Diégèse




samedi 25 mai 2019



2019
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Une petite Brume 145



Noëmie Diégèse














Je rencontre Madame D. chez elle près de Montpellier. Elle n'est ni malade ni très âgée et pourtant, cela fait plusieurs années qu'elle a organisé sa vie avec sa mort qu'elle considère comme devant être prochaine. Madame D. ne va pas se suicider, ni prendre aucune disposition pour abréger sa vie. Elle n'a aucun handicap et ne souffre pas. Elle n'est pas déprimée et même plutôt joyeuse. Elle n'est pas croyante et ne croit surtout pas à une vie après la mort, à la résurrection, ni à la transmigration des âmes.

« Je ne sais pas pourquoi c'est comme ça dans ma tête. Je n'ai pas choisi. Ce n'est pas comme si j'avais pris sur une étagère telle ou telle théorie philosophique ou spirituelle comme on le fait dans un supermarché. Quand je vais dans une librairie, je vois beaucoup de livres qui traitent de la mort. Je vois aussi beaucoup de livres de développement personnel, qui se présentent comme des livres visant à adoucir la vie. Je n'ai lu aucun de ces livres et je n'ai aucune envie de les lire. Cela ne m'intéresse pas. Ce qui se passe pour moi, c'est que je sais que je vais mourir et que ce "mourir" comme disait Roland Barthes est proche. Ce "proche", c'est peut-être plusieurs années, peut-être dix ans, peut-être davantage, ou demain... Cela n'a pour moi aucune importance. Pour moi, "proche" ne s'oppose pas à "lointain", mais à "éternel". Puisque je ne suis pas éternelle, je vais mourir bientôt. »

Je lui fais remarquer que ce n'est pas très original, car, nous savons tous, depuis l'enfance, que nous allons mourir, que c'est inéluctable.

« C'est vrai. Mais, à ce que je crois comprendre, les gens font comme si la mort était une fiction. Ils se révoltent contre elle parce que l'histoire ne se termine pas comme ils aimeraient qu'elle se termine. Quand ils ont la chance de vieillir, ils s'attristent, par exemple, à l'idée de voir le printemps pour la dernière fois. Pour moi, et encore une fois, je ne l'ai pas choisi, cela me semble absurde, car ma conscience sait en permanence que tout ce que je fais et que tout ce que je vois, je le fais et je le vois pour la dernière fois. J'entends parfois dire que je prends les choses "au fil de l'eau", c'est exactement cela. Et je ne tente pas de remonter le courant. Je n'en ai aucune envie. Le paysage que j'aperçois sur mon radeau au fil de l'eau est trop intéressant. »

Je lui demande si ce n'est pas une posture ou un déni.

« Je n'en parle jamais. Je vous en parle, parce que j'ai été intriguée par votre annonce qui proposait d'interroger des personnes qui "savent qu'elles vont mourir bientôt". Pour moi, cela concernait potentiellement toute la population et je me demandais qui pourrait prétendre le contraire. Il n'y a aucune gravité dans la mort, en tout cas, dans sa propre mort. Il n'en va pas de même pour la mort des autres. J'ai accompagné des mourants, notamment ma mère. Elle était dans un tel état d'angoisse que cela m'a fait de la peine. Je respectais bien sûr cette angoisse, mais je ne la comprenais pas. J'étais triste pour elle, mais je n'étais pas triste à l'idée de ne plus la voir. Quand je partais en voyage et qu'elle était encore vivante, je ne la voyais pas. Le voyage a duré un peu plus longtemps que de grandes vacances. Mais ce n'est pas différent. Ce qui est bien, je pense, c'est que je n'ai pas à subir ce que les autres subissent, et surtout le regret. Je n'ai jamais aucun regret parce que cela n'a aucun sens pour moi. »









page 145










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4e de couverture






Noëmie Diégèse signe là un livre étonnant et dérangeant tout à la fois. Elle aurait pu le nommer : « morituri », ce qui signifie, on s'en souvient : « ceux qui vont mourir. » Pour ce dernier livre, cette auteure reconnue pour avoir engagé une exploration approfondie des circonstances de la vie humaine, est allée à la rencontre de personnes qui se savent condamnées par la médecine. Le livre relate les longues conversations qu'elle a eues avec ces personnes, parfois jusqu'au seuil de la mort.
Aucun voyeurisme dans ce livre. Il faut braver ses propres préjugés et se lancer dans la lecture pour aller nous aussi au devant de nos semblables. Bizarrement, on en sort apaisé. Il y a quelque chose de très doux et de très calme dans ces conversations. Bien sûr, la tristesse et la nostalgie ne sont pas absentes, mais elles prennent une gravité qui leur sied bien. Ce qui diffère principalement, c'est que tout espoir que « ça revienne un jour » n'a pas sa place, ni dans le discours, ni dans la pensée, ni même dans le fantasme.
Et c'est en fait une belle leçon de vie que nous donnent Noëmie Diégèse et ses témoins, qui fait goûter la vie davantage. Car, après tout, ne sommes nous pas toutes et tous condamné.e.s ?










25 mai







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