Diégèse Les narratrices et les narrateurs
Journal d'Esteban en 2004 - 36 jours -
Esteban vit et travaille à Pontarlier dans le Doubs.




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vendredi 5 janvier 2024 lundi 5 janvier 2004 On a accueilli plusieurs classes aujourd'hui à l'usine. C'est sans doute pour faire passer la rentrée qu'on nous les amène. Au moins, on n'a pas à leur expliquer ce qu'on fabrique ici. Ils le savent tous. Certains ont déjà visité l'usine plusieurs fois au cours de leur scolarité, mais ils reviennent avec plaisir et ils repartent avec leur boîte de poudre chocolatée. On devrait lancer bientôt un nouveau produit. Mais c'est encore « secret-défense », même si on a bien une petite idée...

J'espère que l'année va bien se passer. J'ai encore eu un étourdissement passager ce matin. Personne n'a rien remarqué. Je ne voudrais pas changer de poste de travail. Mais c'est sûr que si cela continuait, il le faudra bien.




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mardi 9 janvier 2024 vendredi 9 janvier 2004 La semaine a été dure. Les étourdissements ne m'ont pas lâché. C'est déjà désagréable de se sentir mal, mais, en plus, quand il faut le cacher, c'est insupportable. Bien sûr, le chef d'équipe a fini par s'en apercevoir et en a parlé à la responsable RH. Je suis convoqué lundi. J'imagine qu'elle va m'envoyer de gré ou de force à la médecine du travail. J'imagine aussi qu'il faudra que j'aille à Besançon. Je vais encore perdre une journée.

Je n'ai rien dit à la maison. Je ne leur dirai rien. Les enfants viennent de reprendre l'école. Ilaria a ses propres soucis depuis la naissance du troisième. Je ne veux pas les inquiéter.

J'ai pourtant hâte de savoir de quoi il s'agit. Ma généraliste n'a rien trouvé. Ma tension est normale. Les résultats de l'analyse de sang sont excellents. Mais, je ne lui ai peut-être pas tout dit... alors, elle n'a peut-être pas cherché au bon endroit.

On verra bien.




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mardi 23 janvier 2024 vendredi 23 janvier 2004 Examens complémentaires... Ce n'est jamais bon signe... Ou bien alors, je suis tombé sur un médecin consciencieux qui ne veut rien laisser au hasard. Je dois passer une I.R.M. Autour de moi, tout le monde dit « un I.R.M ». Mais j'ai vérifié et c'est bien « une I.R.M. », pour « Imagerie à résonance magnétique ». Le médecin m'a assuré que ce n'était pas douloureux. J'ai rempli un questionnaire et j'ai assuré que je n'étais pas enceint(e) et que je n'avais pas d'éclats métalliques dans le crâne.

J'ai rendez-vous lundi, toujours à Besançon. Mais j'ai pris un jour de R.T.T pour ne pas inquiéter les collègues. Je n'ai dit à personne que je devais passer cet examen. Je déteste être un sujet de conversations. Et puis ça ne regarde personne en fait.

Si encore c'était le printemps, je pourrais faire un peu de jardin. Ça m'occuperait les mains et l'esprit. Mais là, je redoute ce weekend. Je vais inventer quelque chose à bricoler dans la maison. Dans le garage, il fait trop froid.

Et puis, il y a ces fichus symptômes. Mais, même dans ce carnet, je n'ose pas les décrire.




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mercredi 14 février 2024 samedi 14 février 2004 Je vais attendre demain pour le lui annoncer. Rien ne presse vraiment. Les résultats, on les attend, on les craint ou on les espère, mais une fois qu'ils sont là, ce sont eux qui peuvent attendre. Je vais attendre, parce que c'est la Saint-Valentin et que ce serait vraiment trop triste de lui apporter aujourd'hui cette mauvaise nouvelle.

L'I.R.M montre une forme ronde dans mon crâne, assez grosse pour provoquer les troubles que je connais depuis un certain temps. Ses contours laissent supposer qu'il s'agit d'une tumeur bénigne qu'il va falloir opérer. Ce qui est su n'est plus à craindre.

Je me suis arrêté à Besançon et je lui ai acheté la montre dont je sais qu'elle avait envie. Ce n'est pas une mauvaise ville pour acheter une montre. Je ne peux m'empêcher de penser qu'elle va mesurer le temps qui reste.




