Diégèse 2016


#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 -


Malaise dans la langue - Péguy-Pasolini - #20 -
29 octobre
Il y a quelque chose qui ne va pas, et qui insiste dans son malaise.
Traverser la France par de petites routes. S'arrêter au hasard, ou presque, dans un village, un bourg, une petite ville. Constater que les boutiques sont délaissées, vitrines salies, tellement désespérées que l'on n'appose parfois même plus d'écriteaux indiquant qu'elles sont à la vente. Constater que des maisons
aussi, des biens qui n'avaient pas échappé à la même famille, à la même lignée depuis plusieurs générations, sont mis en vente, bradés, avec, parfois, tout ce qu'ils contiennent. Si bien que l'on se demande si l'aïeul encore à peine vivant ne fait pas partie du lot de ce qui est cédé.
Alors, il faut se rabattre sur les supermarchés entourés de leur essaim automobile. Leurs formes varient peu si leurs tailles sont diverses. Quelle que soit l'enseigne, leur conception est guidée par leur interopérabilité. Le consommateur ne doit pas y être surpris. Il ne doit pas s'y sentir étranger. Des étiquettes de couleur indiquent les promotions, surjouant les effets de surprise. Il s'agit des invendus, rebuts désormais affichés à leur prix le plus juste. Dans les allées qui simulent l'abondance, des chariots profilés servent de déambulateurs aux vieillards et de manèges aux enfants. Dans les plus petites de ces unités de consommation, qui sont aussi des unités de vie, on se connaît, on se salue et les caissiers et les caissières sont les enfants de lointaines ou de proches connaissances. La mode est au tatouage et aussi au piercing. L'ennui est palpable. Le temps s'étire. Il semble que l'on ne sache même plus de quel espoir il pourrait s'agir.
30 octobre Les images de ces villages, de ces bourgs, de ces petites villes, si tranquilles à force de mourir ou de craindre la mort s'opposent violemment à celles qui sont puisées dans ce qui sont nommés « les camps de réfugiés ». Depuis les fascismes et la shoah, le terme « camp » renvoie implacablement au « camp de concentration ». Il n'est sans doute pas fortuit que le même jour, le Président de la République reconnaisse la responsabilité de la France dans l'internement des Tziganes à Montreuil-Bellay dans le Maine-et-Loire, dans un « camp » et déclare, s'agissant des migrants : « nous ne pouvions plus tolérer les camps de migrants et nous n'en tolérerons pas ». Quelques semaines auparavant, des dirigeants de la droite avaient appelé à l'internement des musulmans radicalisés pouvant représenter un danger pour la sûreté de l'État. Il s'en était suivi un de ces échanges que les médias nomment « musclés » entre le Président par intérim du parti Les Républicains et le Premier Ministre, ce dernier s'exclamant : « La France dont je dirige le gouvernement ne sera pas celle où seront instaurés des centres où l'on enferme de manière indéterminée, pour un temps indéterminé, des individus que l'on suspecte ». On aura noté qu'il s'agissait ici de « centres » et non de « camps ». S'agissant des migrants, on démantèle des « camps » et l'on emmène les personnes qui y séjournaient dans des « centres », qui, certes, sont des « centres d'accueil et d'orientation ». Il n'est pas nécessaire d'être linguiste pour déceler que le terme « orientation » signifie que les personnes « accueillies », et non « transplantées », n'ont pas vocation à y rester, et, qu'en conséquence, ces « centres » ne vont pas devenir des « camps ». Quand, s'agissant de l'expression publique, la langue hésite à ce point, c'est que le malaise est encore plus grand que celui que l'on consent à exprimer.
