Diégèse | Les narratrices et les
narrateurs |
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Journal d'Anatole en 2000 - 40
jours - Anatole vit et travaille à Rostrenen dans les Côtes-d'Armor. |
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lundi 8 janvier 2024 | samedi 8 janvier 2000 | Je me suis promené le long de l'ancien canal qui allait de Nantes à Brest. Ce serait formidable qu'il puisse y avoir une piste cyclable tout le long de cet ancien canal. Je crois que le projet existe, mais cela m'étonnerait qu'il aboutisse avant une dizaine d'années. Voire davantage. C'est dommage, car Rostrenen est vraiment au centre de la Bretagne. J'imagine même des pistes cyclables qui partiraient d'ici pour rejoindre aussi Lorient, Quimper, Morlaix. Aujourd'hui, ce n'est pas impossible, mais cela reste souvent scabreux : trop de voitures, de camions, d'incivilités. Et puis il faut choisir les jours sans vent. D'ailleurs, je suis aussi sorti pour voir les dégâts causés par la tempête. C'est difficilement croyable. Dans certains endroits, on dirait qu'il y a eu un bombardement. Les rafales ont atteint 130Km/h et ce, au milieu des terres. Je n'ose imaginer ce que c'était sur les côtes. Je n'ai pas marché longtemps. C'est encore déconseillé. Des arbres peuvent tomber. Et puis, il faut que je prépare mes cours pour la semaine prochaine. Je voudrais les faire travailler sur la tempête dans la littérature. Mais, je voudrais éviter les poncifs. Il ne faut pas non plus que ce soit trop difficile. L'idéal serait de trouver un auteur breton et de l'étudier en bilingue. Je vais demander aux collègues. |
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vendredi 26 janvier 2024 | mercredi 26 janvier 2000 | Nous
sommes encore à trois semaines des vacances de février et
je trouve que mes élèves sont agités comme si les vacances étaient la
semaine prochaine. C'est de plus en plus difficile de les tenir
concentrés, voire de les intéresser à quoi que ce soit qui a trait à la
classe. Je me souviens que quand j'étais élève, je pensais naïvement que les professeurs ne voyaient rien de nos histoires de classe et surtout pas nos histoires sentimentales. Maintenant que je suis passé de l'autre côté du bureau, je m'étonne au contraire de tout ce que l'on voit, même quand les élèves voudraient que cela reste caché. D'ailleurs, il faudrait que je parle au professeur principal de la seconde 2 de Nolwenn K. qui me semble avoir des problèmes avec le reste du groupe. Je l'avais vue se rapprocher de Yann L. et je crois même les avoir aperçus s'embrassant derrière le lycée, malgré toute l'application que je mets à ne pas regarder ce qui se passe derrière le lycée. Et puis, un jour, son visage a changé. Elle a changé de place. Yann était à l'autre bout de la salle. Autour de lui, une cour de demoiselles le regardait amoureusement. J'en ai conclus qu'ils s'étaient séparés, ce qui n'a rien d'extraordinaire quand deux adolescents en classe de seconde sortent ensemble. Mais, je trouve qu'elle maigrit beaucoup, que son visage est émacié. Elle est très pâle. Nolwenn ne va pas bien. |
3 |
lundi 5 février 2024 |
samedi 5 février 2000 | Dans
quinze jours, ce seront les vacances. J'espère que la jeune Nolwenn
pourra déconnecter et se reposer. Je la vois dépérir presque de jour en
jour. J'ai tiré toutes les sonnettes d'alarme à commencer par celle du
professeur principal, de la conseillère d'éducation, de l'assistante
sociale
et même de la médecine scolaire. Mais, on me dit de ne pas inquiéter,
que
c'est fréquent chez les adolescents, que les vacances vont lui faire du
bien. J'ai demandé si les parents ont bien été prévenus. Ils l'ont
été, mais, ils ont répondu qu'elle faisait un régime car elle se
trouvait trop grosse. J'ai appris entre-temps qu'ils sont pharmaciens
tous les deux. Ils ont donc nécessairement entendu parler de l'anorexie
et des risques qui l'accompagnent. Mais, j'ai déjà remarqué que les
parents sont parfois sourds et aveugles, surtout quand ils sont
médecins ou pharmaciens. C'est un peu comme si leur profession leur
servait de talisman. Je ne suis absolument pas mandaté pour leur dire
que leur fille va mal et d'ailleurs, à force d'insister, c'est moi qui
vais finir par paraître bizarre. Cependant, si, après les vacances, elle ne me semble pas aller mieux, je prendrai cette initiative d'aller leur parler. |
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lundi 19 février 2024 | samedi 19 février 2000 | Enfin
les
vacances ! Nous sommes les derniers, dans la zone A, cette année.
Paris reprend dès lundi prochain et la zone B est déjà en vacances
depuis une semaine. C'est moins gênant en février qu'à Pâques, parce
qu'il y a
moins de touristes en février en Bretagne. Mais à Pâques, cela accroît
le manque de concentration des élèves et la fatigue des enseignants.
Les cousins et les cousines des autres académies sont à la maison et
vont se promener quand nos élèves doivent prendre leur cartable pour
partir en classe. Le phénomène est assez perceptible dans les classes.