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lundi 26 février 2024 jeudi 26 février 2004 J'ai eu une nouvelle expérience médicale, toujours à Besançon. Les médecins voulaient voir si la tumeur a des effets sur mon activité cérébrale. Je m'aperçois que je viens d'écrire le mot « tumeur ». Cela a mis du temps pour que j'admette qu'une boule ronde à l'intérieur du crâne n'était pas un kyste, mais bien une tumeur. J'ai beau savoir que le terme «  tumeur  » n'a aucun lien avec le verbe « mourir », peu importe, il fait peur. On a l'impression que l'on a déjà un pied dans la tombe et quand ladite tumeur est dans le crâne, on a l'impression d'avoir déjà les deux pieds dans la tombe.

Cette nouvelle expérience médicale, donc, était un électroencéphalogramme. Contrairement à la technique de l'I.R.M, celle de l'E.E.G n'est pas récente. J'ai lu qu'elle a été inventée au XIXe siècle et qu'elle est couramment utilisée depuis les années 1950. Je me suis donc retrouvé avec des tas de petites pinces colorées sur le crâne, avec interdiction de bouger, des sensations de picotement et une machine qui traçait de jolies courbes qui, je pense, figuraient l'activité électrique de mon cerveau. Eh bien il paraît que celle-ci n'était pas normale... J'ai demandé si c'était ennuyeux. Je n'ai pas obtenu de réponse précise. Mais je sais désormais que l'activité électrique de mon cerveau n'est pas normale. C'est déjà ça !




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mercredi 28 février 2024 samedi 28 février 2004 Je dois revoir le neurologue le 16 mars et d'ici-là, je peux reprendre le travail. Je suis heureux de pouvoir reprendre le travail. Cela rassure la famille et les proches. Cela me rassure aussi. Je ne suis donc pas en situation de danger imminent, et je ne suis pas un danger pour les autres. Je peux conduire et d'ailleurs, pour chaque examen, je suis allé à Besançon tout seul. J'ai vu certains patients qui demandaient un transport médicalisé. Je ne veux pas juger, mais il me semble bien avoir vu l'un d'entre eux arriver dans sa propre voiture. Pour autant, je n'en sais rien. Il avait peut-être eu justement des difficultés à arriver.

Je reste impressionné par les courbes de l'électroencéphalogramme. Je n'ai aucune idée de ce qui fait qu'elles ne sont pas normales. Mais l'idée qu'elles ne soient pas normales, cette seule idée me terrifie. Je pense que cela rejoint la crainte qu'avaient mes parents et sans doute avant eux leurs parents d'avoir un enfant qui ne soit pas normal. Nous aussi d'ailleurs, surtout pour le premier, nous craignions un peu confusément d'avoir un enfant qui ne le soit pas. On craint évidemment d'abord d'avoir un enfant trisomique. Mais, cette crainte est désormais assez vite confirmée ou, le plus souvent, infirmée par les tests. Mais, il y a beaucoup d'autres maladies... Nos enfants sont normaux ou supposés normaux comme jusqu'à présent, j'étais normal ou supposé tel. Maintenant, il y a ces courbes et cela m'angoisse.




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dimanche 17 mars 2024 mercredi 17 mars 2004 Je craignais de devoir arrêter de travailler. Le médecin m'a demandé si j'utilisais des machines potentiellement dangereuses et je lui ai répondu que non. Il est vrai que cela m'arrive ponctuellement, quand un gars est absent ou pour montrer le fonctionnement à un apprenti. Mais pas continuellement. Le médecin m'a dit aussi que j'avais sans doute fait de l'épilepsie. Après que je lui ai expliqué que ce n'était pas possible, parce que je l'aurais remarqué, il m'a expliqué qu'il y avait différentes formes d'épilepsie et que la mienne était très certainement temporale. C'est la raison pour laquelle je n'avais jusqu'à présent rien remarqué. Maintenant que je le sais, je suis attentif, mais comme je suis attentif, je ne remarque rien. Cela peut sembler paradoxal, mais c'est ainsi que je le ressens.

Le médecin m'a dit qu'il faudra que je me fasse opérer, que je ne pouvais pas vivre avec cela, que ça n'allait qu'empirer. L'opération est programmée pour le 27 mai prochain. Cela me laisse du temps pour y penser. Trop de temps peut-être. Trop de temps aussi bien pour mes proches que pour moi.

Tout le monde est très inquiet et cette inquiétude est contagieuse.




