Diégèse Les narratrices et les narrateurs
Journal de Raïssa en 2017 - 38 jours -
Raïssa vit et travaille à Brest dans le Finistère, puis en Allemagne.











1
jeudi 18 janvier 2024 mercredi 18 janvier 2017 Je sais pourquoi mes parents m'ont appelée Raïssa. Beaucoup de personnes pensent qu'il s'agit d'un prénom d'origine arabe. Il le pourrait et d'ailleurs, il existe comme tel, signifiant alors « la douce ». On aurait pu croire qu'il s'agissait du féminin de « raïs » qui signifie « le chef » ou encore « le président ». Le terme a été rendu célèbre en français grâce aux nombreux « raïs » qui se sont illustrés, plus ou moins favorablement, dans l'histoire. Ce n'est pas le cas. Pour que ce soit plus clair, l'arabe n'a pas donné de féminin à « raïs ».

Mon prénom n'est pas d'origine arabe, mais russe et mes parents m'ont appelée ainsi, non pas en référence à la sainte martyre en Égypte au IVe siècle, mais en mémoire de Raïssa Maritain née Oumançoff, qui était juive. Elle était l'épouse de Jacques Maritain, le philosophe chrétien.

Quand j'entends mon prénom, je vois des cheveux bouclés et des yeux en amande. Et j'ai les cheveux bouclés et des yeux en amande. Je pense que si cela n'avait pas été ainsi, j'aurais dû changer de prénom. Pourtant, Raïssa Maritain n'avait pas vraiment les yeux en amande ni les cheveux très bouclés, alors que je les ai crépus.

Pour autant, je ne vois rien de semblable entre ma vie et celle de Raïssa Maritain. Si mes parents sont de fervents catholiques, ce n'est pas vraiment mon cas. Je n'ai rien de contemplatif, enfin, je ne le pense pas.




2
mardi 30 janvier 2024 lundi 30 janvier 2017 Il pleut sur Brest. Nous sommes en janvier. Il n'y a donc à cela rien de très extraordinaire.

Je lis que l'armateur du Thisseas, ce vraquier qui avait été repéré l'année dernière au large de la ville laissant une longue traînée d'hydrocarbure, va faire appel du premier jugement qui l'a condamné. Son système de défense, comme celui de l'équipage, a depuis le début été celui de nier les faits. Espérons que la justice ne s'emmêlera pas dans les fils de la procédure et que la condamnation sera maintenue. Un acquittement serait une nouvelle catastrophe.

Depuis que je me suis engagée dans la lutte contre les pollutions, je vis dans la crainte d'une nouvelle marée noire dévastatrice. Quand je vois de près les énormes navires qui quittent le port ou qui y arrivent, je ne peux m'empêcher de voir des milliers d'oiseaux morts, une coque éventrée et des appels à l'aide de la population, comme des autorités. Je sais un peu d'où me viennent ces visions. Je suis née l'année du naufrage de l'Amoco-Cadiz... 1978... Je ne m'en souviens évidemment pas mais j'ai pu voir des films et des photographies de lieux que je connais désormais très bien. Mes parents en parlaient souvent. Toute la population en parlait souvent. Pour le naufrage de l'Erika le 11 décembre 1999, j'avais vingt-et-un ans et c'était mon baptême de nettoyage. Nous avions des cirés jaunes et de grands gants rouge-orangé car les matières que nous manipulions étaient très corrosives. Malgré notre allure cocasse, personne ne rigolait. Je crois que cet épisode m'a marquée davantage que je ne le pensais alors. Peut-être devrais-je en parler ?




3
mardi 13 février 2024 lundi 13 février 2017 La lecture du journal est aussi réjouissante qu'elle peut être déprimante. Réjouissante, quand je lis dans Ouest France  qu'une association a fabriqué et déposé des bacs sur les plages du Magouëro, de Kervégant et au Sémaphore, destinés à recueillir les déchets laissés par la mer à marée basse. Ce seront sans nul doute principalement des déchets plastiques qui pourront être recyclés. Réjouissante aussi quand je lis toujours dans le même quotidien que les pêcheurs de Concarneau et de Pont-Aven ont commencé le nettoyage de la vallée du Moros, dans le but de permettre aux saumons de remonter la rivière et aux truites d'y frayer. Pourtant, il faisait froid ce weekend,  mais la petite troupe était présente et avait du cœur à l'ouvrage.

Il y a bien sûr d'autres nouvelles moins réjouissantes mais je vais les passer sous silence. Le weekend prochain, j'irai jusqu'à Magouëro ramasser les déchets, qu'il pleuve ou qu'il vente. Nul doute que les grandes marées qui s'achèvent m'auront laissé de quoi faire.




