Syrie ; l'interdiction du voile intégral dans l'espace public au nom d'une conception stricte de la laïcité ; son histoire coloniale et les spasmes de la décolonisation... Certes, et c'est en tout cas la thèse de Farhad Khosrokhavar, sociologue et spécialiste de l'islam radical, qui en conclut dans le New-York Times, tel que le traduit le journal Libération, que « la France n'est plus ce qu'elle était et (qu')il est temps qu'elle se fasse à cette idée. » Je n'engagerai pas un débat, même à distance, ni avec un sociologue, ni avec la sociologie. Ce n'est pas mon métier, ce n'est pas mon ouvrage, pourrait dire Péguy, qui n'est que de tenter la littérature, de sonder les imaginaires par approches successives et empiriques. Et poétiques. Mais, quand-même, je m'interroge : on saurait donc ce que la France était pour pouvoir affirmer qu'elle n'est plus ce qu'elle a été ? Cela mérite discussion et au moins quelques précisions. Ce dont il s'agit, c'est de la culture française, qui aurait donc changé. S'agissant de la culture - et non pas des arts - il me semble au contraire que ce qui se passe en France est conforme à sa culture, qui, profondément, est une culture douloureuse et même une culture doloriste. Si la France attache d'ailleurs autant d'importance aux arts, jusqu'à simuler parfois son plaisir, ce n'est pas parce qu'elle est culturellement forte, mais parce que la culture, au sens anthropologique du terme, est toujours dans son histoire un signal faible, comme une indécision, une incertitude. Une bonne partie de l'histoire française peut se lire à l'aune de nécessaires rétablissements culturels, au sens gymnique du terme, après des crises successives. La geste gaullienne en est le dernier exemple, et elle sauve,culturellement deux fois, en 1940 et en 1958, un pays culturellement traumatisé et prêt à tous les renoncements, ceux de la collaboration et de la déportation des Juifs, comme ceux de la torture en Algérie. La défaite de 1870 est un autre épisode traumatique, car, c'est après la perte de l'Alsace et la Lorraine, comme l'aurait écrit Madeleine Rebérioux, que la France glorifie des héros « vainqueurs mais vaincus », tels Vercingétorix et Jeanne d'Arc. On peut donc, considérant cela, aboutir à une conclusion diamétralement opposée à celle du sociologue. J'affirme que ce qui se passe en France depuis 2015, mais certainement depuis plus longtemps et au moins depuis 2005 (si l'on tient à poser des périodes, des époques) est la preuve que la France est toujours culturellement ce qu'elle a été culturellement, c'est à dire un pays où la culture est sensible aux variations des temps, toujours mise en doute, ne dédaignant pas la violence et le conflit pour afficher ensuite de grands rassemblements et de grandes embrassades patriotiques sans trop s'embarrasser de ce qui se passe dans les coins sombres des rues adjacentes. Je ne vois rien dans ce qui se passe depuis janvier 2015 qui démente que la France est bien la France, pour peu que l'on veuille bien s'éloigner de préjugés doxaux et de leurs emballages publicitaires préparés par le personnel politique et vendus par les médias.
22 juillet
La première partie de ce texte, écrite avant le 14 juillet, tentait, s'agissant de la culture, de s'attacher à mettre en tension« identité » et « personnalité » afin d'établir que la culture, en tant que culture du groupe, relevait de l' « identité », quand la culture de soi, la culture individuelle, relevait de la « personnalité ». Une des conséquences de cette distinction pouvait être que les politiques « culturelles » ne pouvaient et ne devaient s'adresser qu'à la culture personnelle, c'est à dire donner les moyens à chacun d'accomplir son propre« effort » de culture dans un mouvement d'émancipation, et ne surtout pas tenter d'aborder la culture du groupe, ne maîtrisant aucun des outils ni des modes d'actions qui permettraient même de la percevoir et de la définir. La tuerie de Nice a bien sûr modifié l'économie du texte. Il a dû prendre une déviation, comme bloqué par la scène terrible de la Promenade des Anglais jonchée de cadavres, puis jonchée de fleurs et d'ex voto improvisés. Mais il faut y revenir, et tous les commentaires qui ont suivi l'acte atroce ne démentent pas le postulat envisagé. Il est ainsi frappant de constater que, dès le soir-même, et les jours qui ont suivi, s'agissant du tueur, l'enquête et le débat public aient été stupéfaits par le conflit, l'opposition, sinon l'incompatibilité, entre l'identité du tueur, telle qu'elle pouvait être déduite de son acte : un arabe musulman radicalisé, de ce qui apparaissait de sa personnalité : un érotomane bisexuel jouisseur, violent, caractériel. Pour la doxa, il ne pouvait être l'un et l'autre et les gens se sont écharpé sur ce faux débat. La découverte progressive de ses complices et des indices laissant penser à un acte prémédité de longue date a nourri ce débat sans cependant l'éteindre. Il n'aurait  donc pas été si déséquilibré puisqu'il avait préparé son crime avec des complices ! Il faut comprendre qu'il s'agit là d'une erreur de pensée pour ce en quoi cela oppose deux instances d'ordres différents qui sont justement l'identité et la personnalité, et si l'on admet cela, il devient possible de concevoir que le tueur était un arabe musulman radicalisé bisexuel jouisseur caractériel, et certainement affecté de troubles psychiatriques somme toute banals. Et, en effet, ce qui relevait de l'identité du tueur dans l'ensemble de ses relations sociales, le récit social de son identité, était quasiment entièrement dissocié de l'impossible récit intime de sa personnalité. Dans d'autres circonstances, l'homme aurait pu tuer un de ses amants, ses enfants, sa femme, un conducteur irascible - et il l'a presque fait -. Les circonstances historiques ont fait que d'autres petits malfrats manipulés par des idéologues cyniques lui ont fourni un support identitaire, des armes et peut-être de la drogue et que cet arsenal, l'espace de quelques minutes cruelles, lui auront peut-être permis de faire coïncider son identité et sa personnalité mise en acte, cet acte fût-il atroce. C'est bien une promesse insensée qui a été faite à son vœu désespéré d'une espérance à jamais refusée.








Note
1. Un Silence religieux (la gauche face au djihadisme) - Jean Birnbaum - Le Seuil - Janvier 2016