Diégèse Les narratrices et les narrateurs
Journal de Fabienne en 2005 - 33 jours -
Fabienne vit et a travaillé à Argenteuil dans le Val-d'Oise.











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dimanche 21 janvier 2024 vendredi 21 janvier 2005 Je lis dans Le Monde daté d'aujourd'hui qu'il y aurait un espoir de traitement aux anticorps contre la maladie d'Alzheimer. Mais, pour l'instant, les expériences effectuées ne l'ont été que sur les souris. J'imagine bien que l'on est loin d'aboutir à un traitement largement diffusé. Pourtant, ce jour viendra. Je rêve parfois d'une découverte équivalente à celle des antibiotiques ou de la vaccination qui ont permis que des maladies auparavant rapidement mortelles soient soignées avec succès, et ce, à une grande échelle.

J'ai vu le médecin hier avec le résultat de la batterie de tests cognitifs. Il m'a prescrit une IRM en me conseillant de prendre rendez-vous dans le privé. Dans le public, les délais d'attente sont encore trop longs. Je lui ai répondu que je n'en avais pas les moyens. J'ai pris rendez-vous, mais ce ne sera pas avant mai. Et encore, c'est parce que je suis considérée comme prioritaire, comme je suis à 100%.

De ma fenêtre je peux voir que les travaux de la mosquée avancent. Nous l'appelons « la Mosquée Renault ». Il y en a dans l'immeuble qui regrettent le temps où c'était une concession Renault. Je ne vois pas bien ce qu'il y a à regretter. Cela fait plus de cinquante ans que j'habite ici. Quand j'avais une voiture, j'avais une Renault. J'en ai eu plusieurs. Je ne crois pas que je pourrais encore conduire, même pour aller à Cormeilles. Et pourtant, ce n'est pas très loin.




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jeudi 8 février 2024 mardi 8 février 2005 Je me suis réveillée en pensant à « La Source ». Je ne sais pas si elle existe toujours. Quand j'étais petite, avec mes parents, comme le faisait je pense ma grand-mère, nous mettions dans une petite charrette à bras les « dames-jeannes », ces grandes jarres en verre entourées d'une sorte de filet de marin et nous montions sur les coteaux d'Argenteuil. Cela me semblait un long voyage dont la récompense était, quand il faisait beau, d'apercevoir au loin la Tour Eiffel, d'apercevoir Paris. Je me souviens que l'une des dernières fois où je suis allée par là-bas, on voyait aussi très bien les tours de La Défense et la préfecture des Hauts-de-Seine. Je ne me rappelle plus si l'on voyait encore la Tour Eiffel. C'est curieux comme ces souvenirs sont vivaces et précis quand au quotidien, je me souviens de si peu de choses maintenant.




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jeudi 22 février 2024 mardi 22 février 2005 Je vais essayer de prendre l'autobus pour aller à la basilique. Cela me rappellera peut-être mon enfance. Quand j'étais petite, nous habitions rue des Ouches, derrière la basilique, dans un immeuble qui a été détruit. C'est d'ailleurs pour cela que nous avons été relogés à la ZUP, comme on disait alors. Nous en étions très satisfaits. Nous avions trouvé l'appartement très clair. Il y avait une salle de bain et des toilettes séparées, ce que nous n'avions pas rue des Ouches.

Quand je pense que le mot « ouche » signifie « jardin entouré d'une haie » et qu'il fut ainsi un temps où cette rue était une rue bordée de jardins, je me prends à rêver. Mais ce temps est encore plus ancien que je suis ancienne moi-même. Dans le prolongement de la rue des Ouches, il y a la rue de Paradis. On pense que c'est la rue du paradis, mais pas du tout ! Il s'agit aussi de jardins ou d'enclos.

Toute cette plaine argenteuillaise, assez loin de la Seine pour ne pas être toujours inondée, mais assez proche pour en être humidifiée, était une plaine de jardins et d'enclos, une plaine maraichère où les terres des institutions religieuses pouvaient occuper des hectares. Ce n'est pas un hasard si Héloïse et Abélard y connurent amours et déboires.




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mercredi 28 février 2024 lundi 28 février 2005 J'ai fait ma demande de logement mais je ne suis pas certaine que ça va marcher. À vrai dire, je ne suis pas certaine d'avoir fait ma demande de changement de logement. L'idée m'est venue je crois après ma promenade dans le centre. Je me suis dit que plutôt que de continuer à habiter la Zup, je pourrais retourner dans le quartier de mon enfance. Après tout, je suis la plus âgée de l'immeuble et je ne connais plus personne. La dame d'en-dessous vient parfois m'aider à faire quelque chose que je ne peux plus faire, surtout quand je dois me baisser. Elle m'a bien dit que je pouvais l'appeler n'importe quand. Mais je n'aime pas beaucoup faire appel aux gens. C'est comme ça que l'on m'a appris à vivre et c'est comme ça que j'ai vécu.

Mon médecin voudrait que j'aille dans ce qu'il a appelé une résidence de service. Je lui ai demandé si c'était le nouveau terme pour « hospice ». Il m'a assuré qu'il n'en était rien et qu'il s'agissait de résidences, avec des appartements privatifs dans lesquels on pouvait apporter ses meubles, mais qu'il y avait des services de ménage, de soins médicaux et la possibilité de prendre ses repas sans les préparer. Mais, je ne crois pas avoir les moyens de me payer ce luxe et puis je ne crois pas qu'il y en ait à Argenteuil. Je vérifierai.