Il l'est aussi en ville où l'on croise beaucoup de véhicules qui ne
sont pas immatriculés dans le département. J'espère que cela, au moins,
fait marcher le commerce, mais je n'en suis même pas certain. S'agissant de Nolwenn, je ne vois aucun changement. Vacances ou non, elle est dans le même état, quasiment prostrée et d'une pâleur incroyable. Je me relis et je vois qu'il y a deux semaines j'espérais encore que les vacances lui feraient du bien. Je m'étonne de ma naïveté et je m'en fais le reproche. Et si c'était moi qui avais imaginé que c'était la rupture avec Yann L. qui l'avait mis dans cet état... Et si c'était autre chose, et surtout autre chose au sein du cercle familial... C'est indécidable. De toute façon, en ce samedi soir, je ne peux rien sinon croiser les doigts pour qu'il ne se passe rien de trop méchant pendant les deux semaines à venir. |
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mercredi 6 mars 2024 | lundi 6 mars 2000 | C'était
un jour de rentrée et c'est un jour éprouvant. Non, comme le pensent
certains, parce que nous, les enseignants, ne voulons pas retrouver nos
classes, mais surtout parce que nous ne savons jamais comment nous
allons retrouver nos classes. Il y a ceux qui sont partis et qui sont
rentrés dans la nuit avec leurs parents, ceux qui ne sont pas partis et
qui ont fait quinze jours de console de jeux, ceux qui sont partis et
qui ont fait quinze jours de console de jeux. Nolwenn n'était pas en cours ce matin. J'ai demandé à la CPE si elle avait des nouvelles, mais elle m'a regardé d'un air bizarre comme si elle trouvait ma question incongrue sinon suspecte. Il est certain qu'elle ne peut pas, de toute façon, avoir mémorisé les absences de tout le collège. Je vais en parler à leur professeur principal. Si nous n'avons pas de nouvelles avant la fin de la semaine, il faudra bien que le principal ou quelqu'un de l'équipe administrative appelle pour en demander... |
6 |
mercredi 20 mars 2024 | lundi 20 mars 2000 | Nolwenn
n'est toujours pas revenue en cours. Je crains qu'elle n'ait perdu son
année... Mais, je ne m'en mêlerai pas davantage. Puisque l'institution
ne bouge pas, je sortirais de mon rôle si j'allais plus loin, par
exemple si je contactais ses parents. J'ai appris au hasard des conversations de la salle des professeurs qu'elle a un petit frère en sixième et sa professeure semblait dire qu'il n'allait pas bien non plus. La piste familiale pourrait donc être avérée. Quant à Yann, lui va très bien. Si j'en crois ce que j'ai vu hier soir en passant sur la place principale à vélo, il a encore une nouvelle copine. Cela n'exclut cependant pas que ce soit aussi, outre d'être un coureur, un bourreau des cœurs. Peut-être devrais-je leur donner à lire et à étudier Bel-Ami de Maupassant. Mais je crains que cela ne leur paraisse un peu suranné. Et sans doute cela l'est-ce. Je vais plutôt aller voir chez Baudelaire ce que je peux leur proposer. Je vais demander ma mutation, peut-être même pour l'étranger... N'importe où, mais loin. |
7 |
dimanche 24 mars 2024 | vendredi 24 mars 2000 | Je
crois que la nouvelle la plus amusante que j'ai lue depuis longtemps
est la réaction des Britanniques à la vente de la marque automobile
Rover par l'Allemand BMW. On pourrait presque imaginer que cela va
déclencher une guerre. Les syndicats appellent même à Boycotter les
voitures allemandes. Peu importe que l'entreprise perdît 2
millions de livres sterling par jour... on ne brade pas ainsi une
marque emblématique du Royaume. Je lis même que le Premier Ministre
Tony Blair a tremblé en apprenant la nouvelle. On lui aurait cru plus
de nerf. Je ricane, mais imaginons que Peugeot soit rachetée par Fiat et ensuite revendue à la Chine qui en arrêterait la production. Nul doute que nous connaîtrions aussi un traumatisme national. Si c'était l'ancienne Régie Renault, ce serait encore pire et la dimension symbolique serait encore plus forte. Ce serait non seulement une firme automobile qu'on cèderait mais toute l'histoire de la classe ouvrière. Il faut que je relise un peu Bachelard et ses analyses sur l'imaginaire des peuples. |
8 |
samedi 30 mars 2024 | jeudi 30 mars 2000 | Le
nouveau gouvernement de Lionel Jospin se met en place. J'ai bien peur
qu'il ne conduise à l'effacement durable de la gauche. Tout ce qui
semblait un peu innovant, arrivé comme par surprise en 1997 est prié
de rentrer dans sa niche et de faire place aux éléphants du parti
socialiste. L'exemple le plus frappant est Catherine Trautmann dont le
Front national voulait la tête. Ce n'aura pas été le FN qui l'aura eue
mais bien ses camarades socialistes eux-mêmes. C'est ce weekend que les Parisiens redébarquent. Je trouve qu'il n'y a pas assez de temps entre les vacances de février et les vacances de Pâques. Il faudrait trouver un autre système, que les vacances soient réparties différemment selon les cycles d'études. Bien sûr, ce n'est pas l'avis des élèves qui trouvent que c'est bien long d'attendre jusqu'à mi avril alors que les cousins du Nord ou de Paris vont bientôt arriver. J'ai bien conscience d'avoir écrit cela déjà en février, mais cela n'a pas d'importance. Je peux me répéter. C'est l'avantage du journal personnel qui n'est pas nécessairement fait pour être lu. Nolwenn est toujours dans le même sale état. J'ai entendu d'une collègue que ses parents ont pensé la faire hospitaliser. Je suis presque certain qu'ils vont le faire. |
9 |
vendredi 5 avril 2024 | mercredi 5 avril 2000 | J'ai
appris que Nolwenn a été hospitalisée lundi dernier. Il semblerait que
ce soit à la suite d'une tentative de suicide et il semblerait aussi
que ce n'était pas la première. C'est sans doute mieux ainsi. Elle sera
en sécurité pendant quelque temps et alimentée, ne serait-ce que par
perfusion. Cela me rend triste. Bien sûr, j'ai choisi ce métier
d'enseignant pour contribuer, favoriser l'épanouissement de ces jeunes.
Bien sûr, on n'est que des profs, ni soignants, ni aidants, ni parents
et il est important que nous restions à notre place, ce que j'ai
toujours fait. Bien sûr, nous sommes aussi mal aimés, celles et ceux
qui corrigent, qui rappellent les devoirs à faire, qui notent, qui
demandent l'ordre, le silence, la participation et cela dérange souvent
des adolescents qui ont bien d'autres sujets de préoccupations, bien
plus passionnants. Le mieux est de ne rien savoir de ces agitations
pubères. Il ne faut surtout pas s'en moquer ou pire les mépriser. Mais
il ne faut pas non plus faire semblant de s'y intéresser. Mais quand
une jeune femme, un jeune homme mettent leur vie en danger ainsi, le
prof se sent bien impuissant. Je me sens parfaitement impuissant. Je lis dans Le Monde daté d'aujourd'hui qu'un collégien de 14 ans est mort à La Flèche des suites d'un coup de genou dans les cervicales pendant un cours de gymnastique. Je n'aimerais pas être le professeur de gymnastique de ce collège de La Flèche. Et je n'aimerais pas non plus être un membre de l'équipe pédagogique qui va devoir gérer un tel drame. |
10 |
dimanche 7 avril 2024 | vendredi 7 avril 2000 | Je
suis convoqué à Paris pour un entretien pour un poste à l'étranger.