31 octobre Que nous apprend le dictionnaire sur le terme « camp » ? Qu'il s'agit d'abord d'un terme militaire et qu'au moyen-âge, c'était le lieu des tournois. C'est par dérivation que l'on a fait des camps de prisonniers. Les campeurs ne sont arrivés que plus tard, avec les nudistes, les scouts et leurs feux de camp. Le « camp » est donc toujours organisé, soit qu'on l'organise pour ceux qui y sont rassemblés, et souvent enfermés, soit que l'organisation vienne de ceux qui s'y rassemblent. On pourrait penser que le « campement » se fait plus spontané que le « camp » et qu'il y aurait ainsi des « camps » de réfugiés, mais des « campements » de Roms ou de Tziganes. Il n'en est rien, et « campement », selon le dictionnaire, a encore plus l'allure militaire. Qu'il s'agisse des « camps » ou des « campements », leurs installations ont ceci de commun qu'elles sont supposées être provisoires. Permanentes, il s'agirait alors plutôt de prisons, et si les gens y vivent librement, il s'agit dans ce cas de villages et parfois même de villes. C'est ainsi que personne ne qualifie de « camp » les habitations spontanées des faubourgs des grandes métropoles et que les favelas brésiliennes sont aussi durables que la ville elle-même puisqu'elles sont la ville. Cette précision terminologique étant effectuée, on peut mieux examiner comment la langue, hésitant, trahit, notamment par ambiguïté, le malaise de la société tel qu'il s'exprime par la voix du personnel médiatique et politique. On aura pu lire ainsi, dans le Journal du dimanche du 30 octobre 2016, ce titre qui peut laisser rêveur : « Après Calais, Paris évacué (sic) cette semaine ». On savait bien, on nous l'avait expliqué, que depuis les attentats de fondamentalistes musulmans, la France était en guerre. On n'avait cependant pas perçu que le conflit avait à ce point gagné en intensité que Paris, qui déjà pendant la seconde guerre mondiale avait presque brûlé, dût en être évacué. Quant à Calais, la ville avait ses bourgeois, la corde au cou, depuis des décennies de livres d'histoire, et l'on se doutait bien qu'il s'agissait encore d'un mauvais coup anglais.
1er novembre
Le 29 octobre 2016, à Doué-la-Fontaine, le Président de la République, commentant le démantèlement de la « jungle » de Calais, a prononcé la phrase suivante : « La France a donné la meilleure des images possibles, parce que, face à cette épreuve qui est celle des réfugiés, nous devions être à la hauteur. Nous ne pouvions plus tolérer les camps et nous n’en tolérerons pas. » Cette phrase condense toutes les ambiguïtés de la posture officielle face au drame des migrants réfugiés. Considérons tout d'abord le segment : « La France a donné la meilleure des images possibles ». On ne peut que s'étonner que « donner une bonne image » soit, dans cette situation critique, un enjeu politique. On concéderait, à la rigueur, que cela puisse être un bénéfice secondaire à une bonne action, mais jamais le motif de cette bonne action, sauf à admettre que le gouvernement est dans un moment profondément régressif. On objectera aussi que « donner une bonne image » ne dit rien de la sincérité de l'acte accompli. Autre segment : « face à cette épreuve qui est celle des réfugiés, nous devions être à la hauteur »... De quelle épreuve s'agit-il ici et qui la subit ? Est-ce que le Président évoque l'épreuve vécue par les réfugiés contraints de vivre dans des habitations précaires avant d'être déplacés ou évoque-t-il l'épreuve que constituerait pour la France l'afflux de réfugiés et leur rassemblement dans des camps de fortune, sources de polémiques politiciennes au profit des forces réactionnaires et de l'extrême-droite ? Parle-t-il en fait de l'épreuve, comme le serait une épreuve d'examen, que constituait pour le gouvernement et pour lui-même cette « opération de Calais » ? La phrase prononcée ne permet pas de le distinguer clairement, car, la chose n'est sans doute pas si claire. On sait que l'ambiguïté est toujours la trace d'un trouble. Ce que dévoile évidemment cette phrase, c'est que l'opération de Calais est scénarisée et qu'il s'agit d'un plan de communication et que le Président se réjouit de constater que ce plan se déroule sans anicroche grave. Ce n'est d'ailleurs pas stupide. Relier la question des réfugiés sur le territoire français en 2016 au sort des Tziganes, voire des réfugiés espagnols dans les années 1930 et 1940, c'est appeler les Français à un sursaut de dignité contre des politiciens véreux, à Béziers ou ailleurs, qui appellent une nouvelle fois au rejet et en dépit de ces politiciens. Et cela peut même marcher. Mais, était-il nécessaire de dévoiler aussi crûment qu'il s'agissait aussi d'un plan de communication ? Cela risquait-il vraiment de nous échapper ?
2 novembre Les images s'affolent et se superposent.
Ce sont les quartiers d'Alep détruits et ce sont les villages du centre de l'Italie, détruits.
Au plus près, les amoncellements de pierres se ressemblent dans leur terrible grisâtre.
Le sol italien a tremblé et c'est l'ignoble absurdité humaine qui saccage la ville millénaire syrienne. Les caméras se posent sur des bâtiments solides, des bâtiments construits en des temps anciens par des maçons patients, éventrés, laissant suinter quelques traces d'une vie passée, ordinaire : une chaise, un fauteuil, un ustensile de cuisine.