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dimanche 10 mars 2024
jeudi 10 mars 2005
On dirait bien que j'ai fait une rechute... Je me suis retrouvée au commissariat de police, à moins que ce ne soit à la gendarmerie. Je ne sais pas. Tout le monde a été très gentil avec moi, mais on m'a dit qu'il fallait attendre que l'on vienne me chercher. Je ne comprenais pas du tout pourquoi ni ce qui était arrivé. Je me souvenais être sortie de chez moi. Je me demandais si j'avais fermé la porte à clé. J'ai cherché mes clés. Elles étaient dans mon sac. Tout allait bien. Il y avait d'autres personnes comme moi qui attendaient. Mais j'étais de loin la plus âgée. Une jeune femme de la police, à moins que ce ne soit de la gendarmerie, est venue me voir gentiment pour s'excuser de ne pas pouvoir me faire attendre dans de meilleures conditions. Je lui ai demandé s'il m'était arrivé quelque chose, si j'avais eu un accident, si j'avais été agressée. Elle m'a dit que le médecin me raconterait tout ça.

Au bout d'un temps qui m'a paru très long, on est venu me chercher et un infirmier m'a emmenée à l'hôpital d'Argenteuil. Je connais très bien cet hôpital, assez bien pour voir que l'on me conduisait aux urgences psychiatriques. J'ai enfin été reçue par une femme médecin, très jeune qui m'a expliqué que j'avais été arrêtée parce que je volais des bonbons dans le grand magasin de l'avenue Gabriel Péri. J'ai demandé si c'était au Parunis, mais elle m'a répondu ne pas connaître la ville. L'infirmier, un très beau garçon, m'a répondu que le magasin ne s'appelait plus comme ça depuis longtemps. La jeune femme m'a répondu que c'était dans une boulangerie. Alors, je suis partie d'un rire que je ne réussissais pas à arrêter. Quand même ! À mon âge ! Voler des bonbons ! Comme quand j'étais écolière...




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vendredi 22 mars 2024 mardi 22 mars 2005 Je suis très contente. Je vais entrer en EHPAD. Cela pourrait paraître paradoxal d'être contente d'aller en EHPAD, mais c'est quand même mieux que d'aller en prison. Je ne vais pas aller dans un établissement médicalisé. L'assistante sociale et les médecins n'ont pas jugé cela nécessaire et moi non plus d'ailleurs. Je suis parfaitement autonome pour tous les aspects de la vie courante. Ce n'est pas parce que j'ai volé une fois des bonbons dans une boulangerie que je suis folle. C'est peut-être même le contraire. Je suis certaine que cet épisode a accéléré ma demande de déménagement.

Je suis heureuse parce que je vais descendre du plateau pour retourner plus près de la Seine et, exactement, plus près d'un lieu qui a été très important pour moi dans ma jeunesse : la Cité du Perreux, qui est une sorte de cité-jardin sans jardin. Je vais habiter juste en face, dans la résidence Jean Baillet, qui est gérée par la Centre communal d'action sociale de la Ville d'Argenteuil, le C.C.A.S. C'est vraiment ce qu'il me fallait. C'est calme, sécurisant et je peux être aidée ponctuellement si j'en ai besoin. Bien sûr c'est plus petit que mon appartement dans la ZUP, mais je m'en moque. Il y a un bus direct vers l'Hôtel de Ville. C'est très pratique. Je préviendrai les commerçants de la cité pour qu'ils vérifient bien à chacun de mes passages que je n'ai rien volé. J'ai demandé au médecin une attestation comme quoi j'étais atteinte de kleptomanie compulsive et régressive. Je ne sais pas si cela me sera utile mais je verrai bien. Peut-être aussi que cela ne m'arrivera plus.




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dimanche 24 mars 2024 jeudi 24 mars 2005 J'ai commencé à ranger mes affaires. Je déménage à la fin du mois. Je vais jeter un maximum de choses et surtout les souvenirs. Cela peut sembler paradoxal alors que je perds la mémoire, je jette ce qui pourrait la fixer un peu. Eh bien non, ce que l'on appelle des souvenirs communément ne sert vraiment plus qu'à prendre la poussière quand on perd la mémoire.

J'en ai fait l'expérience avec un album de photographies. Sur les photographies les plus anciennes, je pouvais identifier parfaitement qui était qui et ce jusqu'à des cousins issus de germains que je n'avais pourtant pas beaucoup vus. En revanche, impossible de me rappeler qui est à côté de moi sur des photographies qui n'ont à peine qu'une dizaine d'années. Et, je n'ai personne qui pourrait m'aider à retrouver le nom de ces gens. D'ailleurs, ça m'est bien égal. Étaient-ils de la famille ou bien de vagues connaissance ? Sont-ils toujours en vie ? J'ai fini par douter du fait que cet album m'appartienne vraiment et qu'il n'ait pas été laissé là par de précédents locataires ; ce qui est évidemment incongru, puisqu'il n'y a pas eu de précédents locataires dans cet appartement. J'en ai été la première. Enfin, je crois.

L'album a vite fini à la poubelle avec quelques bibelots. Sur certains d'entre eux, comme par bravade, il était écrit : « souvenir ». C'est bien la preuve que ça ne sert à rien les « souvenir ».




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samedi 30 mars 2024 mercredi 30 mars 2005 Je déménage demain et c'est parfait. Je suis très contente. Je vais aller faire un dernier tour sur la dalle car je ne suis pas certaine d'y revenir un jour. Elle a d'ailleurs beaucoup rétréci avec le temps. C'est presqu'un souvenir de dalle désormais. Tous ces urbanistes m'amusent ou pourraient m'amuser. Le problème, ce n'était évidemment pas la dalle mais le chômage et le manque d'entretien. Pour le reste, cela pouvait être très agréable. Au moins, on n'entendait pas les voitures. Si les immeubles n'avaient pas eu des cloisons fines comme du papier à cigarette, on aurait même été confortable. Peu importe désormais.

Je n'ai plus grand chose à déménager avec tout ce que j'ai donné ou jeté. J'ai gardé une photographie de moi jeune encadrée. Le cadre est moche, mais je me trouve jolie sur cette photo. Quand je pense à moi, je peux tout aussi bien penser à moi maintenant, avec ma voussure et mes varices ou à cette jeune femme qui me semble alerte et joyeuse. Bien sûr, ce n'est qu'une photo et même jeune, parfois, j'étais fatiguée, j'avais le teint terne et un bouton sur le nez.