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mercredi 27 mars 2024 samedi 27 mars 2004 J'ai souvent entendu dire autour de moi : on s'habitue à tout. Souvent, cela signifie que l'on ne s'habitue pas vraiment à quelque chose de vraiment désagréable. Moi, je ne peux pas dire que je m'habitue à l'idée d'avoir une tumeur dans le crâne. J'ai compris cela quand le chirurgien m'a dit que je devais aller voir un oncologue. Avant de prendre le rendez-vous, j'ai regardé dans le dictionnaire ce que signifiait le terme. J'ai eu envie de rappeler le chirurgien pour lui demander pourquoi il m'envoyait voir un oncologue alors qu'il m'avait dit que ce n'était sans doute pas cancéreux. Cela détruisait l'explication que je donnais autour de moi sous forme de rengaine : ce n'est pas cancéreux. Peut-être que ce n'étais pas si évident puisque je dois aller voir un oncologue. Cela ne semble d'ailleurs pas si urgent puisque je n'ai rendez-vous que fin avril.

Je n'ai pas osé demander comment va se dérouler l'opération. Est-ce que je veux vraiment savoir ? Ce que je voudrais savoir, surtout, ce sont les risques et comment je serai après. Mais sur cela le chirurgien est très prudent. Il a commencé ses explications en me disant que toute opération comporte des risques. Cela, je ne l'ignorais pas...

J'ai hâte d'être au travail lundi. Au moins, comme ça, je n'y pense pas. En tout cas, j'y pense moins.




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mardi 2 avril 2024
vendredi 2 avril 2004
On s'habitue à tout, paraît-il. C'est peut-être vrai, mais par intermittence. Je n'y pense pas. La plupart du temps je n'y pense pas. Et puis, je me souviens soudainement et un peu d'inquiétude me prend et puis, je n'y pense plus, jusqu'à la fois prochaine. C'est sûr que plus je suis occupé, moins j'y pense.

Cette semaine de travail était particulière. Maintenant que les choses sont programmées, que je vais devoir m'absenter en mai, c'est comme si je pouvais en parler, comme si je n'avais plus rien à dissimuler à mes collègues de travail. J'ai aussi prévenu ma hiérarchie et vu le médecin du travail une nouvelle fois. Les médecins n'ont pas voulu prédire le temps de ma convalescence. C'est moins pratique pour organiser le travail. Mais, j'ai un gars dans l'équipe que je vais former et il saura se débrouiller. Je plaisante avec lui en lui disant qu'il devra me rendre mon poste quand je rentrerai et ça le fait rigoler. En tout cas pour l'instant. On verra plus tard. L'entreprise, c'est comme la politique, qui s'absente perd souvent sa place.

C'est amusant de constater que par cette épreuve j'avais gagné en autorité, comme si j'étais un soldat à la veille d'une bataille. Surtout lundi, c'était frappant. Après, les habitudes ont pris le dessus et tant mieux. Je ne voulais pas que l'on me regarde comme une bête curieuse.




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dimanche 28 avril 2024 mercredi 28 avril 2004 Encore un mois à attendre, à un jour près. Le symptômes ne sont pas évolutifs, comme disent les médecins. J'ai toujours ces mêmes impressions bizarres qui me font douter de la réalité des choses. Je me demande toute la journée si ce que j'entends est bien un son produit quelque part et qui parvient jusqu'à moi ou bien le fruit de mon cerveau électrisé par la tumeur. Il en va de même des odeurs. Fort heureusement, je n'ai pas d'hallucination visuelles. C'est grâce à cela que j'ai pu continuer à travailler. Hier, j'entendais de la musique et je ne comprenais pas d'où elle pouvait venir. J'étais persuadé que c'était une hallucination. Mais, en fait, c'était un des gars qui prenait sa pause sur le parking et qui avait mis son autoradio un peu fort. C'est un jeune. Quand il est revenu, et donc quand il a eu éteint son autoradio, la musique avait disparu. Pour autant, le trouble provoqué par le doute, lui, est demeuré encore une bonne petite heure.

Mes camarades et collègues semblent s'être habitués à l'idée que j'étais malade. Ils ont repris avec moi leurs attitudes habituelles. Je trouve que cela m'aide... un peu.





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mercredi 22 mai 2024
samedi 22 mai 2004
C'est le dernier weekend avant l'opération. Personne n'en parle à la maison et je n'en parle pas non plus. C'est sans doute le stress, mais je trouve que les symptômes redoublent.

Nous sommes allés faire les courses, sans oublier de passer par la pharmacie pour retirer les bas de contention qui m'ont été prescrits. Je me suis acheté aussi de nouvelles chaussettes, des caleçons et un pyjama qui s'ouvre comme une chemise. En effet, l'anesthésiste m'a dit que j'aurai un gros pansement compressif et que je ne pourrai pas enfiler de tee shirt par le dessus.

