« Tu es encore là-dessus ? » lui dit-elle de ce ton moqueur que prennent parfois les femmes quand elles surprennent les hommes en flagrant délit d'adolescence.
« Tu sais, je ne suis pas encore enceinte. J'ai fait le test ce matin avant de partir travailler. Il n'y a donc pas vraiment d'urgence. » ajoute-t-elle, lui glissant au passage une information importante. Il insiste pour qu'elle fasse le test chaque semaine, sauf pendant les règles, bien sûr.
« Il faut bien que nous nous préparions. Aucun des sites que je consulte ne donne les mêmes chiffres. C'est effarant. Je me demande comment les gens font pour préparer leur budget. Enfin, il y a une chose sur laquelle tous les sites s'accordent : ça coûte cher. Très cher même, selon que l'on considère seulement la période qui suit la naissance ou la période longue qui conduit jusqu'à la fin des études supérieures. » Il change d'écran et elle voit un tableau très coloré, qui lui semble très sophistiqué, avec des chiffres et des courbes, des coordonnées, des dates, des diagrammes... Elle sent sa gorge se nouer un peu. Elle pourrait presque lui dire maintenant, mais elle sent que ce n'est pas le moment. Le problème est aussi que ce n'est jamais vraiment le moment.
Il reprend : « ce site est l'un des plus sérieux. C'est un site d'assureur mutualiste. Il précise qu'il faut compter les dépenses avant même la naissance et prévoir en moyenne 1560 € d'équipements divers... En se débrouillant bien, en sensibilisant tes parents et les miens, on devrait pouvoir absorber cela. Ce serait plus facile si la naissance tombe au moment de noël, ou de l'un de nos anniversaires, surtout le tien d'ailleurs. Ensuite, rien que les couches, il faut compter 1600 € pour une année. Et là, on n'y coupera pas. On ne peut pas demander à tes parents, ni aux miens, et pas même à ta sœur à moitié folle de nous offrir des couches pour noël ou pour nos anniversaires. » Elle sent monter en elle une légère nausée, dont elle ne sait à quoi l'attribuer : à l'idée des couches ou de ses comptes d'apothicaire. Pas à la grossesse, ça, c'est certain !
Mais il continue : « comme tu travailles, il faut compter les frais de garde. C'est entre 600 et 1000€ par mois. Mais, il y a des réductions d'impôts. » Cette fois, elle ne peut s'empêcher de lui faire remarquer que lui aussi travaille... Bref, qu'ils travaillent tous les deux. Et puisqu'elle a commencé, elle ajoute ce qui la taraude depuis qu'il a commencé ces calculs compulsifs : « tu sais, tes calculs ne servent à rien, car, tant que tu les feras, je ne serai pas enceinte. Je ne peux me résoudre à ce que cet enfant soit d'emblée classé dans les statistiques de la consommation avant même la première phase embryonnaire. »
Il n'a rien entendu. « Regarde ce site. Il faut 300 000€ pour mener un enfant jusqu'à l'âge adulte ! Je vais comparer les taux des prêts sur vingt ans. » Il n'entendra même pas la porte de l'appartement se fermer bruyamment.
Car, c'est bien un roman que nous livre ce savant aux multiples compétences. Ses personnages, amoureux, cherchent à déceler, sinon à traquer les conséquences de leur amour sur leur environnement. L'idée leur en vient quand ils s'aperçoivent un soir qu'ils ont oublié de remplir la gamelle du chat. Quelles autres conséquences pouvait bien avoir leur amour sur leur environnement ? Ils arrivent rapidement à la conclusion que la principale catastrophe écologique qu'ils pourraient provoquer serait d'avoir un enfant, gage de gaspillage effréné de ressources naturelles. Rien que les couches, on le sait, abattent des forêts entières.
On sourit à la lecture de ce roman. On rit même parfois. On est pris de tendresse pour ces jeunes gens qui s'aiment et qui nouent leur amour dans le calcul de conséquences qui ne cessent de leur échapper.