4
vendredi 23 février 2024 jeudi 23 février 2017 J'aime regarder le journal télévisé régional. Il n'y a pas de jour qu'il n'aborde les sujets environnementaux qui m'intéressent. Ainsi, ce soir, France 3 Bretagne a-t-elle relayé l'inquiétude des éleveurs bretons de poules en batterie. Si l'on écoute bien, que comprend on ? Les méchantes associations rassemblées sous le vocable flou d'écologistes, à force d'un lobbying incessant, ont provoqué la chute des ventes et même la grande distribution, pourtant peu regardante, a fait savoir qu'elle ne voudrait plus d'œufs pondus par des poules en batterie d'ici à 2025. Mais les éleveurs, qui ont investi pour que leurs cages soient conformes aux normes, dont on sait qu'elles sont nécessairement européennes, sont bien désemparés. La filière demande cent millions d'euros d'aides... pour faire sortir ses poules, comme le révèle un éleveur qui porte une charlotte sur la tête, dont on peine à croire qu'il la porte quand la télévision n'est pas là.

Après avoir regardé le journal régional, je dois aller courir. Sinon, je suis trop énervée pour dormir.




5
dimanche 25 février 2024 samedi 25 février 2017 Une fois n'est pas coutume, j'ai acheté l'édition d'aujourd'hui de Ouest-France. Ce qui m'intéresse le plus, ce sont les faits divers, car ils disent beaucoup de la manière dont l'industrie des médias modèle l'imaginaire des gens jusqu'à les rendre paranoïaques au sens commun du terme, c'est à dire, paranos.

Je lis ainsi qu'à Plouha, un homme a tiré sur sa mère de 90 ans et l'a tuée. C'est donc qu'il en avait gros sur la patate, comme on dit vulgairement. Il est donc juste de se demander pourquoi il a attendu tout ce temps. Il n'est cependant pas certain que ce soit comme cela que commencera son procès. La mère et le fils, de 57 ans, habitaient un cabanon nomme Bon repos. Tout est donc parfaitement réussi.

Je lis aussi que le petit Macron était en Haute-Vienne pour défendre son projet pour la ruralité. Tout est organisé pour qu'il soit élu et je pense même que l'on n'aura pas le choix. Fillon va sombrer. Hidalgo n'a aucune chance. On aura Macron et Le Pen au second tour. En fait, Macron, va refaire d'une autre manière le coup d'État de 1851 et de Petit Macron va devenir Macron le petit, pour plagier Victor Hugo parlant de Napoléon III.

Mais je vais vite en besogne et rien n'est fait. Mais quand je lis qu'il a été acclamé en Haute-Vienne, j'ai peur.




6
samedi 9 mars 2024
jeudi 9 mars 2017 Hier, aura été un jour funeste. Pourtant, c'était la journée de la femme, mais cela n'a rien à voir. Une tempête a détruit l'Arche d'azur à Malte. C'était une arche célèbre qui faisait comme une fenêtre naturelle et qui a dû être photographiée des centaines de millions de fois si ce n'est davantage. Elle n'existe plus que dans les souvenirs. Pour moi, elle est le symbole de tous ces sites touristiques qui vont disparaître dans les prochaines années. Je pense bien sûr à Étretat. Il y a plusieurs arches de calcaire, qui sont tout autant fragiles que l'était l'Arche d'azur maltaise. Je pense que la première à s'effondrer ne sera pas la grande arche emblématique d'Arsène Lupin, mais une autre plus petite, comme celle de la plage du Tilleul. La dernière fois que j'y suis allée, une commerçante m'a dit que les éboulements étaient fréquents, que des précautions étaient prises, mais que l'on n'en faisait pas publicité pour ne pas effrayer les touristes. C'est une manne, la grande arche, pour cette petite ville côtière qui n'a pas vraiment d'attrait.

Je vais essayer de retourner à Étretat à Pâques, si j'ai réussi à économiser suffisamment. Cela dit, je ferais mieux de réserver tout de suite. Sinon, je crains que je ne trouverai pas de place, même au camping. J'espère qu'il ne fera pas beau. Il y aura un peu moins de monde.




7
jeudi 21 mars 2024 mardi 21 mars 2017 C'est fait, c'est réservé. Ce sera seulement pour trois jours. Au-delà ce n'était plus dans mes moyens. C'est une chambre très coquette, si j'en crois les photographies du site internet, dans une maison de villégiature normande qui date du siècle passé. Ce sera un weekend bourgeois. Dommage que j'y aille seule. J'entends déjà les commentaires, comme aurait pu chanter Aznavour... « Elle est jolie... Comment peut-elle ne pas plaire ? »
Bon c'est idiot, ce n'est même pas le bon nombre de syllabes. Ce serait mieux de chanter : « Elle est jolie, comment fait-elle pour ne pas plaire ? »
Mais c'est tout aussi idiot. Moi, je plais, je pense, de manière tout à fait attendue. Ce sont les autres qui ne me plaisent pas. Ce n'est même pas d'ailleurs qu'ils ne me plaisent pas, c'est que je n'ai pour eux aucune attirance. Alors, de là à partager une chambre dans un manoir normand, il y a une grande distance.

J'irai me promener demain avec un sac en papier pour ramasser les déchets sur les chemins. Dommage que je m'interdise le plastique car ça résiste mieux à l'humidité. Il faudrait qu'ils inventent des sacs en papier qui résistent aussi bien que les sacs en plastique.