Ma femme m'a demandé ce que je voulais manger demain dimanche et si je voulais faire quelque chose de particulier. Je lui ai dit que nous mangerions le poulet dominical habituel et qu'ensuite, nous ferions en fonction du temps. Il est important pour moi de faire comme d'habitude. Toute dérogation à cette habitude me fait penser à l'opération et redouble mon angoisse. De même, j'ai insisté pour travailler jusqu'au dernier jour. L'idéal serait même pour moi de partir directement de l'usine pour l'hôpital. Il faut encore que je trouve qui peut m'emmener.




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dimanche 26 mai 2024 mercredi 26 mai 2004 Bon, cette fois-ci, ça y est. Je suis entré à l'hôpital aujourd'hui à quatorze heures pour être prêt pour l'opération qui aura lieu demain matin. J'ai pu avoir une chambre seul, par chance, car j'avais oublié de réserver. Cela pourrait être amusant de considérer toute cette partie comme de l'hôtellerie, si l'on avait le cœur à s'amuser.

Le dîner a été servi à 18 heures, pour que je sois bien complètement à jeun quand on viendra me chercher demain matin à 6 heures. Le chirurgien est passé avec une cohorte d'internes.

J'ai la télévision, je passe d'une chaîne à l'autre mais rien ne parvient à m'intéresser.

J'entends les bruits de l'hôpital. Pour moi, c'est une journée exceptionnelle. Pour les soignants, c'est une journée ordinaire.

Roland-Garros bat son plein. Il paraît que ma tumeur a une taille proche de celle d'une balle de tennis.




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mardi 28 mai 2024 vendredi 28 mai 2004 L'opération s'est bien déroulée. J'ai un énorme pansement autour de la tête et un tuyau, que l'infirmière appelle un drain, qui en sort. La douleur est supportable. Bizarrement, j'ai mal à la jambe gauche plus qu'à la tête. Je suis très fatigué. Je ne peux pas écrire davantage aujourd'hui. Je vais plutôt dormir.




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dimanche premier juin 2024
mercredi premier juin 2004
Je m'ennuie un peu à l'hôpital. Je n'ai pas vraiment mal. Mais j'ai la tête lourde et je dors beaucoup. Le chirurgien m'a dit que l'opération s'était bien passée et que j'allais sans doute pouvoir sortir bientôt.

On m'a fait marcher. J'ai si bien marché que j'ai descendu l'escalier qui conduit à la chapelle. J'ai demandé à y rester seul quelques instants. Je ne suis pas particulièrement croyant, mais ce sont des moments où l'on doit s'adresser aux ancêtres. Jésus est l'archétype de l'ancêtre masculin quand Marie est celui de nos ancêtres féminines. Ainsi, j'ai parlé rapidement aux uns et aux autres avant de remonter dans ma chambre pour ne pas inquiéter les infirmières.

Je vais demander à ce que l'on restreigne les visites. Je crois qu'elles me fatiguent trop.

Le médecin m'a dit qu'il allait me faire un arrêt de travail d'un mois. Cela ne m'est jamais arrivé. Je ne me souviens d'ailleurs pas avoir eu d'arrêt de travail pour quelque raison que ce soit, sauf pour la mort de mon père.




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lundi 3 juin 2024 jeudi 3 juin 2004 Il semblerait, si j'en crois l'infirmière, que les médecins délibèrent aujourd'hui sur ma sortie. Je suis à la fois heureux de cela, car cela signifierait donc qu'il n'est plus nécessaire de me placer sous surveillance. Mais, je dois aussi avouer que je suis inquiet à l'idée de rentrer à la maison.

Hier, les infirmières ont enlevé le gros pansement compressif qui me faisait comme un turban et qu'elles appellent un « pansement américain ». Et, sous le pansement, j'ai découvert une longue rangée d'agrafes qui commence sur le front à la base des cheveux et descend depuis le milieu du crâne jusque derrière l'oreille. Il faudra les retirer dans deux semaines. Encore une épreuve. Je ne peux m'empêcher de penser que si les agrafes sautaient, mon crâne s'ouvrirait comme un œuf de Pâques et que mon cerveau serait alors à nu. Mais je sais bien que c'est un fantasme, parce que dans la réalité, les agrafes ne sautent pas et d'ailleurs, s'il y avait un risque quelconque que cela arrive, on garderait les patients à l'hôpital.

Que vais-je faire de mon temps de convalescence ?




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vendredi 7 juin 2024 lundi 7 juin 2004 Je suis rentré hier et dès que je suis arrivé, j'ai eu de la fièvre. J'ai appelé l'hôpital. L'interne, revêche, m'a dit de prendre du paracétamol et de rappeler si ça ne baissait pas. Trois heures après, la température avait baissé. Je n'ai pas rappelé. Elle n'a évidemment pas rappelé non plus.
La douleur est bien contenue. Je suis très fatigué et passe la plupart du temps à dormir. J'essaye d'écouter de la musique parfois, par exemple le nouveau disque de Jane Birkin. Mais, cela m'est pénible car j'ai une sensation très curieuse. Je n'entends pas à la même vitesse de l'oreille droite et de l'oreille gauche. C'est difficile à décrire, mais c'est comme si l'oreille droite avait du retard. Alors, j'arrête la musique avant que cela devienne très pénible. Bien sûr, j'espère que cela va s'arrêter. Le chirurgien m'a dit qu'il fallait encore que j'évacue une grande part de l'œdème qui s'était formé.

J'ai un arrêt de travail d'un mois. Il est renouvelable, mais, j'aimerais bien ne pas le renouveler.





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vendredi 21 juin 2024 lundi 21 juin 2004 Une infirmière est venue aujourd'hui pour retirer la belle ligne d'agrafes qui maintenaient mon crâne fermé. Elle-même semblait impressionnée par leur nombre. Moi, je me demandais si l'os était suffisamment ressoudé pour maintenir cette calebasse close. Une par une, elle les a tirées. C'est absolument indolore, au moins tant qu'on est directement sur le crâne. C'est un peu douloureux quand on arrive vers l'oreille. Les enfants voulaient voir. Ils m'avaient demandé plusieurs fois s'ils pouvaient toucher la ligne d'agrafes, ce à quoi j'avais consenti. Mais, je ne les ai pas laissés dans la pièce pendant que l'infirmière était là. Ce n'est pas un moment pour les enfants. On ne sait pas ensuite quelles images ils peuvent garder. Je crois qu'ils sont assez fiers d'avoir un père qui a été pendant quinze jours trois semaines une sorte de Frankenstein. Ils étaient, dans les premiers jours, un peu inquiets de la forme ovoïde qu'avait pris tout le côté droit de mon visage. Je ne leur montrais pas non plus, mais je n'étais pas si certain que tout se déroulait normalement.

Au niveau de la douleur, je n'ai pas eu de morphine. Un peu de paracétamol codéïné. Déjà, ça met dans le coaltar. Mais ce n'est pas désagréable.

Le seul truc vraiment désagréable, ce sont les acouphènes. J'espère qu'ils vont disparaître.




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mardi 25 juin 2024 vendredi 25 juin 2004 Cela fera bientôt un mois que j'ai été opéré. J'ai une belle cicatrice et encore un peu d'œdème. Il fait chaud. Je n'ai pas le droit de conduire, m'a dit le médecin, à cause du risque d'épilepsie. De toute façon, je ne m'en sens pas capable en fait. Quand je sors dans la rue, prudemment, c'est un peu comme si tout était en accéléré. C'est curieux d'ailleurs. Je sais que c'est moi qui suis en mode ralenti, mais ce n'est pas ainsi que je le ressens et que je le vis.

Tout le monde est très gentil avec moi. Dans le quartier, on me regarde un peu comme une bête curieuse. On dit que j'ai une tumeur au cerveau. J'avoue que j'ai renoncé à expliquer ce que moi-même j'ignorais il y a quelques mois : la tumeur est intra-crânienne mais extra-cervicale. Si on réfléchit un peu, ce n'est pas si compliqué à comprendre. Mais, les gens n'aiment pas réfléchir et tout cela leur fait peur. En fait, je m'aperçois que tout le monde ou presque connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un qui a eu une tumeur au cerveau... et qui est mort. Donc, bien sûr, c'est flippant. On me regarde avec un peu de compassion en pensant que je n'en ai plus pour longtemps.

Je regarde le ciel et je souris.




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lundi premier juillet 2024
jeudi premier juillet 2004
Dans notre usine, c'est de tradition, il y a les juillettistes et les aoûtiens. Je ne sais pas pourquoi on ne dit pas les « aoûtistes ». Ou bien c'est plutôt que l'on ne dit pas « juilletiens » parce que c'est jugé imprononçable. Il faudrait vérifier dans un dictionnaire, un jour.

Je me souviens, quand j'étais petit, les usines fermaient au mois d'août. Donc, tous les « congés payés » partaient ce mois-là. Nous, les enfants, nous avions les maisons pour nous seuls. Les pères travaillaient et les mères souvent aussi. Le mois de juillet était le temps des découvertes, des aventures et une fois devenus assez grand, il était aussi le mois des premières amourettes, des embrassades qui parfois allaient un peu trop loin. Je ne sais pas si l'on a jamais constaté un pic de naissances au mois d'avril.