Il faudrait arrêter de se figurer soi-même et admettre que sa propre apparence demeure à jamais dissimulée.




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jeudi 11 avril 2024 lundi 11 avril 2005
Je crois bien que ça fait dix jours que je suis ici et c'est plus difficile que je ne le croyais. Retourner plus près des lieux de son enfance et de son adolescence, c'est une jolie idée mais ce n'est qu'une idée. Très vite, ce qui prévaut, ce ne sont pas les souvenirs d'enfance, ce ne sont pas les souvenirs d'adolescence, ce ne sont pas les premières amours mais plutôt que l'on a tellement mal en montant dans le bus qu'on n'ira pas si souvent jusqu'au bord de Seine.

Et puis, bien sûr, il y a autre chose...

Là où je suis il n'y a que des vieilles et des vieux et d'ailleurs surtout des vieilles. Et ils sont tous blancs. Je ne sais pas ce que l'on fait des vieilles et des vieux arabes et africains, mais on ne les trouve pas en maison de retraite. Allez savoir pourquoi. Et encore, on est à Argenteuil. Alors, j'imagine ailleurs.

Il faudrait leur dire ça, au salopards d'extrême droite, à ce gros Le Pen et à sa progéniture.




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samedi 11 mai 2024 mercredi 11 mai 2005
Il a fallu que je passe quelques jours à l'hôpital. J'ai toujours été allergique un peu à tout. Il paraît que pour certains, ça se calme avec l'âge. Eh bien moi, pas du tout. J'ai commencé à éternuer, puis des plaques rouges sont apparues sur les bras et les jambes et ensuite l'asthme a pris le dessus. La direction a préféré me faire hospitaliser plutôt que de craindre que mon état empire ici. Bien sûr, à l'hôpital, on leur a signalé que j'aimais bien fuguer et que j'avais une tendance à la kleptomanie. C'est malin. J'ai donc été enfermée soigneusement, comme si je pouvais bouger alors que j'étais sous perfusion et sous oxygène. Je suis sortie hier. Mes jambes et mes bras me grattent encore un peu mais ça n'a rien à voir avec ce que c'était avant mon séjour à l'hôpital.

Bon, c'est vrai que Céline, la soignante, me dit que je ne suis jamais allée à l'hôpital. Mais, elle n'y connaît rien.




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vendredi 17 mai 2024 mardi 17 mai 2005 Peu à peu, je sors du brouillard. J'ai fini par admettre que Céline disait la vérité et que je n'étais en fait pas allée à l'hôpital. Et j'ai par là compris quelque chose d'important. Parfois, on ne comprend pas quelque chose, parce que l'on n'admet pas quelque chose. Quand on devient vieux ou même très vieux, ou très vieille, on n'admet pas que l'on est devenu ainsi. Dans le cas de ma supposée hospitalisation, je n'admettais pas qu'il y ait des chambres médicalisées dans la résidence sénior où je vis. Céline m'a expliqué que l'on y mettait les résidents qui avaient besoin de soins simples et ceux qui avaient besoin d'être sédatés. Le mot est étrange. En fait, si l'on y réfléchit, c'est l'humanité entière qui aurait bien besoin d'être sédatée. Il suffit de regarder la télévision. On ne voit que de la violence. Ceux qui devraient essayer de canaliser cette violence font tout le contraire. Ils l'attisent.

J'ai demandé à Céline si j'avais été sédatée et elle m'a répondu que l'on m'avait donné un antihistaminique qui joue aussi le rôle de calmant. Elle n'a pas voulu me donner le nom, mais je crois le connaître.

Bon, ça ne me gratte plus. J'ai retrouvé mes esprits. C'est le printemps. Je vais pouvoir ressortir... avec ou sans autorisation.




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mardi 21 mai 2024 samedi 21 mai 2005 Il paraît que je ne peux pas encore sortir toute seule. C'est la meilleure ! Il paraîtrait que je suis encore parfois désorientée et que je pourrais me perdre sans m'en apercevoir. C'est idiot. On ne peut pas se perdre sans s'en apercevoir puisque pour s'être perdu, il faut justement s'en être aperçu. Tant que l'on ne s'en est pas aperçu, on n'est pas perdu. Il y a aussi une autre façon de ne jamais se perdre, c'est de n'aller nulle part, soit en restant toujours au même endroit, soit en allant à l'aventure sans destination précise. Le problème de savoir si l'on est perdu se pose alors quand on doit rentrer. Si l'on ne décide jamais de rentrer on n'est évidemment jamais perdu. En fait, le fait de se perdre, l'idée même de se perdre a été inventée par des casaniers. Plus on est casanier, plus on se perd. Les nomades ne se perdent jamais. Ils ont une carte en tête et la suivent précisément.

Mais, il faut que je trouve quelqu'un pour m'accompagner. Je vais demander si je serais autorisée à sortir si je suis accompagné par une résidente ou un résident. J'en vois qui sortent tous les jours, c'est donc que l'on n'a pas peur qu'ils se perdent, eux. Le problème est que l'on va me demander où je veux aller. Je dirai que je veux aller à la basilique. Ça fait toujours son petit effet quand on réclame des choses religieuses.




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lundi 27 mai 2024 vendredi 27 mai 2005 Je vais bientôt avoir l'autorisation de sortir. C'est une soignante qui me l'a dit. Elle l'aurait entendu de sa cheffe, qui l'aurait appris du médecin qui me suit. Autant dire que ce n'est pas certain.

En attendant, je tourne en rond. Je suis sorti deux fois. Une fois, j'ai pu aller jusqu'à la basilique. Et une autre fois dans le jardin des Impressionnistes, juste à côté. Je ne crois pas que ce jardin existait quand j'étais enfant. Ou bien alors, il n'était pas ouvert au public, réservé aux congrégations religieuses.

Je tourne en rond.