8
lundi 25 mars 2024 samedi 25 mars 2017 C'est le soixantième anniversaire du Traité de Rome et Marine Le Pen est à Moscou pour rencontrer Poutine. Il est désormais établi que le dirigeant russe ne rêve que d'une Europe d'extrême droite, nationaliste et souverainiste et si possible autoritaire. Pour lui, tout ce qui concerne les droits de l'être humain et même les droits du vivant est une invention de ce qu'il nomme l'occident et qui s'oppose à la sainte mère russe, blanche et chrétienne. Bon, elle est orthodoxe, mais ce n'est pas grave, ça vaut quand même.

Je lis que la dirigeante d'extrême droite est restée une heure et demie avec le dictateur supposé élu. De quoi ont-ils pu bien parler ? On peut supposer qu'elle a négocié un peu d'argent pour sa campagne électorale, comme l'avait fait son père avant elle. Nous voilà revenus au temps de Brejnev, qui n'accordait qu'une souveraineté limitée aux voisins de l'Empire soviétique. Mais, il peut aussi que ces « limitations » s'étendent aux voisins des voisins. Et de là, on peut même arriver jusqu'à Brest.

En tout cas, mon programme pour ce weekend est simple : aller cueillir des algues. C'est très à la mode. Il y a même des randonnées spéciales qui sont organisées sur l'Estran et on apprend aussi à les cuisiner et à les conserver. Moi, je n'ai pas besoin d'aide, je sais parfaitement comment il faut faire. Je connais les horaires des marées et donc, il n'y a pas de risque que je me fasse surprendre. J'irai donc seule. Ma mère me dira : « ce n'est pas comme ça que tu trouveras un mari ». Sans doute pas, mais c'est comme ça que je trouverai des algues.




9
mercredi 27 mars 2024 lundi 27 mars 2017 Je crois que j'ai rapporté trop d'algues, en tout cas plus que je ne saurai en consommer, même avec toute ma bonne volonté. Difficile de les distribuer autour de moi... comme il est difficile d'improviser un atelier culinaire dans le quartier. Je vais devoir me résoudre à les jeter. Si je les remets dans la mer, il n'est pas certain qu'elles puissent y vivre encore. Je n'en sais vraiment rien. Et si je suis vue en train de les remettre dans la mer, on pourrait croire que je jette des déchets. Je ne vais quand même pas aller sur la plage de nuit pour remettre des algues sur les rochers. Tout cela n'a pas grand sens. Je vais me résoudre à les jeter avant que leur odeur entêtante ne me fasse expulser de l'immeuble.

Je n'étais pas seule à ramasser des algues hier. Il y avait ce grand roux frisé qui a une tête et des yeux à s'appeler Loïc. Je l'ai déjà vu plusieurs fois dans des manifestations. Il est très engagé. J'ai eu l'impression qu'il n'osait pas m'aborder et je n'ai pas osé non plus. Et puis il ne fallait pas risquer de faire mentir ma mère qui avait jeté son anathème sur toute possibilité de rencontre sérieuse lors d'une collecte d'algues.

Ceci dit, je crois bien que Loïc me plaît. Je vais dire à ma mère que j'ai rencontré un garçon.




10
dimanche 31 mars 2024 vendredi 31 mars 2017 C'est malin. J'ai décidé d'aller encore chercher des algues demain au même endroit, mais, je ne peux me mentir, ce ne sera pas pour les rapporter, les cuisiner, les préparer et les manger. Je crois bien d'ailleurs que je vais devoir faire semblant d'aller chercher des algues. Je vais prendre un sac à déchets, un appareil photo et je ramasserai les déchets, prendrai quelques photos et ...

Je ne sais pas pourquoi c'est aussi difficile d'écrire ici, dans le secret de ce journal, que j'irai demain à l'endroit où j'ai quelque chance d'apercevoir Loïc, voire où je risquerais de lui adresser la parole. Je me comporte vraiment comme une adolescente alors que j'aurai bientôt quarante ans... enfin dans un an. Mais bon, à trente-neuf ans, on n'est plus une adolescente.

Après tout, avec tous les meetings politiques qu'il y a en ce moment à cause des élections, je pourrais aussi aller voir du côté des rassemblements organisés par La France Insoumise ou Europe Écologie Les Verts.

Bon, je vais préparer mes chaussures et tout mon attirail. Il y a longtemps que je n'ai pas sorti l'appareil photo. Il faut que je recharge la batterie.




11
samedi 6 avril 2024 jeudi 6 avril 2017 Quelle gourde. J'avais l'air malin sans doute sous la pluie avec mon appareil photo toute seule. Il n'y avait pas un chat, rien que ces algues stupides éternellement recommencées avec leur ballottement imbécile. En plus, il faisait froid. Je suis bien punie. Moi qui m'étais juré de ne jamais rien faire pour un homme, je suis bien punie. D'abord, je déteste ce type qui ne tient même pas ses promesses. J'ai cherché sur Internet et il ne s'appelle pas du tout Loïc, cet abruti lâcheur. Il s'appelle tout bonnement Jérôme. Je n'y crois pas. C'est quoi ce prénom de boloss.