Je me souviens de ces longues journées de juillet où le soir nous cueillait poussiéreux et fourbus d'avoir couru ou parcouru les chemins à bicyclette comme dans cette chanson chantée par Yves Montand.

Cette année, les jours du mois de juillet sont pour moi beaucoup plus courts. Je suis encore très fatigué et je dors la moitié du jour. J'ai l'impression que l'on m'a volé cet été. Peut-être que ce n'est que le premier été que l'on me vole ainsi. Il y en aura d'autres.

J'espère pouvoir travailler au mois d'août. Je me suis porté volontaire. Les camarades ont rigolé, me conseillant plutôt de rester tranquille jusqu'en septembre. C'est qu'ils ne savent pas.




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dimanche 7 juillet 2024 mercredi 7 juillet 2004 J'ai un contrôle le 15 juillet et ma petite famille m'a fait la surprise, d'ici cette date, de m'offrir de partir en vacances. Nous n'allons pas aller bien loin, mais, nous allons quitter le Jura pour aller passer une semaine sur le lac Léman, en camping. pas très loin de Thonon-les-Bains et plus exactement dans le camping du port de Sciez.

Combien de plaisanterie n'avons nous pas faites sur le nom de la commune depuis que la surprise a été annoncée ? J'ai bien sûr - et c'était très certainement attendu - dit que j'étais « scié » d'aller à Sciez. Je ne sais pas si c'est drôle, mais ça fait rire les enfants, qui se sont mis à courir dans tous les sens en criant : « Papa est scié, papa est scié ». Le plus grand, qui est en pleine adolescence, a pris le parti de dire que ça le faisait « chier d'aller Sciez ». Personne n'a relevé, car on n'en attendait pas moins de lui. J'ai fini par lui dire qu'il pourrait aller à Thonon qui sonne presque comme « ton non ». Cela a fait aussi beaucoup rire les plus jeunes, qui ont repris leur sarabande en criant « ton non, ton non ».

Toute cette débauche d'énergie est très certainement l'après-coup de mon opération. Les enfants, je le sais, avaient reçu de leur mère la consigne de ne pas manifester leur inquiétude. Ils ont obéi à la lettre. J'espère que cela ne les a pas trop impressionnés. J'ai toujours pris soin, moi aussi, comme leur mère d'ailleurs, de ne manifester aucune inquiétude devant eux.




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lundi 15 juillet 2024 jeudi 15 juillet 2004 La semaine à Thonon-les-Bains a été très bénéfique et même le plus grand, une fois là-bas, a goûté la baignade et le canotage. Je n'étais à vrai dire pas très inquiet. Il commence toujours par dire non, mais c'est un brave petit gars qui choisit finalement l'option qui ne fait pas de peine à ses parents. C'était sans doute une des dernières fois qu'il partait en vacances avec nous. Déjà, il va travailler tout le mois d'août pour gagner son argent de poche. C'est la deuxième année et les autres attendent impatiemment d'avoir aussi l'âge de travailler l'été. Le plus jeune nous a demandé s'il pouvait partir en vacances et travailler en même temps. C'est sans doute un nouveau concept qu'il faudra étudier.

J'ai mon contrôle tout à l'heure et j'espère que tout ira bien. Je fais le fier, mais je ne suis pas certain que je suis déjà en état d'affronter une autre mauvaise nouvelle. Ce sera la quatrième fois que je passe dans la machine à résonance magnétique et je pourrais presque m'habituer à ses sons saccadés. Il serait cependant exagéré de dire que c'est la routine, mais disons que ça ne prend plus ce caractère d'étrangeté absolue que cela avait au début, comme si j'entrais dans un hachoir à ondes venues de l'espace. Surtout, le vocabulaire utilisé par les médecins est bien celui du hachoir et l'on parle de tranches et de lamelles, de découpes.

Bon, il est l'heure de partir vers Besançon. Un taxi conventionné vient me chercher.




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mercredi 31 juillet 2024 samedi 31 juillet 2004 Je digère peu à peu la mauvaise nouvelle que le neurochirurgien m'a donnée il y a deux semaines. Il va falloir réopérer. Mais, ce ne sera pas avant le début de l'année prochaine. En effet, sauf à ce que le prochain contrôle invalide cette hypothèse, il resterait un bourgeon, assez mal placé, bien qu'accessible. Il est préférable de ne pas le laisser en place avant que ce ne soit inopérable.