C'est le 18 mai, après les vacances scolaires. J'ai présenté ma
candidature à plusieurs postes et je ne sais pas encore pour lequel je
suis retenu. Cela me donnera l'occasion, au moins, d'aller à Paris. Je
ne suis pas allé à Paris depuis une éternité, c'est-à-dire pour être
honnête, depuis au moins deux ans. J'irai prendre le TGV à Rennes et
cela me donnera aussi l'occasion de me promener dans Rennes. Je ne vais
pas très souvent non plus, bien que plus fréquemment, ne seraient-ce
que pour des réunions pédagogiques. J'espère que ma candidature sera retenue. L'idée de reprendre l'année prochaine au même endroit m'est devenue insupportable. Il faut aussi d'ailleurs que je candidate sur d'autres postes en France. Je crois que je me projette dans la maladie de Nolwenn. Je suis un peu moi aussi cette jeune femme anorexique. Mes parents ne sont pas pharmaciens, mais j'ai moi aussi été quitté brutalement. Confronté à la blessure adolescente de Nolwenn, ma propre blessure s'est ouverte de nouveau. Bien sûr, ce n'est pas ce que je vais dire lors de l'entretien de sélection... Je ne vais pas dire que je me prends pour une adolescente anorexique et qu'en conséquence, je veux être éloigné de mon foyer familial au sein duquel je suis mon propre parent isolé. |
11 |
samedi 13 avril 2024 | jeudi 13 avril 2000 | Encore
demain et ce seront les vacances. Certains de mes chers collègues sont
déjà partis alors que mon vendredi est blindé. C'est toujours une forme
de bizutage dans les collèges et même les lycées... certains
parviennent à avoir des weekends de trois jours et d'autres des emplois
du temps ajourés. En fait, cela m'est égal. Je n'ai pas besoin de weekends de trois jours et je préfère travailler sur cinq jours. Curieusement, j'ai ainsi l'impression de travailler moins. Je peux avoir parfois deux heures de battement entre deux cours, ce qui me laisse le temps de corriger, de préparer et même, parfois, de lire. Je n'ai rien décidé pour les prochaines vacances. Je vais peut-être prendre mon vélo et partir le long de la côte. Je verrai si je prends aussi la tente ou si je rentre chaque soir. Cela va dépendre surtout de la météo. Si je pars à l'étranger l'année prochaine, j'espère que ce sera dans un pays où l'on peut faire du vélo. |
12 |
mercredi 17 avril 2024 | lundi 17 avril 2000 | Premier
jour de vacances et je suis à Lorient. Depuis Rostrenen, il m'a fallu
la journée, ou presque, même si, techniquement, ça descend, ça descend
par paliers et donc, on monte souvent et il suffit d'un vent contraire
pour que ça devienne pénible... jusqu'à la prochaine descente. Qui a
jamais approché l'océan à vélo le sait bien, on voit la mer bien avant
de la voir. C'est sans doute la lumière du soleil sur l'eau qui fait
que l'on est comme aspiré par une luminosité d'une intensité
différente, si bien que, quand l'eau paraît enfin, elle confirme sa
présence plutôt qu'elle n'apparaît. C'est bien sûr une expérience
synesthésique, fort différente en automobile où l'on peut facilement
être distrait par autre chose. Je pense qu'en marchant, c'est encore
différent et je me promets d'essayer. Vais-je pouvoir me passer de la Bretagne si je suis nommé au loin ? Rien n'est moins certain. Peut-être devrais-je postuler dans un lycée d'une ville côtière bretonne. Ils ne manquent pas. Si par malheur je suis nommé à plus de cent kilomètres de la mer, je risque de dépérir. |
13 |
vendredi 19 avril 2024 | mercredi 19 avril 2000 | Je
suis arrivé à Quiberon et il m'a fallu la journée entière depuis
Lorient. Il faut avouer que je suis resté longtemps sur le pont du
Bonhomme qui enjambe l'estuaire du Blavet. C'est un endroit qui m'a
toujours fasciné, tout comme les estuaires en général. En fait,
l'estuaire est le lieu du métissage, la boue se mêle au sable et ils
sont liés par l'eau douce et l'eau de mer. Ce n'est sans doute pas un
hasard si la bible fait naître la vie humaine dans un lieu qui aurait
été identifié comme étant à la confluence du Tigre et de l'Euphrate,
dans ce gigantesque delta ou l'eau de mer remonte sur des centaines de
kilomètres. Certes, mon petit estuaire du Blavet est beaucoup plus
modeste. Il n'en est que plus charmant. Je vais rester un jour ou deux à Quiberon et je vais repartir en remontant le Blavet. C'est une idée que je n'avais pas encore eue et qui me semble adaptée à mon humeur et à ces vacances. Je ferai étape à Pontivy puis je trouverai bien un endroit où me poser autour du lac de Gerlédan, par exemple vers la chapelle Sainte-Tréphine. Puis, je continuerai vers le nord ou reviendrai à Rostrenen. Cela me fera une belle promenade et je serai en forme pour la rentrée. Je devrais monter une association avec d'autres cyclistes pour emmener les jeunes en ballade. Cela leur ferait du bien tout autant qu'à nous. |
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vendredi 17 mai 2024 | mercredi 17 mai 2000 | Je
suis à Paris. Je suis venu la veille pour passer mon
entretien de sélection. J'ai demandé trois postes d'enseignant dans des
lycées français. J'ai demandé le lycée international Alexandre Dumas à
Alger, avec la possibilité d'avoir aussi des jours d'enseignement à
l'annexe d'Oran, le lycée français du Caire et le lycée Victor Hugo à
Marrakech. Je suis resté assez cohérent dans mon périmètre
géographique, même si l'Égypte n'est pas le Maghreb. Il n'y avait pas
de poste ouvert dans les lycées français tunisiens. Je le regrette. Je
serais bien allé à Tunis. Je ne connais pas la langue arabe, mais je ne pense pas que ce soit rédhibitoire, sauf peut-être pour l'Égypte. On verra bien. J'ai potassé un peu, mais on trouve peu de choses. S'agissant des programmes, ce sont les mêmes qu'ici. J'ai de bons rapports d'inspections et de bonnes évaluations de mon proviseur. Je suis impliqué dans le périscolaire et dans le projet d'établissement. J'ai mes chances. |
15 |
dimanche 19 mai 2024 | vendredi 19 mai 2000 | Je
crois que ça ne s'est pas trop mal passé. Ils étaient deux, une femme
et un homme, la cinquantaine avancée. Ils semblaient surtout intéressés
par mes motivations. J'ai pensé qu'ils cherchaient à savoir si je
« fuyais » quelque chose ou si je partais pour des raisons
positives. Je n'ai aucune raison de fuir la France et surtout pas la
Bretagne, que j'adore. Je n'ai pas de difficultés particulières dans
mon établissement. Je n'ai pas de motivations cachées. Enfin, je ne
crois pas en avoir. Je leur ai parlé de mon désir d'apprendre l'arabe,
d'expérimenter d'autres méthodes pédagogiques. Je crois avoir été très
convaincant. En tout cas, j'étais sincère. Bien sûr, je ne leur ai pas dit que je craignais que Nolwenn ne se suicide vraiment. Ce n'était pas le moment, même si, d'une certaine façon, c'était bien la première motivation de cette volonté d'expatriation. Je ne crois pas qu'ils auraient pu l'entendre. |
16 |
dimanche 16 juin 2024 | vendredi 16 juin 2000 | C'est
bientôt la fin de l'année scolaire et le rythme du collège est bien
ralenti. Je n'ai pas encore de réponse, ni négative, ni positive, du
ministère des Affaires étrangères. je les appellerai lundi mais il est
rare, m'ont-ils dit, qu'ils répondent au téléphone au regard du trop
grand nombre d'appels qu'il reçoivent. Je dois donc être patient. Contre toute attente, Nolwenn est revenue en cours mercredi dernier. C'est tard mais, c'est bon signe. Elle est très amaigrie, le teint pâle et le visage très attristé/ Je lui ai dit que cela faisait plaisir qu'elle revienne. Je ne lui ai pas demandé comment elle allait. Je ne demande jamais à mes élèves comment ils vont. Je sais que ça les saoule. Surtout dans le cas de Nolwenn, c'est presque intrusif de lui demander comment elle va. On voit bien qu'elle ne va pas bien et qu'elle tente juste une reprise de contact avec le collège avant les vacances/ Il n'y a pas d'intérêt à poser une question dont on connaît la réponse. Les adolescentes sont sensibles à cela. En plus, ça leur rappelle leurs parents. J'ai très envie que la réponse soit positive. Sinon, je vais vraiment avoir du mal à reprendre ici en septembre. |
17 |
samedi 22 juin 2024 | jeudi 22 juin 2000 | J'ai
appelé le ministère des Affaires étrangères et la personne qui m'a
répondu m'a promis une réponse pour la première semaine de juillet.