Bon, je me rends bien compte que je suis complètement cinglée. D'abord, il ne m'avait rien promis... On ne s'est jamais adressé la parole. Qu'il s'appelle Loïc ou Trucmuche est en fait bien égal, devrait m'être bien égal. Je m'en moque. Je vais aller encore sur le spot des algues samedi et je verrai bien.

Je suis dingue de lui en fait.





12
jeudi 18 avril 2024 mardi 18 avril 2017 C'est décidé. Demain, je vais à Paris pour le meeting de Benoît Hamon. Au moins je suis sûre de ne pas y croiser Jérôme, qui soutient JLM2017. Ceci dit, ni l'un ni l'autre n'ont de chance d'être élu, selon les sondages, mais ce n'est pas une raison pour ne pas les soutenir. D'ailleurs, s'il y avait eu un meeting de Jean-Luc Mélenchon à cette même date, j'y serais allée. J'aurais même pu aller soutenir Philippe Poutou, voire Nathalie Arthaud.

Pauvre Benoît Hamon... C'est quand même lui qui a la tâche la plus difficile, celle de convaincre que le parti socialiste redeviendrait un parti de gauche alors que le président socialiste a fait assez largement pendant cinq ans une politique de droite. Mais, je l'aime bien. Il a une tête de breton.

Et puis, il y a longtemps que je ne suis pas allée à Paris. Paris-Brest... Comme le gâteau. Sauf, que je ne vais pas y aller à Vélo... Je m'explique : la forme du Paris-Brest, le gâteau, évoque en fait la roue d'un vélo en hommage à la course cycliste éponyme. Je le note ici car sinon, je suis capable de l'oublier.

Est-ce que j'ai vraiment envie d'aller à Paris ? Hier, c'était férié. Lundi de Pâques. Je suis allée aux algues. Il y avait du monde. Mais, il n'était pas là.




13
samedi 20 avril 2024 jeudi 20 avril 2017 Ce n'est pas mal Paris, quand même. Certes, pour aller chercher des algues, ce n'est pas top. Mais sinon, il y a la Seine... Et les ponts sur la Seine et la tour Eiffel et le Sacré Cœur et Notre-Dame de Paris.

Je me relis et je suis consternée. C'est encore plus grave que ce que je croyais. Je ne pars pourtant pas en voyage de noces, ni même de fiançailles... Mais, je me fais quand même un trip ultra romantique et surtout complètement nase.

Il faut que je me reprenne. Je vais aller visiter les lieux des luttes des travailleuses et des travailleurs, en commençant par les lieux de mémoire de la Commune de Paris. Bien sûr, je vais commencer par le Mur des Fédérés. Ils ont été 147 à être fusillés par les Versaillais.

Je porterai une rose rouge à ma boutonnière, comme les vrai·e·s révolutionnaires.




14
lundi 6 mai 2024 samedi 6 mai 2017 De retour à Brest, je pourrais presque m'ennuyer. Je ne vais quand même pas participer aux cérémonies du 8 mai avec dépôt de gerbes par les élu·e·s ! Quoique, je serais capable, bien sûr. Je serais même capable de me faire passer pour une officielle. Je ne manque pas de culot pour ce genre de choses. Il n'y a que pour aborder Jérôme que je manque d'audace.

Je ne me suis pas vraiment amusée à Paris, pourtant, pour m'ennuyer à Brest. Jérôme n'était évidemment pas au meeting de Benoît Hamon, jugé trop timoré sur de nombreux sujets, pas assez anticapitaliste. Le pauvre Benoît n'a fait que 6,36% au premier tour, soit plus de 13% de moins que Jean-Luc Mélenchon. Certes, ce dernier a fait moins que François Fillon, qui n'a réuni que 20% des voix. Ce qui est terrible, c'est qu'à eux deux, La Méluche et le petit Benoît font plus de voix que Macron. Tant que l'on paiera ainsi nos divisions, on ne pourra pas gagner. Si l'on y regarde, Mélenchon fait presque jeu égal avec Marine Le Pen. Donc un second tour sans l'extrême droite était jouable, mais il aurait fallu jouer autrement.

Je suis dégoutée par la politique. Je vais quand même aller voter demain, bien sûr et je ne voterai pas pour l'extrême droite, mais le godelureau banquier ne me dit rien qui vaille. Nul doute que l'on se retrouvera bientôt dans la rue pour défendre nos droits.

Il fait beau mais la saison de la collecte des algues est terminée. Il fait déjà trop chaud.




15
vendredi 24 mai 2024 mercredi 24 mai 2017 Bon, c'est fait et sans grande surprise, le petit Macron a été réélu. Je sais que c'est un peu irrespectueux de le nommer ainsi. Et d'ailleurs, on pourrait m'accuser d'achondroplasiaphobie. On aura compris qu'il s'agit de la phobie des personnes petites et notamment des nains, ce qui n'est pas son cas, quand même. Mais il est plus petit que De Gaulle, qui mesurait près de deux mètres, ce qui pour son époque, était très très très grand.