Comment faire pour aller à Paris. Si je demande à aller au Sacré-Cœur ou à Notre-Dame, je pourrais peut-être avoir gain de cause. Mais là, il faudrait que je trouve quelqu'un qui m'emmène en voiture et je ne vois pas bien qui. Sauf si je m'en remets à la Providence. Elle fait parfois bien les choses. Je vais demander à Sainte Rita, patronne des causes désespérées, d'intercéder pour moi.




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dimanche 2 juin 2024 jeudi 2 juin 2005
Merci Sainte Rita. Il aura fallu je crois une intervention directe pour que la petite-fille de ma voisine décide d'emmener sa grand-mère à Paris et que celle-ci me l'ayant dit, elle accepte de demander à cette même petite-fille si elle voulait bien que j'aille avec elles. La petite-fille ayant accepté, nous allons samedi voir Notre-Dame et déjeuner dans un restaurant de l'île de la Cité. Chacune paiera sa part, mais ce ne sera pas trop cher.

Je ne crois pas avoir vu Notre-Dame depuis l'âge de mes quatorze ans. Ce n'est pourtant pas très loin d'Argenteuil, mais pourquoi aller à Paris, seule, sans raison particulière. La plupart du temps, les personnes âgées de banlieue ne vont à Paris que pour voir des médecins spécialistes dont la spécialité n'existe pas là où ils habitent. Peu à peu, Paris devient la ville des hôpitaux. Et puis, tout est trop cher. Même prendre un café en terrasse est hors de prix. Et puis, il y a cette étrangeté persistante de la capitale, qui semble expulser celles et ceux qui n'en sont pas.

Mais, je vais voir Notre-Dame. On y va en voiture. On verra peut-être d'autres monuments, depuis la voiture.




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dimanche 16 juin 2024 jeudi 16 juin 2005 C'est formidable. Nous allons à Paris demain. J'ai demandé à aller chez le coiffeur ou bien que la coiffeuse passe. J'aurais bien besoin aussi d'une esthéticienne et d'une pédicure et d'un massage. Bref, je devrais aussi aller en thalassothérapie. Malheureusement, je n'ai pas les moyens. Je sais ce que je vais faire : je vais demander une cure à mon médecin. Je ne lui ai jamais demandé car l'idée de baigner dans des eaux sulfureuses avec une bande de vieillards comme moi ne m'intéressait pas particulièrement. Maintenant, c'est différent. Je ne sais pas bien pourquoi c'est différent, mais c'est différent. J'ai peut-être un peu lâché prise. Le fait de vivre ici, avec d'autres vieilles et d'autres vieux m'a aidée à accepter mon âge et la relative décrépitude de mon corps. Même si, en fait, je m'aperçois que pour mon âge, je ne suis pas mal conservée.

Je pourrais peut-être trouver un compagnon en cure. Ce serait rigolo. Ici, il n'y a personne de possible et puis, ce n'est pas encouragé par la direction. C'est une litote.




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jeudi 20 juin 2024 lundi 20 juin 2005
J'ai vu mon médecin et il a accepté de me prescrire une cure phlébologie/rhumatologie et il m'envoie à Luxeuil-les-Bains. Il m'a demandé si quelqu'un de ma famille pourrait m'emmener là-bas et me ramener à Argenteuil. Je ne vois vraiment pas qui. Et puis, même payer l'essence je ne pourrais pas avec ma petite retraite.

C'est possible en train, depuis la gare de l'Est. Mais je vais arriver épuisée. Il faut changer à Épinal. Je sais tout ça grâce à José, le petit-fils de ma voisine, qui a regardé tout cela depuis chez lui sur l'internet.

C'est pratique l'internet. Je me demande si moi aussi je pourrais avoir internet ici. On a bien la télévision par câble. Cela dit je n'ai pas du tout idée de comment ça marche. Il faut, m'a dit José, avoir un ordinateur ou à la limite un téléphone mobile dernière génération. Je ne vois pas comment je pourrais m'offrir l'un ou l'autre. Je vais quand même voir si je ne pourrais pas être aidée. Je suis sûre que l'on aide les vieux pour ce genre de choses. Tout ce qui permet de les occuper est bon à prendre et un ordinateur, potentiellement, ça mobilise plus que la télévision et pour les gens comme moi qui ont tendance à s'absenter, c'est sans doute indiqué.

Je vais demander à mon médecin s'il peut aussi me prescrire une cure d'internet.




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samedi 22 juin 2024 mercredi 22 juin 2005 J'ai emmené ma voisine sur la dalle d'Argenteuil. Elle n'y était jamais allée. Elle vient de Bezons et m'a dit qu'elle n'avait jamais eue cette curiosité d'aller se promener dans la ZUP, surtout qu'elle n'a pas bonne réputation. J'ai ainsi revu mon ancien immeuble. Cela m'a fait étrange de me dire que je le voyais peut-être pour la dernière fois. Quand on a mon âge, c'est souvent que cela arrive et ce n'est pas très stimulant. C'est beaucoup plus stimulant de voir des choses pour la première fois. On pense moins que c'est pourtant aussi, peut-être, la dernière fois qu'on les voit.

C'est sans doute ce genre de considérations qui nous ont mises toutes les deux dans un train pour Paris depuis la gare du Val d'Argenteuil. Elle voulait aller prendre un thé au Musée de la vie romantique, qui n'est pas très loin de Saint-Lazare. J'ai accepté bien volontiers, je n'y étais jamais allée. Et puis il fallait que je me remette de cette émotion triste ressentie dans la ZUP.

Nous ne sommes jamais arrivées à Paris. Quand le train s'est arrêté à Argenteuil, elle se sentait fatiguée. Nous avons quitté la rame. Elle s'est assise sur un banc. J'ai appelé les secours. Elle est encore à l'hôpital. Je n'ai pas de nouvelles. J'espère qu'elle va aller et que nous pourrons reprendre nos virées.