J'ai cru reconnaître d'ailleurs la voix d'une des femmes qui était
présente lors de mon entretien de sélection. La première semaine de
juillet est aussi la première semaine des congés scolaires. J'ai décidé de ne rien laisser dans mon casier. Au moins, cela fera plaisir au principal, qui insiste pour que nous, les professeurs, ne laissions rien dans les casiers, pour permettre qu'ils soient nettoyés, mais aussi pour donner l'exemple aux élèves qui ne doivent rien laisser. Bien sûr, chaque année, des élèves n'obéissent pas à la consigne. Ils ne retrouveront pas à la rentrée ce qu'ils avaient laissé. Quant aux profs, les pratiques sont diverses, certains s'entendant avec le collègue de SVT ou un autre ayant une salle attitrée pour pouvoir laisser des affaires. Et puis, il y a Madame T, qui enseigne l'anglais, et qui a aménagé son casier et qui refuse en conséquence de le vider, qu'il soit ouvert et nettoyé par d'autres soins que les siens... et cela depuis une vingtaine d'années. Voulant éviter les cris et les larmes, aucun principal, à ce que l'on m'en a dit, n'a osé la contraindre à déroger au rite qu'elle s'est imposée. Peut-être qu'après sa mort, on trouvera dans son casier des choses inavouables. Ce serait drôle. |
18 |
lundi 24 juin 2024 | samedi 24 juin 2000 | Pendant
la récréation de l'après-midi, le principal est venu jusqu'à moi dans
la cour pour me dire qu'il voulait me voir après les cours. Je me suis
dit qu'il avait peut-être eu des informations du ministère des Affaires
étrangères ou bien une demande d'avis. De toute façon, cela ne pouvait
pas être une surprise pour lui puisque j'avais fait passer ma
candidature par la voie hiérarchique. J'y suis donc allé l'esprit
tranquille. Il ne s'agissait pas de ma demande de détachement, mais de tout autre chose et je ne suis pas sorti de son bureau l'esprit tranquille. Il m'a dit que les parents de Nolwenn K. étaient venus le voir pour lui dire qu'ils soupçonnaient que je harcelle leur fille. Et, il ne s 'agissait pas de harcellement moral mais bien sexuel. Le principal voulait donc avoir des explications et me prévenir que les parents pensaient à porter plainte. Il a bien sûr prévenu le rectorat, pour se couvrir et parce que c'est la procédure. Je lui ai demandé s'il savait sur quoi ils se fondaient pour porter de telles accusations. Mais, il n'en savait rien. Il m'a conseillé de voir avec mon assurance si je pouvais bénéficier d'une protection fonctionnelle. Les parents K. reviennent la semaine prochaine avec un avocat et il serait préférable que je ne sois pas seul. Je ne crois pas que je vais bien dormir. |
19 |
vendredi 28 juin 2024 | mercredi 28 juin 2000 | La
rencontre avec les parents K et leur avocat se déroulera
demain. Le rectorat a accepté de m'envoyer une avocate après m'avoir
demandé, question étrange, si j'étais coupable de faits criminels. J'ai
évidemment affirmé qu'il n'en était rien et que je n'avais au contraire
rien à me reprocher. L'avocate me rencontrera une heure avant le
rendez-vous et le principal a pour ce faire réquisitionné le bureau de
l'infirmière, qui n'est pas là le jeudi. Ces trois derniers jours, j'ai essayé d'en savoir plus. J'ai prévenu les syndicats et les collègues. Sans grande surprise, le soutien a été assez mou. Je suppose qu'ils se disent qu'il ne faut pas me soutenir, car « on ne sait jamais : si c'était vrai... » En tout cas, je n'ai rien appris. Il n'y a que la jeune prof d'anglais qui m'a avoué qu'il y avait des rumeurs depuis les vacances de Pâques à mon sujet, que j'étais trop proches de certaines élèves et que cela pouvait les troubler, que c'était sans doute le cas de Nolwenn. Je ne sais pas ce que ça peut vouloir dire. Je n'ai aucun contact avec les élèves, filles ou garçons, en dehors du collège. Je ne les reçois jamais individuellement. Je ne les touche pas, je ne leur serre pas la main, a fortiori, je ne leur fais pas la bise. Je me demande bien ce que l'on peut me reprocher. |
20 |
jeudi 4 juillet 2024 | mardi 4 juillet 2000 | Je
n'ai pas pu revenir vers ce carnet avant aujourd'hui, bien trop troublé
pour tenter même d'écrire. Ce sont les vacances qui commencent et je ne
sais pas comment je vais les supporter. Comment rapporter cette
entrevue invraisemblable dans le bureau du principal, première démarche
vers une plainte pour harcèlement moral. Je suis accusé par les parents K d'être à l'origine de la grave dépression de leur fille Nolwenn. Ils sont venus avec des journaux intimes de leur fille dans lesquels je suis cité sur de nombreux pages en des termes au départ très louangeurs et puis amoureux. Mais, c'est un amour déçu, la jeune femme me reproche de ne pas lui prêter attention, de ne pas la regarder, de faire exprès de regarder d'autres élèves de la classe. Puis, c'est la première crise et la première absence. Elle apprend que j'ai pris des nouvelles d'elle, que je me suis inquiété. Cela réveille des espoirs. Mais, elle revient en classe et m'accuse alors de jouer au chat et à la souris. Les crises s'enchaînent jusqu'à l'hospitalisation. Donc, je suis l'objet de fantasmes de la part d'une adolescente visiblement mal dans sa peau, avec des parents abusifs. Ne l'auraient-ils pas été qu'ils ne se seraient pas saisis des journaux de leur fille, qui n'est pas morte, fort heureusement. Je ne suis certainement pas le premier professeur à qui cela arrive. Mais, je n'ai justement rien fait et je suis donc, en quelque sorte, accusé de harcèlement par omission. Tout cela est ridicule mais horriblement cruel. |
21 |
jeudi 18 juillet 2024 | mardi 18 juillet 2000 | J'ai
appris ce matin que le procureur de la République avait décidé de ne
pas donner suite à la démarche des parents K. Car, ils avaient, sinon
porté plainte, effectué un signalement. Je n'ai même pas été
interrogé, mais je suppose que les éléments recueillis n'étaient pas
probants. Contrairement à ce qui m'avait été indiqué, je n'ai pas reçu de réponse du ministère des Affaires étrangères. Mais, je ne m'inquiète pas trop. Je m'impatiente seulement un peu. Et puis, cette histoire avec les parents de Nolwenn m'a renforcé dans l'idée que je ne pouvais et ne devais pas rester ici. Ou alors, il faudrait que je change de poste. Je pourrais d'ailleurs arguer de ma mésaventure pour demander au rectorat une nouvelle affectation. J'ai décidé de partir en vacances à vélo. Je vais faire le tour de la Bretagne. Je pars samedi prochain. J'irai vers l'ouest, mais en évitant la route nationale. Je ne prévois pas vraiment d'étape. Je bivouaquerai. Cela dépendra de ma forme et je ne suis pas au mieux de ma forme, en fait. Et puis, l'avantage, c'est que je pourrai ou presque toujours revenir chez moi dans la journée. Dans le journal de Nolwenn, elle faisait mention de ma solitude, du fait qu'on ne me connaissait pas à Rostrenen de relation, ni amicale, ni amoureuse. C'est vrai. Et c'est ainsi. |
22 |
lundi 22 juillet 2024 | samedi 22 juillet 2000 | Bon,
le premier jour s'est bien passé. Et j'ai trouvé un bon petit coin pour
bivouaquer. Tout compte fait, je n'ai pas poussé jusqu'à la mer.