On déblaie.
Ce sont les engins, pelleteuses et bulldozers qui arrachent au sable de la lande de Calais des vestiges de tentes aux bivouacs noircis, des caravanes serrées les unes contre les autres dans un dernier apeurement. Et ce sont enfin ces engins plus petits, urbains sans urbanité, qui bousculent sans ménagement des tentes, quelques sacs, quelques vêtements, ce qu'il est convenu d'appeler des effets personnels sous la clameur angoissée de jeunes gens venus du monde entier. Il n'y a pas plus triste manière de commencer un matin frileux du mois de novembre que de visionner ces images de désolation. La protection des espèces animales passe toujours par la protection et par la sauvegarde des lieux où elles nichent. Mais les hommes se dispensent pour eux-mêmes de cette exigence. Peut-il y avoir images plus douloureuses que celles de ces jeunes qui assistent incrédules derrière un cordon de police à la destruction des objets qui constituent leur seul viatique ? Peut-on y voir autre chose qu'une opération d'intimidation brutale, une opération de dissuasion qui compte sur le bouche à oreille pour que, désormais, les migrants évitent d'imaginer camper sur le sol français ? La dissuasion est une arme de guerre, et puisqu'on nous dit que nous sommes en guerre...
3 novembre La « jungle ». Le mot nous vient de l'hindoustani jangal1 qui signifie « territoire inhabité, désert », et c'est par une première dérivation qu'il désigne un « territoire couvert de végétation impénétrable ». C'est avec cette acception qu'il entre dans la langue anglaise, puis dans la langue française à la fin du dix-huitième siècle. Par analogie, la « jungle » a désigné plus tard un « milieu où les individus les plus forts imposent leur volonté et où les moins aptes à lutter sont voués à l'échec ». Le Trésor de la langue française informatisé donne cet exemple puisé chez Léon Daudet dans Cœur Brûlé (1929) : « C'est effrayant cette jungle de la finance ! On n'y rencontre que les sentiments les plus durs et les plus affreux. » En dénommant spontanément ainsi le rassemblement tout aussi spontané de migrants dans les dunes de Calais, la langue, dans ce cas précis, n'a pas hésité. Le terme « jungle » permet instantanément de convoquer un imaginaire aux vertus excitantes. On y trouve au premier rang le danger que constituent des hommes nécessairement sauvages, assemblés en tribus indistinctes qu'il convient de mater. L'exotisme est en prime avec son délicieux sentiment d'étrangeté qui, dans une posture de fiction para-coloniale, exempte de considérer vraiment les habitants d'une jungle comme des êtres humains à part entière. Car, la « jungle », c'est, bien sûr, ce qui échappe à la « civilisation », et qu'il conviendrait dès lors de « civiliser ». C'est ainsi que sur les photographies aériennes, aux amas de tentes bariolées s'opposent les parallélépipèdes blancs des containers habitables et « civilisés », alignés, comme pour une préfiguration des immeubles des cités dans lesquelles finiront bien par échouer, quelque part en Europe, ces êtres voués, quoi qu'il en soit, à la relégation. Le terme « civiliser » a toujours historiquement été le cruel synonyme du terme « exploiter ».
4 novembre La langue a ceci de cruel qu'elle est prompte à déceler et à dévoiler l'absurdité des actes humains. On pense qu'une action a un sens, qu'elle a un sens politique, historique, sociologique... On pense même que c'est le bon sens, que c'est ce qu'il fallait faire, et mieux, qu'il n'y avait rien d'autre à faire ; et puis, patatras, la langue vient détruire le bel édifice sémantique patiemment construit et toutes ses justifications. S'agissant des migrants en France ces derniers jours et ces dernières semaines la cruauté de la langue s'est encore une fois manifestée. Certes, les images, lorsqu'elles sont dépouillées de leurs commentaires, c'est à dire du récit supposé les décrire et qui est en fait le choix autoritaire d'un des récits possibles dans l'intrinsèque polysémie iconique, peuvent aussi dévoiler l'absurdité des actes humains. Ainsi, un observateur inattentif ou peu disposé à décoder doxalement ce qu'il voit et ce qu'il entend aura vu des images prises à Calais et à Paris de la force publique munie d'engins motorisés s'employant à démanteler et à détruire des constructions précaires, mais assez solides pour encore résister, et aussi à se saisir de tentes qui soupirent avant de s'effondrer dans des bennes à ordures. Les images auront pu choquer. Elles demandent cependant encore un effort d'interprétation. La langue, elle, dénudée et dans un raccourci terrible dit abruptement et absurdement ce dont il s'agit  on détruit les abris des sans-abris.