Ce qui est bien, avec les phobies, c'est qu'elles sont si multiples que les mots pour les qualifier ne manquent pas. Il y aurait par exemple une carpophobie, qui serait la peur des fruits, sans doute couplée à l'arachnophobie qui est la crainte compulsive des araignées. Une de mes préférées, ou plutôt l'un de mes mots préférés pour décrire une phobie, est la paraskevidékatriaphobie, qui est la peur des vendredi 13. Cela dit, comme le mot fait peur aussi, nommer cette phobie ne peut rien arranger. La cervalophobie n'est pas la peur des cerveaux mais bien celle de la bière, quand la cumulophobie n'est pas celle qui préviendrait contre les personnels politiques qui abusent des mandats, mais, plus poétiquement, la crainte des nuages.

Quant à moi, c'est décidé, je suis jérômophobe. Je l'ai vu ce gredin avec une jolie fille accrochée à son cou. La nature de leurs relations ne faisait aucun doute, mais rien à voir avec la philophobie qui est la crainte de tomber amoureux, ou amoureuse.




16
dimanche 26 mai 2024 vendredi 26 mai 2017 Je vais m'échapper de Brest demain. J'ai un ami dont les parents ont une maison vers Pont-L'Abbé, exactement à Saint-Jean-Trolimon. Il m'a proposé de les rejoindre, lui et sa copine pour le weekend et j'ai accepté. Il faut encore que je trouve une voiture mais je pense avoir embobiné ma mère pour qu'elle me prête la sienne. Je sais bien que le fait que les enfants privilégient toujours l'emprunt de la voiture de la mère à celle du père est un pur produit du patriarcat. Et d'ailleurs, les voitures des mères sont statistiquement plus vieilles et moins puissantes que celles des pères. C'est bien le cas chez nous. Je vais donc prendre la Ford Fiesta de première génération que ma mère avait déjà avant ma naissance. J'espère juste qu'elle ne va pas me lâcher en route. Bien sûr, si elle me lâche, comme il se doit, j'appellerai mon père. Si je prends la route la plus courte, c'est à environ cent kilomètres. Je pense qu'elle doit pouvoir y arriver. En plus, il n'y a pas d'autoroute.

Je suis heureuse d'aller là-bas et j'espère que le temps sera propice aux vagues. Pas loin, il y a La Torche, qui est un des spots de surf les plus réputés de France. J'ai toujours eu envie d'apprendre le surf. Il y a dans ce sport une forme de radicalité qui me plaît. Et puis, regarder les surfeurs me fera oublier l'autre abruti de Jérôme.




17
vendredi 5 juillet 2024 mercredi 5 juillet 2017 C'est incroyable ce qui m'est arrivé. C'est d'ailleurs à ce point incroyable que je ne suis pas venue vers ce carnet depuis la fin mai.

Je ne vais pas tout raconter. Ce serait trop long. Fin mai, il faisait beau. Je suis partie vers Saint-Jean-Trolimon, comme prévu, avec la voiture de ma mère et je suis arrivée sans aucun incident. On aurait même dit que cette vieille guimbarde était attirée par l'air de la mer et retrouvait une nouvelle jeunesse.

Le lendemain de mon arrivée, je suis allée à la pointe de La Torche, comme je l'avais prévu. Je connais l'endroit et pas seulement parce que c'est un spot de surfeurs venus du monde entier. En mai, l'eau n'est pas très chaude, mais les surfeurs étaient bien là, munis de leur combinaison qui souligne leur anatomie souvent sculpturale. En guise de sculpture, d'ailleurs, ils donnent plutôt dans la sculpture antique que dans le Giacometti.

Alors il y avait un surfer. Alors, il est venu s'asseoir à côté de moi.

Et puis voilà. Cela fait un mois et demi que je suis à La Torche dans son camping car. Il ne s'appelle pas Loïc mais Gunther. Il est allemand.




18
samedi 13 juillet 2024 jeudi 13 juillet 2017 Je progresse en allemand. C'est une nécessité car, fin août, Gunther doit rentrer en Allemagne et j'ai bien l'intention d'aller avec lui. Je me suis inscrite à un cours en ligne, que je suis très attentivement. Cela fait beaucoup rire Gunther et j'adore quand il rit. Il a un sourire magnifique et des dents incroyables.

Je suis très amoureuse et j'ai parfois peur de cet amour encore bien jeune. Je me dis qu'il y a entre nous cette distance de la langue, de la culture mais aussi de l'âge. Je m'aperçois que je n'ai pas écrit ici que pour être surfer Gunther n'en a pas moins près de cinquante ans. Le surf a cela de formidable qu'il se pratique à tout âge pour peu que l'on ne cesse de s'entraîner et si on ne cesse de s'entraîner, le corps se conserve exceptionnellement bien.

Mais, à vrai dire, je m'en moque un peu des formes sculpturales de Gunther. Il y a en lui quelque chose qui fait que je suis amoureuse de lui et ce ne sont pas ses biceps, ni aucun muscle de son corps, ni même son appendice pénien. L'amour ne se découpe pas comme on montre les différents morceaux du bœuf ou du mouton dans les boucheries. Je l'aime lui. C'est ainsi.