J'aurais pu, je crois, malgré la fatigue du premier jour. Elle n'est
qu'à six kilomètres d'ici. J'ai placé mon voyage sous la protection de Notre-Dame de Kerléan. j'aime beaucoup cette petite chapelle qui est à peine à une trentaine de kilomètres de chez moi. Ce n'est pas la plus ancienne de Bretagne, loin de là et c'est même, très certainement, l'une des plus récentes. Elle a été construite juste après la seconde guerre mondiale et il s'y tient depuis, chaque deuxième dimanche de septembre, un pardon qui réunit les fidèles du coin. Elle dépend de la paroisse de Maël-Carhaix. Je pense qu'elle a été construite là, par les gars des environs, parce qu'il y avait des pierres d'un ancien monastère. J'aurais pu ne pas aller plus loin. La simplicité de la chapelle, les statues anciennes que j'apercevais à travers les vitres du porche, l'isolement du site en plein milieu de la campagne... tout invitait et incitait au repos. Pourquoi aller plus loin. Et puis, je suis reparti, laissant mes soucis et mes tourments à la garde bienveillante de la Dame de Kerléan. |
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23 |
samedi 3 août 2024 | jeudi 3 août 2000 | J'ai
changé d'avis et j'ai bien fait. Faire le tour de la Bretagne en été,
c'est se confronter à la circulation automobile touristique, souvent
dense en bord de mer. J'ai donc choisi un port d'attache, d'où je
rayonne. J'y resterai jusqu'à la mi-août et puis, je rentrerai pour
préparer la rentrée puisque je n'ai eu aucune nouvelle du ministère des
Affaires étrangères. Même si l'on veut que l'absence de nouvelle soit
une bonne nouvelle, cette attente diluée n'en est pas moins
désagréable. Et puis, chaque jour qui passe rend la perspective d'un
départ un peu plus angoissante. Mon port d'attache, c'est la petite station de Doëlan. j'ai trouvé un endroit agréable, un peu à l'écart, pour planter ma tente et j'ai sympathisé avec le gérant d'un camping qui me laisse utiliser les douches et les toilettes en échange d'un cidre bien frais que je trouve non loin du port. Je crois cependant qu'il me rendrait le même service même sans le cidre. Je lui ai dit que j'étais professeur dans un collège public et il est un fervent défenseur de la laïcité, sur une terre où la laïcité fait encore débat. L'avantage, c'est aussi que je suis à moins de quatre heures de vélo de Rostrenen, ce qui rendrait rapide un retour précipité à la maison. En attendant, je me passionne pour la statuaire bretonne. À l'ouest de la commune, sur le sentier côtier qui conduit à la plage de la roche percée, on trouve un calvaire longiligne d'un sculpteur qui aurait regardé Giacometti. Peut-être l'a-t-il fait car c'est une sculpture contemporaine, installée là le 6 juin 1990, comme le précise un petit écriteau. J'ai failli me laisser prendre et croire à un calvaire du moyen-âge, ce qui aurait été alors encore plus surprenant. |
24 |
samedi 17 août 2024 | jeudi 17 août 2000 | Il
est temps de rentrer. Il est temps tristement de rentrer. Il est temps
de rentrer tristement. Si cette échappée cycliste aura été un temps de
ressourcement, ce temps du retour est un arrachement. Vais-je encore
pouvoir servir comme enseignant alors que la seule idée de revoir le
lycée provoque une pointe d'angoisse qui, parfois, sur mon vélo même,
coupe mon souffle et fait trembler mes jambes. Je m'arrête alors
puisque je dois m'arrêter, je regarde le paysage et je tente de
reprendre mon souffle. Parfois, ce paysage, c'est la lande, parfois, je
vois la mer et parfois c'est l'abord d'une ville avec ses magasins
démesurés et semblables. Je ne sais comment faire. Mais peut-être vais-je trouver un courrier dans ma boîte-aux-lettres, qui sera le courrier de la délivrance. Rien n'est moins certain cependant. Certes, j'ai mis sur mon dossier mon numéro de téléphone mobile et je prends soin chaque jour de passer par un endroit où le téléphone capte, mais je sais que certaines administrations ne peuvent appeler les numéros de téléphone mobile, ne serait-ce que pour laisser un message sur la boîte vocale à cause du coût des télécommunications. Je vais rentrer. J'ai un répondeur. J'aurai peut-être une bonne surprise. Et puis, la rentrée des enseignants est le premier septembre, un vendredi et celle des élèves le mardi qui suivra, le 5. J'en pleurerais. |
25 |
lundi 2 septembre 2024 | samedi 2 septembre 2000 | Rien
n'est perdu pour la mutation à l'étranger. Mais rien n'est gagné non
plus.
Mon interlocutrice au ministère est demeurée évasive. Ils attendent
encore la réponse d'un candidat pour un poste qui n'est pas facile à
pourvoir. Je n'ai pas eu le droit de savoir lequel. Ce n'est pas très
agréable d'être considéré comme un second choix, mais tant pis. J'ai
fait hier la rentrée des enseignants et j'ai le weekend pour méditer
sur mon sort. Mon sort n'est d'ailleurs pas si mauvais. Il ne faut rien
exagérer. Le paysage humain d'une salle des profs est plutôt plus
pacifique que celui de nombreux groupes humains, surtout dans les
entreprises. Bien sûr, il y a de la camaraderie, parfois même de
l'amitié, comme il y a de l'inimitié. Mais, il y a rarement des haines
inexpugnables. Il n'y a pas suffisamment d'enjeux. J'ai vu une fois une
haine terrible entre deux collègues, quand l'un avait manigancé pour
avoir son vendredi au détriment de l'autre qui devait pourtant
rejoindre sa famille qui habitait à plus de deux cents kilomètres de
là. Ce dernier s'est donc mis en arrêt maladie prolongé, ce qui a
obligé le proviseur à revoir les emplois du temps. Tout est rapidement
revenu en ordre et l'un comme l'autre ont demandé et obtenu leur
mutation l'année suivante. Il y a parfois aussi des rancœurs
amoureuses, mais elles s'étiolent avec le temps. J'aimerais quand même bien partir à l'étranger et si possible au Maghreb. J'aimerais aussi ne pas arriver trop tard là-bas, alors que les classes auront déjà commencé. Je suis sûr qu'après la Toussaint cela me ferait trop de peine de quitter mes élèves. J'ai regardé les listes des élèves. Nolwenn n'est pas inscrite chez nous cette année. |
26 |
lundi 16 septembre 2024 | samedi 16 septembre 2000 | C'est
incroyable. Je n'y crois d'ailleurs pas. C'est au point
que je me demande d'ailleurs si je vais accepter. J'ai rendez-vous à
Paris le 20 septembre pour que l'on me propose un poste à l'étranger.
J'ai bien sûr demandé où était ce poste et quel était il, mais on ne
voulait pas me le dire par téléphone. Je me demande vraiment où cela
peut bien être. J'imagine que c'est dans un pays en guerre où les
conditions de vie sont très difficiles. Mais, dans ce cas, pourquoi y
aurait-il besoin d'un professeur de français ? Je ne vois vraiment pas. Mais en fait, c'est que je ne suis plus certain de vouloir partir. J'ai fait la rentrée. J'ai commencé les cours. Je connais à peu près mes élèves. J'ai préparé mes cours pour tout le premier trimestre de l'année scolaire et je pense même changer ma voiture pour un nouveau modèle Renault. Tout cela est un peu à contre temps. Je vais aller faire du vélo dans ma Bretagne demain, pour revoir ces paysages que j'aime tant et aussi pour calmer mon impatience. Rien de mieux que d'enchaîner les côtes et les faux plats pour retrouver sa tranquillité. |
27 |
vendredi 20 septembre 2024 | mercredi 20 septembre 2000 | J'ai
rendez-vous tout à l'heure au ministère des Affaires étrangères pour un
deuxième entretien de sélection, m'a-t-on dit. Ce que je prenais pour
de l'impatience était en fait de l'appréhension sinon de l'angoisse.