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mardi 16 juillet 2024 samedi 16 juillet 2005
Cela va faire un mois que je n'ai rien écrit dans ce carnet. On entend dire parfois que quand on est vieux, le temps passe lentement. C'est vrai. Il passe lentement et rapidement à la fois. Ce sont certaines heures qui sont longues parfois, comme celles avant le déjeuner, à partir de dix heures trente ou bien encore la deuxième partie de l'après-midi. Le soir, il est toujours possible de se coucher. Certes, parfois, la nuit, les heures sont longues aussi quand il s'agit de nuits d'insomnie. Cela m'arrive quelquefois. Si je me réveille la nuit, je fais mentalement la liste de tout ce que je ne dois pas oublier de dire et de faire. Le problème est que cette liste est en fait une boucle. Elle ne finit jamais. Je voudrais donc penser à autre chose, mais ce n'est pas possible. Ou bien alors, je commence une autre liste. Bref, ça n'en finit pas.

Ma voisine, la pauvre, est revenue de l'hôpital bien affaiblie. D'après ce que j'ai compris, c'est le cœur qui a un peu lâché et il a fallu qu'on l'opère en urgence. Elle est en convalescence et même si elle va mieux, il n'est évidemment pas question de prendre le train pour aller se promener Et pas question non plus d'aller se promener toute seule à Paris. Je n'en ai pas la permission. Il paraît que j'ai des absences et que je pourrais donc me perdre. Je ne vais quand même pas demander à José. Ce serait abuser.

C'est peut-être aussi grâce à ces absences que le temps me paraît parfois moins long.




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samedi 20 juillet 2024 mercredi 20 juillet 2005 C'est fini. Elle est partie dans la nuit, sans un bruit, aussi discrètement que possible.

Je suis bien triste. Plus le temps passe, plus il semble difficile d'avoir de nouveaux amis. Surtout moi, je n'en ai pas. Tous les gens que je connaissais sont loin ou bien morts. Et je n'ai plus de famille proche. Il doit bien y avoir quelque part des enfants ou des petits-enfants de cousines ou de cousins, mais ils ignorent jusqu'à mon existence. Il ne me reste qu'à espérer que l'une ou l'un d'entre eux se passionne pour la généalogie, retrouve ma trace jusqu'ici.

Je ne pourrai pas aller aux obsèques. José est venu me voir pour m'annoncer la nouvelle, que je connaissais déjà, et me dire aussi que les obsèques auront lieu à La Ferté-Bernard, dans la Sarthe.

Je connaissais déjà la nouvelle, car, je sais toujours quand une ou un des pensionnaires part. Pourtant, le personnel fait en sorte que l'on n'entende rien, que l'on ne voie rien. La famille, quand il y en a, est priée de ne rien dire, de ne pas pleurer en criant. Et puis, un chariot passe dans le couloir après que le préparateur est venu faire les derniers soins cosmétiques. Le mort est habillé comme pour rentrer chez lui. C'est fini. Le lendemain, il y a un grand ménage. Le studio est prêt à accueillir un nouveau pensionnaire ou une nouvelle pensionnaire que tout le monde regardera avec curiosité à la cafétéria.




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vendredi 26 juillet 2024 mardi 26 juillet 2005 J'ai trouvé une solution pour quitter Argenteuil pendant le mois d'août. Ou plutôt, c'est José qui l'a trouvée. Il avait pris l'habitude en fait de venir voir sa grand-mère. Peut-être qu'elle lui manque. En tout cas, j'ai eu la surprise de le revoir après les obsèques. Il m'a demandé ce qu'il pouvait faire pour moi et m'a demandé l'autorisation de venir me voir régulièrement. Alors, je lui ai demandé d'organiser pour moi mon départ en cure. Il m'a dit avoir essayé, mais c'était évidemment trop tard. Il n'y avait plus d'hébergement adapté. Alors, il m'a proposé de partir avec sa femme, ses deux enfants et lui en vacances. Il m'a dit qu'il a loué une maison au bord de la mer et qu'il y avait suffisamment de place pour m'y accueillir.

Je n'y crois pas vraiment, mais j'ai accepté. Nous partons lundi prochain, le premier août. Je n'ai pas vu la mer depuis une bonne vingtaine d'années et je ne l'ai d'ailleurs pas vue beaucoup dans ma vie. Je suis ravie de jouer la grand-mère de substitution et j'espère ne pas être trop fatiguée par le voyage. Nous irons en voiture.

J'étais si surprise que je m'aperçois que je n'ai pas demandé où nous allions.




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mardi 27 août 2024 samedi 27 août 2005 J'ai hâte de rentrer. Je n'ai pas hâte de rentrer en fait, mais j'ai hâte de quitter cette situation qui chaque jour me semble de plus en plus absurde. Une grand-mère de remplacement n'est pas une grand-mère et n'a en commun avec la grand-mère que celui d'être une vieille femme. Elle ne peut pas raconter aux petits-enfants putatifs des souvenirs d'enfance de leurs parents, elle n'est pas allée à la maternité lors de leur naissance et ne les a pas gardés ni pendant les vacances, ni quand ils étaient malades. Elle n'est donc pas une grand-mère et en outre, mes finances ne me permettent pas de leur faire des cadeaux. J'ai quand même proposé à José de payer une pension pendant mon séjour avec eux au bord de la mer. Après avoir fait semblant de refuser, ils ont accepté bien volontiers. Eux non plus ne courent pas vraiment sur l'or et m'emmener est vraiment un acte de générosité. C'est d'ailleurs pourquoi je garde pour moi toutes mes réserves et que je joue quand-même à la grand-mère modèle. Sauf pour les cadeaux, bien sûr, pour les raisons évoquées. Je ne peux même pas inviter toute la famille au restaurant. En revanche, c'est moi qui prépare le repas le dimanche avec des  ingrédients que j'ai achetés au marché. Et puis bien sûr, j'achète toujours plusieurs choses du quotidien quand on va faire les courses au supermarché, en voiture, un peu loin de la côte pour que ce soit moins cher. Ah si... J'ai acheté une trousse pour l'école à chaque enfant. C'était encore dans mes moyens. Mais pas la grande boîte de crayons de couleur que voulait la plus petite.

J'ai hâte que cela finisse. Parfois, je me dis que j'ai hâte que tout finisse.