Je n'ai pas dit à mes parents qu'il a cinquante ans, c'est-à-dire à peu près leur âge. Ils le découvriront bien assez tôt si jamais ils le découvrent. Je n'ai pas l'intention pour le moment de retourner à Brest.




19
lundi 29 juillet 2024 samedi 29 juillet 2017 Je me relis et je me donnerais des claques. On pourrait croire à la lecture de ces lignes que personne, heureusement, ne lira jamais, que je suis une adolescente alors que mon problème n'est en fait pas celui de l'adolescence, mais un autre problème que connaissent toutes les femmes et que je vais connaître dans quelques années : la ménopause.

Gunther a cinquante ans. La belle affaire ! J'en aurai quarante l'année prochaine. En fait, si nous avons une histoire qui dure un peu, la question sera bientôt de savoir si nous voulons avoir un enfant. Et la nature veut que cette question ne sera posée pour moi encore que quelques années.

Gunther a un fils de vingt ans en Allemagne. Je serais donc la belle-mère d'un jeune Allemand de vingt ans qui pourrait être le père de son demi-frère ou de sa demi-sœur. Mais sans doute ne faut-il pas voir les choses comme ça. Il ne pourrait pas être leur père puisque j'aime son père et que c'est avec son père et non pas avec lui que je ferais un enfant si jamais j'en fait un.

Je sens bien qu'il y a là quelque chose d'un peu confus. C'est pourtant simple. Je crains d'entrer dans la maturité et je manifeste cette crainte en multipliant les gamineries et, jusqu'à aujourd'hui, en m'intéressant à des hommes beaucoup plus jeunes que moi. Mais, finalement, c'est de Gunther que je suis tombée amoureuse. Mais le plus extraordinaire, c'est que Gunther semble aussi amoureux de moi.




20
dimanche 4 août 2024 vendredi 4 août 2017 Je me relis encore et je m'aperçois que mon trouble « âgiste » est encore plus prononcé que je ne le pensais. Donc, il faut un moment de vérité sur les âges de chacune et de chacun. J'ai 39 ans, Gunther en a 54 et mes parents en ont 62 et 64. De même, il n'a pas « près de 50 ans », comme je le prétendais précédemment, mais bien 50 ans passés. Il est donc vraiment exagéré de prétendre que Gunther a presque l'âge de mes parents. Si Gunther avait presque l'âge de mes parents, alors, j'aurais aussi presque son âge. Tout cela n'a pas grand sens. Imaginons-nous dans 20 ans. J'aborderai la soixantaine, Gunther sera un de ces vieillards secs qui continuent à surfer, à faire du vélo de route et de l'escalade. Mes parents couleront une retraite paisible dans un petit village du centre de la Bretagne. Ils m'ont dit récemment qu'ils cherchent une maison du côté de Rostrenen. Je n'ai pas commenté. Mais, Rostrenen ne me semble pas l'endroit idéal pour une retraite en Bretagne. C'est en quelque sorte la Bretagne sans la Bretagne, la ville dont on dit qu'elle n'est pas loin de tout, ce qui signifie qu'elle n'est près de nulle part.

Nous allons avoir un enfant. J'ai fait part à Gunther de ce désir. Il m'a dit qu'il ne voulait pas d'enfant mais qu'il était pour que les femmes disposent de leur propre corps. Il a un raisonnement étrange, très politique. Il est pour le droit à l'avortement et donc pour le droit à la grossesse. Il ne veut pas être père, mais veut bien faire « banque de sperme ». Ce n'est pas une mauvaise idée. Je vais donc faire une sorte de GPMM, une « Grossesse pour moi-même », sur le mode de la GPA.

Ce sera plus facile quand l'enfant sera grand pour la recherche de l'ADN paternel.

J'imagine que mes parents, ces vieillards, vont penser que tout cela n'est pas raisonnable et que l'on ne fait pas un enfant ainsi, dans un camping-car, avec un vieillard allemand.




21
lundi 12 août 2024 samedi 12 août 2017 Gunther m'a demandé, poliment, de réfléchir encore à ce désir d'enfant et surtout de réfléchir à la date préférable pour accoucher. J'y avais pensé. Il me paraît préférable d'accoucher en France, en Bretagne, à Brest, chez moi et près de chez mes parents. C'est plus pratique pour des raisons évidentes et plus sécurisant que d'accoucher en Allemagne où tout sera bien sûr très bien mais où mon niveau d'allemand rendra pour moi les choses moins évidentes.

J'ai conscience de l'absurdité de ce que j'écris parfois. Il est ainsi particulièrement absurde de penser que je ne pourrais pas accoucher en Allemagne parce que mon niveau d'allemand n'est pas suffisant, avant même de penser à des choses plus pratiques comme les assurances sociales et surtout l'endroit où je vais m'installer avec ce bébé.

J'en conclus donc, de manière imparable, que si je veux un enfant de Gunther, je devrai quitter Gunther, au moins le temps de la naissance et sans doute davantage.