Bien sûr, l'idée de recommencer ce périple chirurgical ne m'enchante pas et angoisse tout mon entourage. On me croyait tiré d'affaire et c'est d'ailleurs ce que l'on nous avait dit à la sortie de l'hôpital. Et là, c'est un peu la douche froide.

Gentiment, le neurochirurgien m'a dit qu'il n'y avait mauvaise nouvelle que lorsque l'on ne pouvait rien faire. Tant que l'on peut faire quelque chose, ce n'est pas une mauvaise nouvelle et même c'est une assez bonne nouvelle. Voilà bien une manière de penser de chirurgien. Je prétends quant à moi que ce n'est pas une bonne nouvelle.

Pour autant, il y a un grand changement par rapport à il y a quelques mois. Ce n'est plus la première fois. Je ne dirai pas que c'est une routine mais ce ne sont déjà plus les angoisses du débutant. J'espère que l'on s'arrêtera là ensuite.




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lundi 12 août 2024
jeudi 12 août 2004
Nous allons partir un peu pour le 15 août. Financièrement, ce n'est pas vraiment le moment, surtout avec la nouvelle opération qui se profile, mais je crois que cela nous est nécessaire. Pas question d'aller loin. L'idée d'aller voir la mer est un moment venue, mais, depuis Pontarlier, c'est un peu loin, surtout un weekend du 15 août qui est souvent le plus embouteillé de l'année. Et puis, je suis encore fatigué. Ma cicatrice me fait parfois un peu mal. Je me demande s'ils vont ouvrir au même endroit et quand je pense à ça, j'ai encore plus mal.

Je me demande ce que ça fait la première fois quand un chirurgien ouvre un crâne. Depuis, quand je bricole et que je dois scier du bois, j'y pense toujours. Il y a devant moi ce bois, qui est comme il est depuis parfois des dizaines d'années. Je vais le scier et il sera irrémédiablement scié. Fort heureusement, le crâne des vivants se répare vite et bien.

Nous allons donc aller tout près, sur le lac de Saint-Point, à Malbuisson. L'eau est froide, mais il fait chaud. Le paysage est charmant. Nous irons à la plage de l'autre côté, aux Grangettes. Il y a toujours de la place pour garer la voiture.

J'irai nager. Je dois être en forme pour la prochaine opération. Et je dois surtout penser à autre chose.




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mercredi 14 août 2024 samedi 14 août 2004 Nous avons bien fait de venir ici. C'est à deux pas de chez nous. Aucune fatigue de trajet et nous pouvons être à la maison très rapidement en cas de besoin. Et pourtant, même si nous y venons depuis que les enfants sont tout petits, ce lac de Saint-Point est à chaque fois dépaysant, comme une sorte de réplique en miniature des grandes stations de bord de lac célèbres, mais plus conviviale, plus petite et aussi, cela compte évidemment, moins chère. Nous aurions presque pu rentrer chaque soir. Mais, cela n'aurait pas eu le goût de vraies vacances.

Le plus jeune a voulu prendre des cours d'équitation. La moyenne veut faire du canoë-kayak et le plus grand voudrait s'initier à la planche à voile. Aucune de ces trois activités n'est vraiment chère, mais, bien sûr, les trois ensemble, ça commence à faire un petit budget. Mais, nous avons accepté et nous avons bien fait car ils sont fous de joie. On verra bien après. Si je tiens jusqu'à la fin de l'année, puisque la seconde opération n'est programmée qu'en janvier, j'aurai peut-être une prime de fin d'année et d'ici-là, nous allons faire un petit prêt à la consommation. Avec nos deux C.D.I, ça devrait passer.

Tout est donc propice au repos, mais saurai-je me reposer ?




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mercredi 25 septembre 2024
samedi 25 septembre 2004
Cela fait plusieurs semaines que je n'ai rien écrit ici. Je jugeais que je n'en avais pas le temps.

La rentrée est passée depuis longtemps déjà et les enfants attendent les vacances de la Toussaint.

Je suis retourné travailler. Je n'éprouve, je crois, aucun difficulté à le faire et ce travail ne me semble pas plus difficile qu'avant. Mais, je le trouve plus ennuyeux. Il est le même mais en plus ennuyeux. C'est assez curieux.

Tout ce parcours médical qui s'est imposé à moi brutalement m'a fourni de quoi écrire et de quoi penser. Le retour du temps ordinaire est peu propice à l'écriture, au récit.