En revanche, il semble bien que je n'ai pas eu d'accès de la maladie jusqu'à présent. C'est sans doute le succédané de vie familiale.




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vendredi 6 septembre 2024 mardi 6 septembre 2005
Maintenant que les vacances sont finies, je regrette les vacances. Pourtant, les derniers jours, je n'en pouvais plus. Mais, c'était parce que c'était dans la réalité alors que maintenant, c'est dans le souvenir et dans le souvenir, c'est toujours mieux. En tout cas, c'est comme ça pour moi. On pense parfois que je ne me souviens pas. C'est en fait que j'ai plus ou moins choisi, à un moment ou à un autre, de ne pas me souvenir. Si je ne me souviens pas des rendez-vous chez le médecin, c'est que je n'aime pas ça. Mais, si l'on me dit qu'on va partir à Paris pour aller voir les monuments en voiture, alors là, je me souviens parfaitement et je ne laisserais passer la date pour rien au monde.

Je crois que José, sa femme et les enfants aussi avaient un peu hâte que les vacances se terminent. J'ai essayé de me faire toute petite, mais c'est parfois difficile. On finit toujours par être encombrante. Et puis, je voyais bien qu'ils se faisaient en permanence du souci pour moi. Je crois qu'ils craignaient tout particulièrement que je tombe. Mais, je n'avais pas envie de tomber. C'est comme les souvenirs, je ne tombe que si j'ai décidé de tomber ou bien si je n'ai pas fait assez attention. C'est la même chose. Et là, je n'avais pas du tout envie d'être encore plus encombrante en étant à l'hôpital du coin avec un col du fémur en miettes.

Est-ce que je verrai l'été prochain. Ce n'est pas si certain. Mais, je vais réserver la cure à Luxeuil-les-Bains.




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mardi 24 septembre 2024 samedi 24 septembre 2005 Le médecin m'a interdit de sortir. Il paraît qu'il y a de la bronchiolite dans l'air. Je croyais que c'était dangereux pour les bébés, la bronchiolite. Mais, il paraît que c'est aussi dangereux pour les vieillards.

Je m'arrête sur cette dernière phrase écrite presque machinalement. Je n'ai pas l'habitude de me qualifier ainsi. Je sais que je suis vieille. Ceci est indéniable. Et je peux même accepter d'être malade, bien que ce ne soit pas prouvé. En revanche, je ne peux pas imaginer être une « vieillarde ». Tous les termes qui se terminent ainsi sont péjoratifs, sauf « pénarde ». Alors, je veux bien être une « vieillarde pénarde ». Cela compensera.

Je ne sais pas ce que la vieillarde va pouvoir faire, sans pouvoir sortir de ce début d'automne. Je ne vais pas commencer à jouer aux cartes avec tous ces vieillards qui m'entourent et dont certains ont en outre le défaut d'être plus jeunes que moi.

Je déteste la télévision depuis qu'elle est en couleur, c'est-à-dire depuis plusieurs années... beaucoup très certainement. Mes yeux sont trop mauvais pour lire facilement.

Je crois que je vais regarder l'automne.




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lundi 30 septembre 2024 vendredi 30 septembre 2005 La semaine dernière, je voulais regarder l'automne et c'est déjà l'hiver. C'est l'hiver, non pas dehors, où c'est encore l'automne, assez banal dans son automnerie, mais c'est l'hiver dans mon corps. Je l'ai attrapée cette fichue gastro qui fait aussi tousser. Et je ne sais pas comment c'est possible. Ces virus sont vraiment rusés pour avoir réussi à m'atteindre alors que je ne suis pas sortie d'ici.

Le médecin est venu. Encore heureux que l'on ne m'ait pas laissée tout le weekend sans médicaments. Cela arrive parfois et l'on peut en mourir.

J'exagère un peu. Je ne vais pas mourir de cette gastroentérite, enfin, je ne pense pas. Les constantes sont bonnes. J'ai eu un peu de fièvre qui a baissé rapidement avec le paracétamol. Il reste à convaincre cette toux de s'arrêter et à mes intestins de se remettre à l'endroit. Ce n'est qu'une question de temps.

Quand on y réfléchit, tout, même l'automne et l'hiver, n'est qu'une question de temps et ce temps se fait parfois attendre ou s'accélère brutalement. Les organismes vieillis comme le mien sont sensibles à ces accélérations dont ils pensent, à chaque fois, qu'ils pourraient bien ne pas les supporter.




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mardi 8 octobre 2024 samedi 8 octobre 2005
Franchement, ils devraient faire plus attention à ce qu'ils disent. Ce n'est pas parce que l'on est vieux que l'on n'entend rien et que l'on ne comprend rien. Tout à l'heure, dans le couloir, deux aides-soignantes parlaient entre elles. Elles ne voyaient pas que je les voyais et que surtout, je les entendais. L'une disait d'une résidente qu'elle avait vraiment baissé ces derniers temps et qu'elle ne passerait sans doute pas l'hiver. Alors bien sûr, forcément, cela m'a intriguée et je me suis un peu approchée pour mieux entendre. C'était facile, la porte était ouverte et moi, j'étais cachée par le mur. Il ne m'a pas fallu longtemps pour comprendre ensuite que la vieille qui allait bientôt y passer selon elles n'étaient autre que moi.

Cela fait toujours plaisir...

Les garces !

Eh bien non, ne leur en déplaise, je n'ai pas l'intention d'y passer tout de suite et surtout pas en hiver. C'est la plus mauvais période. Il n'y a personne aux enterrements. Cela dit, me concernant, comme je n'ai pas de famille, même au printemps et même s'il fait beau, par exemple au mois de mai, il n'y aura pas grand monde. Mais ce n'est pas une raison.

Pas question.




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lundi 14 octobre 2024 vendredi 14 octobre 2005 Eh bien elles en seront pour leurs frais. Je vais mieux et je vais même mieux que je ne suis pas allée depuis longtemps. Tout compte fait, ce sont peut-être les vacances qui malgré tout m'ont fait du bien. On dit que l'air marin, ça requinque. En tout cas, la gastro, ça déglingue. Il faudrait donc que je reparte à la mer. Mais, je ne vois pas bien comment et puis, ce n'est plus la saison.