Il y a des jours où j'envie les gens socionormés. Ils se sont endettés pour se marier après avoir fait des frasques programmées pour enterrer leur vie de célibataire. Ils ont ensuite fait une liste de naissance comme ils avaient fait une liste de mariage. Tout est prévu et certains vont même jusqu'à attendre de connaître le genre du bébé avant de choisir la couleur des rideaux. Sur les marches de l'église, voici un beau ou une belle baptisé·e.

Bon, en fait, je ne les envie pas. C'est une blague.




22
jeudi 22 août 2024 mardi 22 août 2017 J'ai convaincu Gunther de quitter quelques jours son camping-car et de venir avec moi à Brest pour rencontrer mes parents. C'était trop mignon. Ils avaient tous les deux révisé ce qui leur restait de la langue allemande péniblement apprise en seconde langue au lycée quarante ou cinquante années plus tôt. Mes parents ne sont pas de la génération qui a connu la guerre et ils n'ont ainsi pas de préjugé contre les Allemands, considérant au contraire, comme beaucoup de Français, qu'en Allemagne tout marche mieux qu'en France puisque les Mercedes et les BMW sont de bonnes voitures et même, comme on le dit aujourd'hui, des voitures « premium ». Cela dit, ils se moquent que Gunther ait ou pas une voiture « premium » et ils n'ont pas demandé la marque de son camping-car. Ils arborent tous les deux des convictions marxistes. Ils ont un temps milité au parti communiste, le quittant après l'éviction par les post-staliniens des réformateurs considérés comme des socio-traitres. Leur Allemagne, ce n'est pas vraiment celle du nazisme, mais plutôt celle de Marx et de l'Allemagne de l'Est.

Le déjeuner s'est passé fort agréablement et le poisson de ma mère était parfait. Ne l'aurait-il pas été que cela aurait sans doute été un drame. Nous l'avons donc évité. J'ai annoncé au dessert que j'étais enceinte, ce qui n'a pas terni l'ambiance. Au retour, Gunther m'a gentiment reproché de ne pas lui avoir dit avant le déjeuner chez mes parents que j'étais enceinte. Je lui ai alors avoué que je ne l'étais peut-être pas, que je n'en savais rien, que cela n'avait pas d'importance, que l'on verrait plus tard. Il a ri et, une nouvelle fois, le camping-car a accueilli nos tendres ébats.

Il va bien falloir que je revienne sur terre.




23
samedi 24 août 2024 jeudi 24 août 2017 C'est bientôt la fin des vacances. Nous partons tout à l'heure pour Brest. Nous installerons le camping-car quelque-part et le 27 août, Gunther prendra la route pour l'Allemagne. Je ne l'accompagnerai pas. Je veux me reposer pour être au mieux de ma forme pour le bébé. Si bébé il y a, bien sûr. Certes, j'ai un retard de règles, mais le retard ne fait pas tout. De toute façon, je dois me reposer. 39 ans, ce n'est pas très vieux, mais pour un premier bébé, ce n'est pas non plus très jeune. En fait, le bébé aura un mère quarantenaire. Je dois donc me reposer. Ce qui est bien en Bretagne, c'est que c'est une terre assez perméable aux différences. Les Bretons ont été pauvres et méprisés pendant des générations. Ils savent donc ce que c'est comme ils savent ce qu'est l'émigration intérieure avec les petites bonnes bretonnes qui arrivaient à la gare Montparnasse et dont certaines finissaient dans les mains de maquereaux sans scrupules. Ici, on est habitué aux trous dans les arbres généalogiques ou au moins, aux incertitudes. Il n'y a même plus vraiment de préjugés contre les Allemands.

Cela me fait penser que je n'ai jamais interrogé Gunther sur ses parents ni sur ses grands-parents. Ses parents devaient être très jeunes pendant la guerre, mais ils étaient peut-être adolescents. Imaginons qu'ils aient été enrôlés de gré ou de force dans les Jeunesses hitlériennes. Je ne me vois pas raconter à mon enfant que ses grands-parents ont fait partie des Jeunesses hitlériennes. Et imaginons que ses arrières-grands-parents aient participé à la Shoah...

Il faut que je me repose. Je ferai le point avec Gunther sur les ascendances de l'enfant si enfant il y a. Après tout, du côté maternel, ses arrières-grands-parents auront été staliniens et auront fait le voyage jusqu'à Moscou pour voir le tombeau de Lénine.

Je ne suis pas certaine du coup que ce soit une bonne idée que de se poser ces questions. Je ne cours quand même pas le risque d'être tondue...

Il faut que je me repose.