C'est ce que j'ai découvert sur mon vélo le weekend dernier. Il n'y a
rien de mieux que le vélo pour penser non pas à soi-même mais, sur
soi-même. Le mouvement régulier des pédales permet d'abord de se vider
la tête de toutes les phrases toutes faites que l'on a accumulées sans
même y prêter attention, que ce soit en écoutant les médias ou bien les
gens dans les lieux publics ou privés. Puis, à mesure que le taux
d'endorphine monte, vient le moment de la récrimination. On en
découdrait bien avec la terre entière qui n'a pas su reconnaître le
trésor de bonnes intentions que l'on recèle. Enfin, avec la fatigue,
vient le moment du renoncement à la colère. C'est à ce moment précis
que surgit le paysage dans sa grande dignité. C'est à ce moment précis
que tout à ne pas fléchir dans l'effort physique on associe celui-ci à
l'effort moral. Si l'on pédalait tous les jours sur de longues
distances, en endurance, on deviendrait peut-être des saints. Paris est bien affairée ce matin. J'espère ne pas être en retard. Mais je sais que je ne serai pas en retard. En fait, je campe presque à côté de l'immeuble. Il faut seulement que je ne m'endorme pas. |
28 |
jeudi 26 septembre 2024 | mardi 26 septembre 2000 | Voilà.
On me l'a proposé et je l'ai accepté. Je vais partir en Libye. Je serai
professeur de français à Tripoli. Mon interlocutrice m'a expliqué qu'il
y avait un réchauffement des relations diplomatiques entre la France et
la Libye. Cela fait un an que le gouvernement libyen a accepté de
négocier des compensations financières pour les victimes du vol UTA du
19 septembre 1989 entre Brazzaville et Paris. Cela aura donc mis dix
ans. Mais on dit que le colonel Kadhafi a des ambitions
internationales, ou, au moins, au Maghreb et il ne peut pas y réussir
tout en restant au ban des nations. J'ai un peu de temps pour me préparer. On me laisse finir ce trimestre avec mes élèves. Je ne pense pas que ce soit la véritable raison, mais c'est celle que l'on m'a donnée. Je crois que je vais devoir apprendre à ne pas trop poser de questions. D'ailleurs, début octobre, je vais effectuer un stage de préparation au départ. J'ai hâte. On m'a déjà posé des tas de questions et on m'a prévenu qu'une enquête de proximité serait effectuée. En bref, on va interroger le principal et mes voisins. On m'a déjà demandé si j'étais homosexuel. On m'a prié de ne pas mentir parce qu'on découvrirait quoi qu'il en soit la vérité. J'ai affirmé, ce qui est vrai, que je ne l'étais pas. On m'a dit que je ne devais pas me marier avant janvier car ma femme ne pourrait pas partir avec moi. Ils jouent avec le diable. Ils veulent des hommes célibataires qui ne soient pas homosexuels. Ils devraient prendre des curés. Quoique pour aller en Libye, l'état de prêtre n'est pas le plus indiqué, sans doute. |
29 |
vendredi 4 octobre 2024 | mercredi 4 octobre 2000 | Je
serai bientôt incollable sur l'histoire de la Libye. Mais, ce que j'ai
trouvé concerne surtout l'histoire administrative et politique du pays.
Ce que je ne parviens pas à imaginer, c'est ma vie là-bas. Mais, c'est une fausse question. C'est pour cela que je ne trouve pas de réponse. En effet, si je me demande ce que sera ma vie demain, ici, en Bretagne, à Rostrenen, je peux bien sûr imaginer les invariants en fonction de ce qui est écrit sur mon agenda. Mais, ma journée entière, je ne peux pas l'imaginer. Si je me réveille demain avec un rhume qui entrave en partie ma respiration, ma journée sera déjà différente. Et puis, il va bien sûr se passer quelque chose. Je n'imagine pas que la guerre sera déclarée ou bien que la Bretagne sera ravagée par une tempête tropicale. Mais, je rencontrerai ou non le principal dans le couloir. C'est une sorte de infra-événement. Passés les découvertes des premiers jours, je suppose que ma vie en Libye sera de la même nature que ma vie en France. Il ne se passera rien ou pas grand chose, même si la probabilité d'une guerre ou d'une révolution sanglante est certainement plus forte que celle que nous connaissons ici. En fait, je n'imagine pas ma vie en Libye parce qu'elle sera pour 90% je pense la même que ma vie ici et que je ne parviens pas à imaginer ma vie ici. Ce serait plus simple d'imaginer ma vie en prison. Les variants sont moins nombreux. |
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jeudi 10 octobre 2024 | mardi 10 octobre 2000 | Je
commence à mieux connaître l'histoire de ce pays qui n'existait pas
avant que d'autres puissances le fassent exister. Même son nom a été
inventé par d'autres, qu'ils soient égyptiens, grecs, ottomans,
italiens et qui connaît depuis 1977 le même président de la République,
l'inquiétant Kadhafi. Mais j'ai fait un rêve étrange où je marchais entre les colonnes du temple de Zeus à Cyrène et je portais une croix. Je me suis réveillé en sueur, vite pris d'un accès de fou rire. Je me disais bien que Cyrène me disait quelque chose et je me suis rappelé du Simon de Cyrène qui dans les évangiles aide le Christ a porté sa croix. Pour être parfaitement lacanien, j'aurais pu aussi être réveillé par la sirène, dont le signifiant se serait substitué au nom de la ville. J'espère que je pourrai voyager dans le pays et aller sans encombre jusqu'aux ruines de Cyrène et je n'y porterai bien sûr aucune croix. Surtout qu'en cherchant mieux le matin, j'ai trouvé ou retrouvé que le cyrénéisme qui prétend que la sagesse est la recherche du plaisir sensuel. Aller porter sa croix à Cyrène serait donc une forme d'oxymore. Quelle était cependant cette croix qu'à Cyrène je portais ? |
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31 |
lundi 14 octobre 2024 | samedi 14 octobre 2000 | Je
ne suis pas certain tout compte fait que ce soit une bonne
idée d'avoir accepté d'être nommé en Libye. La raison de ce doute peut
sembler
anodine et même futile, mais, pour moi, elle ne l'est pas. Il ne me
sera pas possible de faire du vélo. Déjà, en voiture, les routes sont
réputées dangereuses. Les parcourir à bicyclette est inenvisageable. Le problème est que le vélo est vraiment nécessaire à mon équilibre physique et psychique. J'y évacue le stress, les problèmes, les appréhensions et même les angoisses, tout autant que je garde un ventre plat et un corps sec et musclé. Je ne vois pas par quoi je pourrais remplacer cela. Ou j'ai bien une idée, mais elle sera peut-être difficile à concrétiser. Le seul sport qui pourrait remplacer pour moi le cyclisme serait l'équitation. Je pourrais aussi apprendre à monter un chameau. En tout cas, il est trop tard pour renoncer. Je ne me le pardonnerais pas. |
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dimanche 20 octobre 2024 | vendredi 20 octobre 2000 | J'ai
appris que l'on avait droit à un déménagement. C'est une bonne
chose, même si je ne pense pas que beaucoup de mes affaires méritent de
faire un si long voyage. J'ai appris aussi qu'il fallait prévoir de
s'habiller en costume pour enseigner. C'est ainsi, le professeur est en
costume. J'imagine certains de mes collègues qui viennent au lycée
parfois, avant les vacances, en espadrille et le cheveu gras, cela
pourrait les contraindre. On ne parle pas assez, je trouve, du manque d'hygiène du corps enseignant français. Il est vrai que l'on imagine mal comment en parler. Il serait mal venu de faire une enquête pour demander aux profs s'ils trouvent que certains de leurs collègues sentent mauvais. Pourtant, il suffit de poser la question à un prof pour qu'il ou elle réponde par l'affirmative. Bien évidemment, comme toujours, c'est l'autre qui sent mauvais. Monsieur X. qui a une haleine de chacal se se plaindra volontiers de l'odeur des aisselles de Madame Y. Moi, je ne crois pas que l'on puisse me reprocher quoi que ce soit de ce point de vue là. Même quand je fais du vélo avant de faire cours, je repasse toujours à la maison pour prendre une douche. On pourrait certes imaginer qu'il y ait des douches accessibles au lycée, mais c'est uniquement pour les profs de sport, qui en gardent la clé jalousement. De toute façon, c'est plus simple de repasser par la maison. Je crois que je vais mettre un vélo d'appartement dans mon déménagement. Je ne vois pas d'autre solution pour m'entraîner. |
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samedi 26 octobre 2024 | jeudi 26 octobre 2000 | J'avais
zappé le fait qu'il me fallait une voiture et qu'il fallait que
je l'achète avant de partir, quitte à la faire acheminer par bateau.