Nous sommes allés au supermarché et il y avait des promotions sur les pommes de terre. Demain, nous mangerons du poulet et des frites.

Je ne réussirai peut-être plus à écrire ici. Peut-être pas avant janvier. Peut-être plus jamais. C'est comme si l'on me disait que le poulet de demain sera le dernier poulet que je mangerai. Je ne saurais le croire.




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dimanche 29 septembre 2024 mercredi 29 septembre 2004 J'ai un rendez-vous pour une nouvelle IRM un mois ou presque plus tôt que ce qu'ils m'avaient dit lors du dernier contrôle. J'espère que c'est seulement une question de disponibilité de la machine et pas parce que tout compte fait, en y regardant mieux, il faudrait aller plus vite.

Surtout que je n'ai pas de nouveaux symptômes. Je n'ai plus du tout les crises que j'avais avant la première opération, ces sortes d'hallucinations et ces absences qui m'avaient conduit à consulter.

Je pense vraiment que c'est une question de disponibilité et que, justement, c'est parce que mon cas n'est pas grave.

Mais, si mon cas n'est pas grave, pourquoi doivent-ils me réopérer aussi vite ?

Je vais aller voir mon généraliste et je vais lui demande des médicaments contre l'anxiété, sinon je ne tiendrai pas jusqu'à fin octobre. Je ne parviendrai pas à travailler correctement. Déjà que j'ai l'impression que la hiérarchie a peur que je sois en longue maladie. C'est idiot de leur part. Je ne suis pas irremplaçable et si je suis en longue maladie, je ne leur coûterai rien.

J'appellerai demain l'hôpital, quand même, pour avoir plus de précisions.




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mardi premier octobre 2024
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Bon. Il va falloir s'y faire. Je sais maintenant pourquoi ils m'ont rappelé. Les résultats de l'analyse anatomopathologique a montré que ce n'était pas, contre toute attente, un méningiome mais une tumeur plus méchante qui semble prendre ses aises assez rapidement. C'est le genre de tumeur qu'on trouve chez les fumeurs qui ont un cancer du poumon avec des métastases. Cependant, la radio de mes poumons ne montre pas de tumeur cancéreuse. Mais ils veulent maintenant une investigation plus poussée.

Je n'ai pas osé demander ce que se demande tout le monde autour de moi. Je sais qu'il y a peu de chance de guérison. La plupart du temps, la mort arrive en quelques mois. Je ne sais même pas si je verrai le noël de cette année.

Je me souviens de ma première cigarette. Je devais avoir quatorze ans je pense et ce n'était pas du tabac blond, mais brun, moins cher. On empêchait encore assez mollement les enfants de fumer, surtout les garçons. La clope au bec était un accessoire de mode masculin, surtout dans les milieux populaires ou chez les intellectuels de gauche.

On sait qu'on va mourir un jour, mais on l'oublie ne permanence pour parvenir à faire les choses sans grand intérêt que l'on nomme une vie. Je vais, je crois, de moins en moins pouvoir l'oublier.




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samedi 5 octobre 2024 mardi 5 octobre 2004 Être malade, c'est d'abord attendre avec d'autres gens qui attendent. Dans la vie de tous les jours, les temps d'attente ont été réduits le plus souvent. C'est ce que l'on attend d'une société de consommation qui promet une jouissance immédiate ou presque. Mais, dans le secteur médical, on continue d'attendre. Et on attend avec d'autres gens qui attendent pour des raisons équivalentes aux autres. Cette attente diffère cependant selon la spécialité du médecin dans la salle d'attente duquel on attend. Je me souviens de ce cabinet double où l'un des cabinets était celui d'une gynécologue et l'autre celui d'un pneumologue. Cela facilitait les pronostics. Dans les salles d'attente que je fréquente en ce moment, il y a des gens amaigris, des femmes qui portent des foulards pour des raisons que ne sont pas religieuses.

Il est assez rare qu'une conversation s'engage entre celles et ceux qui attendent. Peut-être que dans les villages, quand tout le monde se connaît, chez le médecin de campagne, ça parle. Sauf que dans les villages, il n'y a plus que rarement des médecins de campagne.

Je rentre à l'hôpital début novembre. Je vais être opéré une nouvelle fois. Les médecins m'ont dit que j'aurai ensuite un traitement de chimiothérapie. Je ne sais pas si je porterai un foulard sur mon crâne. C'est plus facile d'être chauve quand on est un homme.

Parfois, le soir, à table, on dirait une salle d'attente. Personne ne parle, restant la tête penchée vers son assiette. C'est que l'on essaye de ne pas pleurer.
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