J'ai même pu aller à pied jusqu'à la basilique. Oh, pas tout le chemin. Cela fait plus d'un kilomètre et demi. Une aide soignante a été autorisée à m'accompagner. Je faisais cent cinquante mètres de fauteuil roulant, cinquante mètres de marche. On a mis un peu de temps et pour revenir, c'était plutôt dix mètres de marche et le reste en fauteuil roulant. Juste à l'arrivée, pour faire un peu la fiérote, j'ai demandé à marcher et je suis entrée triomphalement dans la résidence. Bon, c'est un peu exagéré, parce que tout le monde était rentré dans les chambres et il n'y avait personne pour me voir. Je m'en moque un peu. J'ai été triomphale avec moi-même et c'est très bien ainsi.

Je vais y retourner bientôt. Peut-être que l'eau bénite, ça requinque aussi.

Coralie, l'aide-soignante, m'a dit qu'il y aurait bientôt une nouvelle maison de retraite à Argenteuil à la place de l'ancienne clinique Héloïse. Je me souviens bien de cette clinique. Je suis même allée voir une voisine un jour qui y avait accouché d'une petite fille. C'était mieux que l'hôpital en ce temps-là. Bon. Bientôt on n'y accouchera plus mais on pourra y mourir.




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dimanche 20 octobre 2024 jeudi 20 octobre 2005 La petite Coralie m'a dit qu'elle allait s'absenter bientôt parce qu'elle est enceinte. Je lui ai conseillé de prendre son congé de maternité le plus tôt possible. Bien sûr, je préfèrerais qu'elle reste. J'ai fait des progrès incroyables avec elle et je peux presque maintenant aller à la basilique sans fauteuil roulant. Bon, on le prend quand même pour plus de sécurité et surtout pour revenir. Je n'en suis pas encore à faire l'aller-retour. Il ne faut pas trop rêver.

Je lui ai dit de prendre son congé de maternité le plus tôt possible, parce que ce ne doit pas être trop bon pour le fœtus de vivre ses premières semaines dans un EHPAD. Je le lui ai dit et ça l'a fait rire. Elle me dit souvent que j'ai de drôles d'idées.

Elle m'a promis de ne pas partir avant la naissance de l'enfant. Je lui ai demandé si c'était parce qu'elle craignait que je me réincarne en son bébé. Cela aussi, ça l'a fait rire. De toute façon, ça ne risque pas.

Je me demande si je vais trouver quelqu'un pour m'accompagner à la basilique. Je pourrais peut-être demander au curé de me trouver quelqu'un. Mais c'était bien pratique Coralie. Elle était sur place.

Je suis contente pour Coralie qu'elle attende ce bébé. Elle m'avait dit qu'elle espérait que ça arrive. Je suis contente et à la fois je suis triste.
Je n'ai pas eu d'enfants, moi. Je n'en aurai certainement pas. Je ne vois que la femme d'Abraham, Sarah, qui ait eu un enfant alors qu'elle était encore plus vieille que moi. Mais, Sarah avait Abraham. Moi, je n'ai pas eu d'Abraham depuis longtemps.




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mardi 19 novembre 2024 samedi 19 novembre 2005
Ce matin, impossible de me souvenir où j'habitais avant d'habiter ici. J'y ai pourtant habité longtemps. Cela, je le sais. Je m'en souvenais. Mais, je ne me souvenais plus de l'adresse. Et puis, soudainement, l'adresse m'est revenue. Je m'en moquais un peu, en fait. C'est peut-être pour cela que je l'avais oubliée.

Depuis quelques jours, j'ai ainsi une mémoire alternative. Je me souviens, je ne me souviens pas, je me souviens, je ne me souviens pas.

J'ai laissé brûler la casserole sur la plaque chauffante. Heureusement que ce n'est pas le gaz ici. J'avais pourtant mis de l'eau pour me faire cuire des pâtes. Je n'avais pas envie d'aller au réfectoire, qu'ils nomment restaurant, mais ça reste un réfectoire.

Je n'ai pas mangé de pâtes. Il faut que je rachète une casserole. Mais j'oublierai sans doute d'acheter une casserole. Je note sur un papier ce que je dois acheter. Mais j'oublie où se trouve le papier ou alors, je ne le prends pas quand je sors. D'ailleurs, je me demande bien où je pourrais acheter une casserole près d'ici. Je ne peux pas demander à Coralie. Elle est partie. Ou alors elle va partir. Mais je vais sans doute oublier de le lui demander si elle est encore là.

Je suis allée au réfectoire, mais il n'y avait plus rien. On nettoyait les tables et le sol pour le repas du soir. Il faut dire qu'il était seize heures. Alors, je suis retournée chez moi. J'avais des gâteaux secs. J'ai fini le paquet.

Ce n'est pas bien. Je le sais. Mais il ne faut pas me disputer sinon je vais pleurer.




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samedi 23 novembre 2024 mercredi 23 novembre 2005 Je ne sais pas quel jour nous sommes et si on me le dit, je l'oublie.

Je me suis réveillée persuadée que c'était noël. Je suis allée aussi vite que possible dans le réfectoire. C'est là qu'ils mettent un sapin de noël quand c'est noël et que nous avons des cadeaux. En tout cas, c'est ce que m'a dit une pensionnaire qui habite ici depuis plusieurs années. Mais là, il n'y avait pas de sapin, a fortiori de cadeaux. Alors j'ai demandé pourquoi à la première personne que j'ai rencontrée, mais c'était une très vieille femme, encore plus âgée que moi et elle m'a dit qu'elle ne savait pas, qu'elle pensait que noël était déjà passé et aussi le réveillon de la nouvelle année. Alors, j'ai été prise de panique et je me suis assise par terre en criant. Une soignante est venue et m'a raccompagnée dans ma chambre en m'expliquant doucement que ce serait noël dans un peu plus d'un mois et le nouvel an une semaine après. Je me suis calmée et je l'ai crue.