Cette histoire commence vraiment à m'ennuyer, car, si j'ai bien mon
permis, je n'ai pas de voiture et je n'en ai jamais eu. Je n'ai presque
jamais conduit et je n'aime pas conduire. Je ne connais rien aux
voitures et l'idée de devoir en acheter une pour la faire acheminer
là-bas me terrifie. Le mieux serait que je m'entraîne ici. En plus, il
faut que j'achète, cela m'a été précisé, une voiture neuve. Je n'ai
aucunement les moyens en ce moment de m'acheter une voiture neuve. Je
pourrais peut-être demander une avance sur mes indemnités
d'expatriation... Je vais voir ça. Mais ça ne règlera pas la question
du choix du modèle ni celui de la capacité à le conduire. En fait, tout est prévu pour des gens supposés normaux. On m'a fait comprendre que l'on m'avait pris même si je ne suis pas marié. L'idéal aurait été que je l'aie été, avec des enfants si possible et avec une voiture pour emmener toute la famille. On m'a expliqué que les familles sont moins surveillées par les services secrets libyens car moins supposées être des espions. C'est d'ailleurs une absurdité, car on connaît bien sûr des histoires d'espionnage avec des familles. On suppose que le père Drummond qui circulait dans le sud de la France avec sa femme et sa fille était un espion assassiné par les soviétiques et non par le père Dominici. Cette histoire m'a toujours fasciné. Je me souviens de l'ascension depuis la Durance, à vélo, de la côte jusqu'à Ganagobie. C'est assez sportif. C'est à cette occasion que j'avais découvert cette histoire. C'est juste à côté. Bon, je vais demander conseil pour la voiture à un collègue passionné par les bagnoles. Je suis sûr qu'il va m'aider. |
34 |
vendredi premier novembre 2024 | mercredi premier novembre 2000 | Il
y a deux avis de tempête en ce moment dans le monde : un sur le
nord de l'Europe et un sur la Fédération internationale de cyclisme. Ce
qui est amusant, c'est qu'à cause du premier, le président de la dite
fédération n'a pas pu se rendre au procès du dopage. Le dopage... Je ne connais pas de cycliste qui, peinant au fil des kilomètres et devant aborder une côte particulièrement inclinée, n'y ait pas pensé. Moi, je n'ai jamais rien pris, si ce n'est quelques barres chocolatées ou des boissons énergisantes achetées au supermarché. Mais, je connais des cyclistes tout autant amateurs que moi qui ont usé et abusé de médicaments fort benoîtement prescrits par leur médecin pour tout autre chose. Ce sont les vacances. Je vais aller visiter quelques cimetières, mais je ne crois pas que je dépasserai Carhaix aujourd'hui. Cela me fera une quarantaine de kilomètres en passant par Maël. Une cinquantaine si je vais ici et là. Il faudra que je fasse attention car la tempête des derniers jours a peut-être fragilisé des arbres. Mais il ne fait pas froid. |
35 |
samedi 9 novembre 2024 | jeudi 9 novembre 2000 | Les vacances
sont terminées et je ne suis pas beaucoup sorti,
même à vélo et même pour aller voir des sculptures dans les cimetières.
J'ai lu presque tous les livres que j'ai trouvés sur la Libye, ce qui
n'est pas difficile, parce qu'il n'y a pas grand chose en français.
J'ai trouvé un beau livre, sorti en janvier de cette année,
intitulé :
« La Libye antique Cités perdues de l'Empire romain » écrit
par un
certain Robert Polidori. Ce seul livre donnerait envie de visiter le
pays et le visiter à vélo serait un grand bonheur. Je ne suis pas
certain que je ne vais pas essayer quand même. Il faut que je me mette à l'arabe, mais il paraît qu'il est préférable de se mettre à l'arabe dialectal libyen si l'on veut que ça serve dans la vie courante. Peu importe. Je vais essayer déjà d'apprendre l'écriture de l'alphabet ainsi que d'apprendre à lire quelques mots simples. Je suis sûr que cela va me passionner. Je commencerai pendant les vacances de noël. En ce moment, je n'ai pas le temps. Je suis en pleine préparation de déménagement et cela ajouté aux cours, aux corrections et à la fatigue qui m'a pris ces derniers temps, je n'ai certes pas le temps mais surtout pas l'énergie de commencer cet apprentissage nouveau. Je devrais peut-être consulter au sujet de cette fatigue, mais je crois moi que c'est seulement l'émotion et l'appréhension de partir vers de nouvelles aventures. |
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36 |
mercredi 13 novembre 2024 | lundi 13 novembre 2000 | J'ai
reçu un message qui m'inquiète de la part du Ministère des affaires
étrangères. Je dois me rendre à Paris dans une dizaine de jours. J'espère qu'il n'y a pas d'obstacle à ma nomination. J'ai déjà réservé le déménagement et je pense que je perdrais mes arrhes si tout cela devait être annulé. Heureusement que je n'ai pas beaucoup avancé sur la voiture. Il faudrait vraiment que je le fasse. Je me demande vraiment pourquoi je dois aller encore une fois rencontrer des fonctionnaires parisiens. Cela signifie qu'un entretien téléphonique n'est pas suffisant. C'est donc aussi que c'est important. C'est drôle, je serais doublement déçu si je devais ne pas partir. La première déception serait celle de devoir changer mes plans... de changement de vie et de rester dans ma routine ici. Cette déception en m'étonne pas. La seconde, c'est que je regretterais la Libye que je ne connaîtrais sans doute jamais. Il y a quelques mois, c'était juste un nom sur une carte. Aujourd'hui, avec tout ce que j'ai appris sur le pays, avec tout ce que j'ai imaginé faire sur place, j'ai commencé à m'y attacher. Encore quelques jours d'attente et je serai fixé. |
37 |
jeudi 21 novembre 2024 | mardi 21 novembre 2000 | Je
pars à Paris ce soir. J'appréhende ce rendez-vous. Je l'appréhende
encore plus que les rendez-vous de sélection. Pour ces derniers, je
pouvais faire bien ou moins bien, voire me planter complètement. Mais
là, je n'ai rien à faire, cela ne dépend pas de moi. On va m'annoncer
quelque chose que j'ignore et cette chose risque d'être désagréable.