5 novembre Mais je ne voudrais pas être, moi aussi, ambigu, et laisser croire que je pense qu'il ne fallait rien faire et qu'il aurait été juste de laisser sur le trottoir sous laseule protection d'une ligne de métro aérien plus de trois-mille personnes sous des tentes et des cartons. Ce serait évidemment une indignité terrible. Bien sûr qu'il fallait donner un abri à ces personnes qui se pressaient à la porte des autocars pour être certains de quitter ce camp de misère de Stalingrad. Bien sûr qu'il est préférable de dormir sous le toit d'un gymnase muni de douches et de toilettes. Là n'est pas mon sujet, car mon sujet est essentiellement linguistique, et, ce étant, essentiellement symbolique. Et l'on reviendra donc à Calais où, évoquant les incendies allumés dans ce que l'on a appelé la  « jungle », la préfète du Pas-de-Calais a déclaré : « On peut le regretter mais ça fait partie des traditions de la population migrante de détruire leur habitat avant de partir. Ça veut dire aussi que vraiment ils ont compris que le camp de Calais c'était fini. » L'anthropologue Nicolas Jaoul, dans le quotidien Libération du 4 novembre analyse ce fantasme qui s'exprime ainsi de sauvages aux rituels nécessairement barbares et aux coutumes certainement dangereuses. Pourraient-ils être autres quand ils séjournaient dans une « jungle » ? Nicolas Jaoul rappelle que la mise en scène de traditions spectaculaires chez les populations colonisées fait partie des rites des colonisateurs. Quant à la manipulation, qui est plus médiatique que politique, que cela voudrait dissimuler, il la démonte assez finement. Alors, il devait bien y avoir dans l'expression préfectorale le signe linguistique de ce cette ambiguïté, cette hésitation que l'on repère dans la langue officielle et qui relève du lapsus officiel. Ici, il s'agit de l'hésitation entre le singulier et le pluriel. En effet, s'il s'agissait des traditions de la population migrante, celle-ci devrait détruire son habitat et non leur habitat. On objectera qu'il s'agit d'une incorrection vénielle formulée oralement. Il n'empêche que ce doute sur le caractère pluriel ou singulier des migrants, qui, soudainement pris dans un grand tout rituel qui les amène de façon univoque à brûler leurs cases ou leurs huttes conformément aux coutume de leur peuple, avant déblaiement, dit exactement ce que la préfète voulait dire. Il ne s'agissait pas d'individus individuels mais d'un problème - un seul - qu'elle avait et qu'il fallait régler.
6 novembre Mais concluons.
Il y a aussi parmi le personnel politique celles et ceux qui disent ce qu'ils ont à dire, qui n'hésitent pas, et même, qui insistent, quoi qu'il qu'il advienne, sur ce qu'ils ont à dire. C'est ainsi le cas de Nicolas Sarkozy, candidat à la candidature de la droite et du centre et qui, dans un élan linguistique incroyable, a déclaré à Belfort, considérant sans doute que les habitants d'un territoire aussi reculé devaient goûter tous les genres d'humour : « le changement climatique a eu des conséquences, il y a maintenant une jungle à Calais. » Sans autre considération sur la portée politique de ces propos, reconnaissons que, linguistiquement, c'est particulièrement sophistiqué. En effet, la phrase, en dehors de son contexte, peut s'entendre ainsi : « si l'on admet, comme le prédisent des scientifiques, que le réchauffement climatique va entraîner des déplacements massifs de population, le rassemblement de migrants à Calais en est l'un des premières manifestations. » Si l'on intègre maintenant dans l'énoncé, les caractéristiques de son énonciateur, dont on sait qu'il doute du réchauffement climatique et qu'il considère l'afflux des réfugiés comme une faillite du Gouvernement, il faut alors entendre : « ces gogos de socialistes (bobos) qui croient au réchauffement climatique - les cons - nous ont transformé Calais en camps de bronzés plus ou moins sauvages. »
Et on ajoutera comme sur les réseaux sociaux : hu hu hu.
Même le magazine Le Point, qui relate cette saillie, l'a trouvée de mauvais goût.
C'est dire.