Mais je ne sais pas quel jour nous sommes si nous sommes près d'un mois avant noël. Je ne me rappelle plus les mois. Et je ne me rappelle plus moi non plus. Enfin pas tout à fait.

Je voudrais partir en vacances au bord de la mer, seule, et que ce soit l'été. Je n'ai aucune idée de quels mois l'été est constitué.

Je vais retourner voir le sapin de noël dans le réfectoire. Ils ont peut-être déjà mis les cadeaux.




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jeudi 5 décembre 2024 lundi 5 décembre 2005
On peut de nouveau sortir. J'ai cru comprendre qu'il y avait eu des émeutes. Mon voisin, qui regarde la télévision, me l'a dit. Il m'a dit aussi que ça avait chauffé à Argenteuil et que le gouvernement avait instauré un couvre-feu. C'est drôle, je n'avais pas entendu parler de couvre-feu depuis les années 1960, pendant la guerre d'Algérie.

De toute façon, on n'a pas le droit de sortir seuls la nuit ici... Alors, couvre-feu ou pas c'est kif-kif bourricot. Je me demande d'ailleurs si ce n'est pas une expression un peu raciste.

Mais, maintenant que je sais que l'on peut sortir, je me souviens de quel jour nous sommes. Peut-être que je ne m'en souvenais pas parce que l'on ne pouvait pas sortir.

Maintenant, il y a des pensionnaires qui ont peur. Je me demande bien de quoi. Aucun risque qu'on les prenne pour des CRS ou même des flics en civil. On n'a jamais vu de policiers avec des déambulateurs. Les gens sont bêtes à tout âge et les vieux, pour n'être pas plus bêtes que les jeunes, n'en sont pas pour autant moins bêtes.

Moi, ce qui m'agace toujours, c'est quand ils disent que c'était mieux avant. D'ailleurs, ils ne précisent jamais quand. Moi je sais bien que ce n'était pas mieux avant, mais que c'est seulement qu'on était plus jeunes.

Je ne me souviens plus où j'habitais quand j'étais jeune. J'habitais peut-être déjà à Argenteuil.

Hier au lieu de dire zut j'ai dit zup. Cela m'a dit vaguement quelque chose mais je n'ai pas trouvé quoi.




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mardi 17 décembre 2024 samedi 17 décembre 2005 C'est très curieux cette maladie, puisque c'est une maladie. J'ai l'impression de vivre par intermittence. Tout à l'heure, je me lève pour aller vers la cuisine, puis, je me réveille dans mon fauteuil. Je ne sais pas si je suis allée à la cuisine ou non et je répugne à demander à quelqu'un qui pourrait m'y avoir vue.

Hier, je me suis levée et j'ai fait ma toilette et puis, je me suis réveillée dans mon lit. Je ne savais pas quel jour on était alors, j'ai regardé sur ma tablette, mais je ne me rappelais pas avoir regardé sur ma tablette quand je me suis levée la première fois. Il se peut aussi que je ne me sois jamais levée ou bien que c'était bien un autre jour.

Tenir ce carnet est de plus en plus difficile. Il pourrait m'arriver de croire qu'il ne m'appartient pas. Je le relis parfois avec plaisir, comme si je lisais les aventures d'une vieille folle, ou plutôt d'une vieille dame devenant folle. Et puis, de temps en temps, comme maintenant, je sais bien que la personne qui a écrit tout cela, c'est moi.

Mais il est de plus en plus difficile de comprendre précisément ce que ça veut dire. En fait, je suis à moi toute seule une alternative à Descartes. Je pense et je ne suis pas, ou parfois, je suis mais ne pense pas. Et pourtant, j'existe moi.

Cela, le fait d'exister, même si mon identité vacille, ma mémoire se troue et ma conscience joue l'intermittence, cela, l'existence, je ne m'y trompe pas. J'existe de manière indécise, mais j'existe, c'est-à-dire que je vis et que je ne veux pas mourir.

D'ailleurs, à part quelques rhumatismes, je n'ai mal nulle part.




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jeudi 19 décembre 2024 lundi 19 décembre 2005 C'est pas croyable ça quand même. Je vous le dis. Ce n'est pas croyable. Moi non plus je pensais que non. Eh bien si. Que voulez-vous que je vous dise. C'est parfaitement croyable et même, c'est vrai, parfaitement vrai.

Je l'ai vue hier. Elle croyait que je la voyais pas mais je l'ai bien vue. Mais, elle croyait que je la voyais pas alors que je la voyais. Je la voyais parfaitement. Même si ce n'était pas croyable.

C'est bizarre comme je suis habillée. Je ne me rappelais pas de cette robe de chambre. Peut-être qu'elle l'a laissée en partant. Pourtant, elle ne portait pas de robe de chambre de cette couleur. Mais moi oui. Alors peut-être que c'est à moi.

Elle croit que je ne la regarde pas mais je la regarde. Je la regarde parfaitement bien. Je la vois très nettement.

Je voulais sortir hier mais il faisait trop froid. Alors la porte était fermée. Et puis, on ne doit pas sortir en robe de chambre.

Je boirais bien un chocolat chaud pour noël. Parfois, il y a du chocolat chaud. Parfois, il n'y en a pas. C'est parce que parfois c'est noël et parfois ce n'est pas noël.

Je ne me souviens pas du tout si c'est l'année dernière ou non que j'ai eu une poupée. Mais j'ai peut-être eu une robe de chambre. Alors, c'est peut-être mon cadeau de noël.

Mais moi je ne veux pas de robe de chambre pour noël. Je veux une poupée qui boit du chocolat chaud. Mais bien sûr c'est trop demander.

Et puis tiens, j'en ai marre.







Fabienne est morte tragiquement le 23 décembre 2005. Elle disait qu'elle ne voulait pas voir noël encore une fois. Elle ne l'aura pas vu.