C'est un peu comme aller chez le médecin quand on craint d'avoir une
maladie grave. Soit il va dire que c'est rien du tout, soit il va dire
que ce n'est pas grave. Dans des cas plus rares, fort heureusement, il
ou elle dit que ça peut être grave, voire que c'est grave. En fait non.
Le médecin ne dit jamais que c'est grave. Quand j'ai accompagné Sabine
dans son parcours médical depuis le diagnostic jusqu'aux soins
palliatifs, jamais aucun médecin n'a prononcé le terme
« grave ». On lui a dit que c'était « sérieux »,
qu'il
ne fallait pas plaisanter avec « ça ». On a utilisé encore
d'autres circonvolutions. Alors qu'elle était visiblement mourante, on
lui a demandé comment elle allait. En fait, le plus souvent, la maladie
est éludée. Du coup, la souffrance aussi, au point qu'il faut ouvrir
dans les hôpitaux des services spécialisés dans la douleur. Cela veut
bien dire que les autres services ne savent pas la prendre en charge. Mais, je dérive et délire un peu. On ne va pas m'annoncer quelque chose qui touche ma santé. On risque au pire de m'annoncer que je vais finir l'année scolaire ici. J'espère qu'ils pourront me rembourser alors des frais que j'ai engagés pour le déménagement. Mais à mon avis, ce n'est pas certain. Je resterai le 25 à Paris. Quoi qu'il en soit, je sortirai pour m'amuser un peu. |
38 |
lundi 25 novembre 2024 | samedi 25 novembre 2000 | Je
sais désormais pourquoi j'ai été appelé à Paris. Le gouvernement libyen
a finalement refusé mon dossier au prétexte que je n'étais pas marié.
Ils ne veulent pas de jeunes hommes célibataires. Je me dis quand même
qu'ils auraient pu le savoir avant et surtout se décider avant.
J'espère aussi que ce n'est pas la menace de plainte de Nolwenn et
surtout de ses parents qui a joué en ma défaveur. On m'avait pourtant
assuré que ce ne serait pas dans mon dossier. Mais les services secrets
libyens ont sans doute la possibilité de faire ce que l'on appelle une
enquête de proximité. La dame du Ministère m'a demandé si je n'avais pas la possibilité de me marier vite fait. C'est l'expression exacte qu'elle a utilisée. J'ai répondu par la négative et j'ai trouvé presque insultant qu'elle me le demande ainsi. J'ai demandé s'ils me proposaient un autre poste. Elle m'a demandé si je tenais au Maghreb. J'ai répondu par la négative. Je n'ai aucune attache maghrébine. Il y a un poste au Liban au Centre culturel français pour y enseigner le français langue étrangère. J'ai accepté sur le champ. Elle m'a demandé si je voulais un peu de temps pour réfléchir et je lui ai dit que nous n'avions pas beaucoup de temps puisque le poste est à pourvoir en janvier. Je n'ai donc qu'à détourner mon déménagement vers le Liban et plus précisément vers Saïda, dans le Sud-Liban. J'aurais pu vérifier avant la situation, mais de toute façon, ça ne sert à rien puisque le conflit avec Israël peut reprendre d'un jour à l'autre. |
39 |
lundi 9 décembre 2024 | samedi 9 décembre 2000 | J'apprends
sur le Liban. Je peux désormais en décrire la géographie. Je connais le
nom des villages entre Beyrouth et Saïda. Je connais le fonctionnement
politique de la république libanaise qui partage le pouvoir entre les
différentes communautés. Je connais l'histoire du Liban et je devrais
écrire les histoires du
Liban, car on les raconte de manière différente selon qu'on est
chrétien maronite, chrétien orthodoxe, chrétien grec-catholique,
musulman sunnite, musulmans chiite, druze et j'en passe. Si l'on est
chrétien, on mettra en avant les racines phéniciennes, ce que l'on fera
moins si l'on est musulman. Et puis il y a les Palestiniens. Israël est si proche. Si proche d'ailleurs que l'on ne sait pas bien quand les Israéliens vont entrer une nouvelles fois dans le pays. Mais, malgré toutes les vicissitudes, il y a un pays qui se nomme le Liban et un peuple qui se nomme les Libanais et cela tient. Je suis très heureux à l'idée de partir au Liban. J'y serai pour noël, que je passerai à Beyrouth, chez un futur collègue du centre culturel français. J'y suis déjà et j'espère que cette fois-ci rien ne viendra contrarier cet espoir qui était encore invraisemblable il y a quelques semaines. Mais je ne suis pas certain que faire du vélo au Liban soit plus facile qu'en Libye. Peut-être un peu plus cependant. |
40 |
mercredi 25 décembre 2024 | lundi 25 décembre 2000 | Je
n'arrive pas à croire que dans quelques jours, je serai au Liban. J'ai
encore une semaine pour faire du vélo. Je sais que faire du vélo en Bretagne
autour de Noël n'est pas le moment le plus agréable. J'espère en tout cas que
nous n'aurons pas une tempête comme celle de l'année dernière. Quand il
y a beaucoup de vent, à vélo, on se retrouve vite par terre... ou bien
sous un camion. Je ferais peut-être mieux de ne pas tenter le sort. Déjà que Quimper est sous les eaux depuis le 12 décembre. Il paraît que c'est la crue du siècle. C'est peut-être celle du 20e siècle, parce que pour le 21e, aucun doute qu'on en connaîtra d'autres et peut-être de plus destructrices. Ai-je vraiment envie d'aller au Liban ? Ce n'est pas si sûr. Cette année 2000 a été éprouvante et j'espère que les suivantes ne seront pas comme celle-ci. J'ai un peu l'impression de m'enfuir, mais qu'est-ce que je fuis ? Je ne fuis pas mon métier de professeur, je l'adore. Je ne fuis pas la Bretagne, bien au contraire. Je fuis peut-être un parcours que l'on a écrit pour moi depuis longtemps. C'est aussi pour cela que je fais du vélo. Il est tellement facile de ne pas faire le parcours qu'on avait prévu de faire. Je fuis surtout ma solitude. Pourtant, rien ne me dit que je serais moins seul là-bas. Je serais peut-être tout aussi seul, mais tout me sera inconnu, étranger, incroyable. On m'a conseillé de m'intéresser à un orientaliste mort depuis longtemps qui s'appelle Louis Massignon. Je ne sais pas qui il est. Je vais chercher. Je ne sais pas pourquoi on me l'a conseillé, si ce n'est qu'il a créé dans les années 1950-1960 un pèlerinage christiano-musulman ici, en Bretagne à Vieux-Marché exactement, en mémoire des sept dormants d'Éphèse. Je verrai bien. |
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