24
mercredi 28 août 2024 lundi 28 août 2017 Je n'ai pas pu m'en empêcher et j'ai fini par interroger Gunther sur sa famille et sur ce qu'elle avait ou non fait pendant la seconde guerre mondiale. Cet homme est génial. Il m'a regardée avec sa douceur habituelle et il m'a raconté. Il a aussi précisé que ce sont des questions que toustes les Allemand·e·s de sa génération et même des suivantes se sont posées, avec parfois la peur au ventre. C'est encore plus sérieux pour celleux qui vivaient en Allemagne de l'Est car, à l'horreur nazie s'ajoute l'horreur des exactions du régime stalinien et de sa police, la STASI, qui avait instauré le règne de la dénonciation de toustes par toustes. Il m'a dit aussi qu'il avait souvent fallu apprendre à vivre avec le secret, le mutisme des anciens et les cauchemars qui se transmettent de génération en génération comme si seuls les inconscients communiquaient entre eux. Il n'y a rien de bien particulier à raconter sur le sort de la famille de Gunther pendant la guerre. Ils étaient paysans et les paysans étaient relativement épargnés. Il fallait bien manger et approvisionner l'armée et les citadins. Les agriculteurs étaient pris en main par l'appareil bureaucratique nazi et donc à la fois protégés et sévèrement contrôlés. Un fils est parti sur le front russe. Il en est revenu hagard et a sombré ensuite dans l'alcool et la folie. Le grand-père et le père de Gunther avaient la chance d'être les aînés de leur fratrie et ils ont donc bénéficié du rétablissement du droit d'aînesse par le troisième Reich. Par chance, leur ferme était éloignée de tout camp de concentration, dont ils ignoraient même l'existence. Il ne connaissaient pas de Juifs. Il n'y avait pas de Juifs d'ailleurs près de chez eux. Ils entendaient bien sûr la propagande, mais un peu comme on entend aujourd'hui un feuilleton radiophonique. C'est en tout cas ce que dit Gunther, ce qu'il croit ou ce qu'il veut croire et j'adopterai donc cette version des faits. J'espère que nous aurons une fille pour lui éviter, peut-être, quelques cauchemars dont elle ne connaîtra pas l'origine.




25
dimanche 15 septembre 2024
vendredi 15 septembre 2017
Je suis enceinte. C'est officiel depuis ce matin. Je n'avais pas fait de test de grossesse jusqu'à présent. Mais, je l'ai fait et je l'ai même fait deux fois pour être plus certaine. Je suis enceinte. J'ai pris rendez-vous dès lundi chez l'obstétricienne pour envisager l'accouchement. J'imagine qu'elle va considérer que c'est un peu tôt pour parler de l'accouchement et que l'on va d'abord parler de la grossesse. On va peut-être d'ailleurs parler d'abord de moi. Je n'ai aucune idée de comment ça va se passer. Je suppose que tout est balisé et qu'il existe des sites internet où l'on peut suivre la grossesse au jour le jour. Pour le moment, la chose qui m'importe le plus, c'est de déterminer la date de la conception. C'est super important de savoir ça. Et je dirai à mon enfant quand iel a été conçu·e et où. La date de la naissance, si l'on y réfléchit un peu, c'est assez aléatoire et cela dépend de facteurs que les parents maîtrisent plus ou moins. On sait que ça dure en moyenne neuf mois et que le fœtus est à-peu-près viable, plus ou moins, à partir de vingt-cinq semaines de grossesse. En revanche, la conception, ça, c'est nécessairement précis. On devrait donc avoir l'âge de sa conception et non de sa naissance. Bien sûr, on ne le fait pas, parce que les parents ont honte d'avouer qu'ils ont baisé pour enfanter. Mais moi, je n'ai pas honte et je le dirai à mon enfant dès qu'iel sera en âge de l'entendre ou bien dès qu'iel le demandera.

En tout cas, je n'ai pas hâte d'accoucher. Je vais laisser ma grossesse se dérouler le plus calmement du monde. J'irai juste ramasser les algues de temps en temps, quand il ne fera pas trop froid et que le vent sera tombé.

Je suis heureuse, je crois.




26
lundi 23 septembre 2024 samedi 23 septembre 2017 Je suis toujours enceinte. D'ailleurs, je ne crains pas de perdre ce·tte bébé·e. Je la·le sens bien accroché·e dans mon utérus. Iel ne va pas tomber.

Il est très important de ne pas assigner de genre à l'enfant·e avant la naissance. Je les entends les autres dire que le bébé ceci ou le bébé cela. À force de lui assigner un genre masculin, forcément, si le corps est celui d'une fille, il y a déception et c'est ainsi depuis des millénaires. Il ne serait pas plus acceptable de lui assigner le genre fille. On verra bien. Pour le moment et jusqu'à la naissance, c'est la·le bébé·e. En plus c'est très joli à prononcer. Après la naissance, iel choisira.

Je pense que si on laisse faire, cela vient très vite le choix du genre, et aussi celui de l'orientation sexuelle. Par une pratique rigoureuse de non-assignation des parent·e·s l'enfant·e va choisir vite et surtout ne pas se sentir coupable de ce choix. Bien sûr, il y a tout l'entourage qui va s'exclamer sur le beau petit garçon ou la jolie petite fille et même aller jusqu'à offrir des layettes bleues ou roses. Je vais interdire les cadeaux de naissance.

Je suis toujours heureuse. Je crois.




27
jeudi 3 octobre 2024 mardi 3 octobre 2017 Je demeure attristée par le meurtre de ces deux jeunes femmes, deux cousines, à la gare Saint-Charles, à Marseille. Je ne sais pas bien pourquoi ça me touche autant. