Diégèse 2016


#Péguy-Pasolini - les textes de Diégèse 2016 -


Péguy-Pasolini - #18 - Intelligence de la bêtise
23 septembre
La bêtise.
En regard de la finesse, de l'intelligence, de la perspicacité de Pasolini, j'ai envie d'écrire, non pas sur, mais autour de la bêtise, comme on tourne autour d'un drôle de truc, qui paraît familier, mais qui demeure pourtant étrange, comme quelque chose que l'on croit aisément voir en l'autre, et que l'on constate aussi en soi-même, beaucoup plus difficilement. Qu'est-ce que serait cette notion qui serait à la fois d'une transparence et d'une opacité totales ?
La neuvième édition du dictionnaire de l'Académie française, après avoir rappelé que bêtise serait né au quinzième siècle par dérivation du mot bête, propose deux entrées principales pour ce terme : le premier révèle un « défaut d'intelligence, de jugement, de bon sens, ou des notions les plus communes » ; la seconde qui comporte trois sous-entrées désigne « une action ou un propos déraisonnable ». Dans cette seconde catégorie, les académiciens distinguent : « la maladresse, l'erreur la faute » ; « les bêtises »
au pluriel qui, s'il s'agit d'un enfant, peuvent être grosses ou petites, et pour les adultes nettement plus grivoises ; enfin, bêtise peut prendre comme synonyme broutille, souvent associée alors à fâcherie. Je laisserai de côté ici Les Bêtises de Cambrai, bonbons un temps célèbres et qui doivent certainement encore être trouvées dans quelques boutiques du chef-lieu du Cambrésis.
Comme souvent, ces justes distinctions académique ayant été énoncées, ce qui est intéressant, c'est de tenter de déceler ce que toutes ces acceptions du terme bêtise ont en commun, et il faut pour cela s'éloigner, au moins un temps, du terme que l'on oppose le plus souvent à bêtise : intelligence. Il me semble que l'on utilise le terme bêtise pour caractériser un écart constaté entre un acte, une parole, un geste d'une personne et ce que l'on considère être la réalité. Le bête nous apparaît toujours comme irréel.
24 septembre Dans une longue et parfois confuse intervention en Belgique en 2012, le philosophe Bernard Stiegler explique qu'il n'y a pas de mot dans la langue anglaise pour traduire correctement le mot français bêtise, qui ne se traduit donc que par stupidity, perdant ainsi la référence à la bête. Je ne suis pas convaincu par son raisonnement, ni par sa conclusion. L'anglais, plutôt que de se concentrer sur ce qui est perçu : la bêtise, focalise sur l'effet produit par l'acte perçu comme bête : la stupeur. Est bête ce qui nous stupéfie. On peut être étonné par l'intelligence, on n'en sera pas stupéfait. Seule la bêtise est stupéfiante. L'être humain qui fait une bêtise, est soudain perçu comme bête et fait l'objet d'une métamorphose. Plutôt que bête et seulement bête, il en devient un monstre. Ce n'est d'ailleurs qu'au quatorzième siècle que les Métamorphoses d'Ovide sont traduites sous le titre d'Ovide moralisé, pas très longtemps avant que le mot bêtise entre dans la langue française. Le bête est monstrueux, et c'est ainsi que bêtise relève à la fois de la métaphore et de la métamorphose. Ceci est d'ailleurs traduit communément dans les publicités ou les bandes dessinées dans lesquelles un humain s'adonnant à la bêtise sera montré comme transformé ou se transformant en animal. On dessinera ainsi facilement, par exemple, un chauffard grillant un feu rouge à vive allure comme un sanglier. Il sera difficile ensuite pour qui aura vu le dessin de voir autrement les conducteurs se livrant à ce genre de bêtises bêtes. Les exclamations que provoque la bêtise de l'autre portent la marque de ce déplacement du réel, de cette métamorphose. Il n'est ainsi pas rare de s'entendre dire, confronté à la bêtise : « c'est incroyable ! c'est invraisemblable, ce n'est pas possible ! ».
25 septembre On oppose usuellement la bêtise à l'intelligence, et l'on pense en conséquence que celle ou celui qui peut faire preuve d'intelligence est immunisé-e contre la bêtise. Rien n'est évidemment moins vrai, et chacun a pu le constater aisément. En avril 2014, l'élégant Raphaël Enthoven, à la RTBF, commente cette phrase de Montaigne : « Autant peut faire le sot celui qui dit vrai que celui qui dit faux, car nous sommes sur la manière non sur la matière (du dire). » Il en conclut avec Montaigne que la bêtise est une affaire de forme et que l'élément-clé qui pourrait, sinon immuniser, mais aider à se garantir contre la bêtise est le doute. D'ailleurs, un peu plus loin dans ce même chapitre VIII du Livre III des Essais, Montaigne précise : « Tout homme peut dire véritablement, mais dire ordonnemment, prudemment et suffisamment, peu d'hommes le peuvent. Par ainsi la fausseté qui vient d'ignorance ne m'offense point, c'est ineptie. » Montaigne a raison, car, le véritable antonyme du terme intelligence, c'est bien ineptie et non bêtise. Mais alors, qu'y a-t-il nécessairement dans le bête qui peut s'absenter dans l'inepte ? Je crois qu'il y a toujours dans le bête de l'affirmation, de l'assertion impérative. Est perçu comme bête ce qui s'impose au réel comme seule réalité possible. C'est ainsi que l'on frôle à coup sûr la bêtise dès que l'on utilise la forme assertive, ce que les promoteurs de « l'assertivité » pour le développement personnel devraient certainement méditer. Dès lors, le discours qui doit craindre le plus la bêtise, car il la côtoie par nécessité, c'est le discours politique. Le personnel politique, pour convaincre, pour rallier, pour s'imposer doit, comme on le dit assez vulgairement exprimer et tenter de transmettre sa « vision du monde ». Et cette « vision du monde » doit s'affirmer comme étant la seule réalité possible dans l'esprit de celui qui l'écoute et qui adhérera ensuite aux propositions énoncées pour que cette réalité s'améliore. Plus la solution proposée pour résoudre les problèmes est rudimentaire, plus l'assertion qui la précède doit donc être forcée. C'est d'ailleurs une des marques du populisme que de ne pas douter. Quiconque aura croisé sur sa route un chauffard qui accélère pour passer le feu qui vient, lui, de passer au rouge, aura vu dans le regard du conducteur cette lueur fixe caractéristique de qui vient d'imposer au monde sa propre vision du monde, au mépris de visions concurrentes, fussent-elles mues par un 38 tonnes. C'est cette même lueur hagarde que l'on retrouve chez les leaders populistes du monde entier.
26 septembre Bien sûr, le bête, n'est pas seulement chez autrui, il est aussi en soi, où il élit domicile subrepticement, et parfois durablement. Qui ne s'est jamais écrié, soudainement placé face aux conséquences d'un de ses actes : « Mais que je suis bête ! » Considérons un événement mineur de la vie domestique : casser un verre. Sauf à ce que ce soit le dernier verre en cristal du service de son arrière-grand-mère, de grande valeur et à la valeur sentimentale encore plus grande, ce n'est pas très grave. C'est seulement ennuyeux. Il faut ramasser les morceaux, risquer de se couper. On se serait passé d'une pareille bêtise. Mais, il y aura eu, quelle que soit la presse et quelle que soit la circonstance, ce léger instant d'arrêt, où, malgré sa propre conscience, on regarde fixement les éclats sur le plancher, doutant presque que ce soit vrai, que ce soit réel, que la réalité soit à ce point contraire à ce que l'on en espérait, que le verre soit tombé et qu'il se soit cassé. Il en va comme si notre conscience avait besoin d'un léger temps d'ajustement entre ce qui est et ce qui aurait dû être. Le constat de sa propre bêtise peut aussi être rétrospectif. On comprend tout à coup ce que l'on aurait dû comprendre des années auparavant, et cet acte de compréhension, soudainement, nous semble d'une totale évidence. Comment a-t-on pu être aussi bête ! Et c'est tout un pan de la vie qui est alors reconsidéré à l'aune de cette bêtise première. N'est-ce pas d'ailleurs l'argument principal de La Recherche du temps perdu, ou, tout au moins, celui de Du côté de chez Swann, ce roman à la toute fin duquel le personnage principal, Charles Swann, confesse : « Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! ». Se considérer comme ayant été bête, c'est constater a posteriori que l'on n'était pas dans la réalité, mais dans la fiction de son propre jugement, de sa croyance ou de ses pulsions. On était stupéfait !
27 septembre Il faut dès lors tenter de mieux cerner ce qui surgit quand je perçois l'autre comme bête ou quand je me considère moi-même comme bête. Revenons ainsi à l'image instantanée du chauffard qui franchit en accélérant un feu tricolore passé au rouge : le regard fixe que l'on aperçoit alors semble bien trahir une absence, une forme particulière d'absence au monde. Pourtant, la plupart du temps, ce chauffard n'est pas saoul, il n'est pas drogué, il n'est pas inconscient. Rien de la scène ne lui échappe, jusqu'à l'absence d'un véhicule de police. Il voit les piétons et les autres usagers de la route. Il n'est ni frappé de cécité, ni de surdité. Au contraire, tous ses sens paraissent en éveil... Seul son regard est fixe, presque mort. Cette absence est, certes, une forme de défaut de présence au réel, mais elle n'est pas absence au monde, mais - seulement - une forme d'absence à l'autre. Mais, il faut encore penser plus avant, car, il ne s'agit pas seulement de l'autre en tant qu'autre, mais de l'autre en tant qu'il est semblable : ce que j'appellerai « l'autre-même ». Le pacte social en son entier ne repose-t-il pas sur la perception de l'autre comme semblable, sur la perception et sur l'acceptation de cet « autre-même ». « Ne fais pas à autrui... ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse... ». Ce que sanctionne le droit, c'est d'ailleurs bien le manquement plus ou moins grave à ce principe fondateur de la société humaine. Quand je considère l'autre comme bête, je considère dans le même temps qu'il manque à l'humanité, comme « autre-même », et, pour sa peine, je l'exclus de la société humaine. Il est devenu bête.
Qu'advient-il alors quand c'est moi que je trouve bête ? La même chose. Quand je me considère comme bête, je me considère comme autre. L'espace d'un instant, parfois un peu plus longtemps, je ne coïncide plus avec ce moi semblable à l'autre que je pourrais donc désigner par « le moi-même ». Ce décalage, ce défaut dans la perception, cette brisure dans l'espace et dans le temps est bien la cause de notre appréciation soudaine : je suis bête
28 septembre Même si l'on est rétif au jeu volontiers psychanalytique des signifiés et des signifiants, il est difficile de ne pas entendre dans « autre-même », comme dans « moi-même », quelque chose de l'amour. Le signifiant, sur cela, nous renseigne : la bêtise trahit toujours un manque d'amour. Que la bêtise de l'autre me fasse rire ou m'exaspère, au moment où surgit la bêtise, je n'aime pas celui qui la fait et celui qui la fait ne m'aime pas. Et quand je casse quelque chose, « je me donnerais des claques »... que je ne me donne finalement pas, parvenant le plus souvent à une réconciliation plus ou moins durable avec ce « moi-même » qui m'avait un temps manqué. La mère ou le père qui gronde son enfant qui vient de faire une bêtise le gronde tout autant à des fins éducatives que pour s'insurger que le chenapan « ait fait ceci ou cela à papa ou à maman ! ». Ainsi, on ne trouve jamais vraiment bête longtemps qui l'on aime. Quand on avoue aimer quelqu'un parce que cette personne n'est pas bête, on inverse tout aussi bien l'équation affective, et la phrase pourrait être plutôt : « je ne le-la, trouve pas bête puisque je l'aime. »
Il faut maintenant examiner le cas où la bêtise est intentionnelle et se dénonce comme telle, par exemple dans les émissions télévisées de divertissement. Le procédé n'est pas très différent de celui du théâtre comique. L'effet cathartique de la scène permet de rire volontiers tout en trouvant cela bête, puisqu'il est entendu qu'il n'y a pas rupture du pacte d'amour réciproque entre les « autres-mêmes » qui jouent la comédie et moi qui les regarde faire. Je peux en rire, car je n'en suis pas affecté. Que je soupçonne une véritable humiliation derrière le jeu de rôle, alors l'effet comique disparaîtra vite au profit d'une entière consternation. Ce ne sera plus drôle, mais seulement bête.
29 septembre Cheminant dans cette tentative d'intelligence de la bêtise, et celle-ci ayant maintenant été identifiée comme un défaut d'amour, il faut comprendre encore pourquoi ce mouvement de l'esprit qui exclut de l'humanité, durablement ou momentanément, celle ou celui qui fait montre de bêtise, est assimilé-e à un animal, à une bête, plutôt qu'à une chose. Par hasard, je lis dans le quotidien Le Monde, sous la plume de Nathaniel Herzberg, qu'une étude scientifique espagnole publiée par la revue Nature, donne un éclairage nouveau sur l'agressivité des mammifères : « Sur les 1024 espèces de mammifères étudiées, 40% étripent joyeusement les leurs. » Les primates ne sont pas en reste : le poids de la violence létale chez les singes atteint 2% contre 0,3% pour l'ensemble des mammifères. On sait que l'interdit du meurtre, ce « Tu ne tueras point ! », qu'il soit inscrit dans le code pénal où dans les Tables de la Loi, est une constante fondamentale des sociétés humaines historiques. Certes, cet interdit est transgressé partout quotidiennement et l'a toujours été. Peu importe, il est impérativement posé. S'agissant du vivant, seul le meurtre de l'animal, le meurtre de la bête, plus ou moins ritualisé, est autorisé. Le mouvement de l'esprit qui conduit à considérer quelqu'un comme bête, ou à me considérer moi-même comme tel, est toujours, de façon plus ou moins sous-jacente, une envie de meurtre. Pour contrer l'interdit qui pointe face à ma pulsion au moment où je fais retire à l'autre sa qualité d' « autre-même », je le métamorphose alors en bête. Le tuer devient potentiellement licite. Virtuellement le plus souvent, heureusement, je peux alors le ou la tuer. C'est ainsi qu'il n'y a jamais constat de bêtise sans violence exprimée ou contenue. On a toujours envie de frapper qui l'on trouve bête, et ces coups ne sont que le mouvement  inachevé du meurtre, autorisé, puisque l'être soumis à ma  pulsion  n'est plus cet « autre-même » que j'aime et que je dois aimer. Constatant maintenant que je fais le bête, je renonce la plupart du temps à me tuer. Mais, si les conséquences de ma bêtise devaient provoquer chez moi une honte inextinguible, ma bêtise-même pourrait me tuer.
On ne sait rien ou pas grand chose des raisons pour lesquelles certaines espèces de primates suppriment leurs congénères. Le sait-on davantage chez les humains ? Si l'on y regarde, les raisons alléguées pour expliquer les meurtres sont d'une ténuité qui les rend dérisoires. Car, il suffirait, toujours, de ne pas refuser son amour pour que la pulsion meurtrière, d'elle-même s'éteigne.
Je commence donc à mieux comprendre comment les mécanismes de réaction à la bêtise, ou plutôt à ce que je considère comme bête, se mettent en place et agissent : je repère cette forme de fixité chez l'autre qui l'extirpe un instant du réel. Dès cet instant, je ne l'aime plus. Je pourrais le frapper ou le tuer, comme une bête.
30 septembre On pourrait opposer que les relations que les humains entretiennent avec les espèces animales, avec les bêtes, ne sont pas toujours marquées par la violence et par l'agressivité. C'est vrai, mais alors, cela passe le plus souvent par le truchement d'une humanisation et celui de la domestication. Ce chien me paraîtra moins bête si je connais son nom et que je peux alors, plus encore que lui parler, m'adresser à lui. Dès lors, je vais lui prêter une intelligence propre, m'exclamant d'admiration aux tours qu'il pourra faire et qui seront déclarés intelligents. Ainsi, l'animal sera déclaré « pas bête ». J'aurai entamé le chemin inverse de celui que je fais avec un être humain qui manque à « l'autre-même » : j'aurai humanisé et, humanisant, affecté à cet être vivant des attributs propres à l'humanité. Tout cela est banal, et il y a jusqu'à des poissons rouges qui se sont vu prêter un attachement pour leur maître. Peut-être d'ailleurs en avaient-ils et là n'est pas mon propos. Ce qui m'intéresse dans ce mouvement d'humanisation, c'est qu'il déjoue l'agressivité première que l'on a pour le bête comme pour la bête.
Cette agressivité première envers le bête, à l'encontre de la bêtise, n'est pas totalement injustifiée, car le bête, car la bêtise peuvent être des menaces sérieuses. Il y a des bêtises explicitement agressives, pourtant, toutes ne le sont pas. Où est la menace ? Pourquoi ma réaction à la bêtise, est-elle toujours agressive ? C'est que je crains la contamination. La bêtise, fantasmatiquement, est contagieuse. Je ne veux pas me laisser entraîner dans la bêtise de l'autre. Mais alors, que me propose l'autre stupéfait dans sa bêtise de si inquiétant, qui serait bête, mais aussi fascinant ? Comme toujours la réponse est évidemment du côté de la libido. « C'est une bête ! » dira-t-on du sportif champion. « C'est une bête ! » dira-t-on de celui ou de celle doté-e, de compétences remarquables. La référence commune et sous-jacente à toutes ces exclamations est la performance sexuelle. Une bête est toujours une bête de sexe. Face au bête, je crains que l'autre, soudainement métamorphosé ne m'impose sa puissance, qui ne sera jamais que sexuelle. Le chauffard du feu rouge est aussi un faune en érection.
1er octobre
Si le bête, par analogie et homonymie avec la bête, est supposé sexuellement puissant, on comprend mieux pourquoi le personnel politique va utiliser la stratégie de la bêtise. Cette stratégie est d'ailleurs principalement utilisée par les mâles, la question de la puissance sexuelle se posant différemment pour les femmes, pour lesquelles le sexisme machiste fait qu'il n'est pas bon de passer pour une séductrice. Il est frappant de constater que les leaders populistes cherchent toujours à paraître bêtes et sexuellement puissants. Le collectif d'artistes activistes indecline ne s'y est pas trompé en érigeant dans plusieurs villes américaines des statues réalistes de Donald Trump nu ventripotent et pourvu d'un tout petit pénis. L'action, intitulée The emperor has no balls que l'on traduira aisément par l'empereur n'a pas de couilles a parfaitement atteint son but. En suggérant que celui qui assène en grimaçant des bêtises à longueur de discours n'a pas la puissance sexuelle fantasmée, les artistes ont pris à rebours le story-telling du candidat en suggérant que l'on pouvait être con et impuissant. Et comme rien n'est épargné au malheureux citoyen américain, Donald Trump a dû donner des indications sur la taille de son pénis. L'action du collectif d'artistes était en cela singulièrement subtile. De la même façon, en France, tout candidat mâle aux élections nationales doit répondre de sa virilité en arborant épouse ou maîtresse. En 2007, le meilleur opposant à Nicolas Sarkozy aura été son épouse Cécilia, venant détruire cruellement l'image fantasmatique de l'homme petit, donc sexuellement puissant, pour y substituer celle du cocu. On comprend dès lors qu'il aura fallu corriger très rapidement ce mouvement d'image désastreux et ce fut Carla, et ce fut « du sérieux ». Le leader populiste ne dit en somme jamais rien d'autre que « je suis peut-être con, mais je baise bien. »
2 octobre Que l'on attribue fantasmatiquement à la bête, et donc au bête la puissance sexuelle, entraîne, en conséquence, que, tout aussi fantasmatiquement, la manifestation d'une trop grande intelligence, ou simplement d'un peu d'intelligence peut être perçu comme un signe de faiblesse, sinon d'impuissance. On constate ainsi, par exemple, dans les discours des candidats à l'investiture du parti Les Républicains pour l'élection présidentielle un jeu savant qui allie manifestations de bêtise, comprenez force, auquel s'oppose dans l'affrontement médiatique, non pas l'intelligence, mais la sagesse. D'Alain Juppé, en 1994, Jacques Chirac dit « il est le meilleur d'entre-nous ». Il faut comprendre : le plus intelligent, sachant que personne alors n'aurait contesté à ce même Jacques Chirac la suprématie sexuelle mâle. Avec sa tonsure précoce, qui n'avait d'égale alors que celle de Laurent Fabius, ce qui est resté de cette harangue était que Juppé était un « crâne d'œuf » et l'électeur de droite se méfie de l'intelligence, qui pourrait brimer sa valeur première : l'énergie. Il est arrivé la même mésaventure à Dominique de Villepin, dont on aurait pu croire que le physique avantageux allait un temps le sauver de ce péché d'intelligence. Nicolas Sarkozy, lui, n'a jamais fondé sa posture politique sur l'intelligence. Au contraire, il n'a jamais manqué une occasion de paraître bête, alors qu'à l'évidence il ne l'est pas. C'est une tactique. Elle a fonctionné. Cependant, dans cet affrontement scénarisé entre la bêtise énergique et l'intelligence trop compliquée peut surgir ce troisième larron qu'est la sagesse. Le vieux sage n'a plus besoin de prouver sa puissance sexuelle. Dans le fantasme de son interlocuteur, elle est derrière lui. Il peut donc être intelligent sans que cela soit au détriment de sa force.
3 octobre Nous pouvons maintenant nous approcher d'une définition de la bêtise qui ne peut que s'éloigner de celles données par les dictionnaires. Bêtise : moment d'absence à l'autre comme autre-même visant inconsciemment à faire montre de ses capacités sexuelles à des fins de domination sur les autres humains, les animaux et même les objets. Bien sûr, cette définition donne à la bêtise un genre : le genre masculin. Le mâle aurait plus de propension à faire le bête, croyant faire la bête. Je sais que j'encours critiques et moqueries, de tous ceux qui penseront n'avoir pas de difficultés à prouver qu'il y a aussi des femmes bêtes. On objectera qu'il y a des femmes qui calquent leur comportement sur les hommes, même pour griller les feux rouges, et qu'en conséquence, la bêtise féminine est sociologique, quand celle de l'homme est anthropologique. Dans les évangiles, ceux qui font les bêtes, qui ne comprennent rien, qui sont à contre-temps, ce sont les hommes. Les femmes, elles, ont un dialogue plus simple et plus direct avec Jésus. C'est qu'il n'est pas question de pouvoir. Réjouissons-nous : les mâles peuvent échapper à la bêtise, mais c'est plus long et plus difficile. Et c'est surtout plus rare. Ils croient s'en sortir en faisant les malins...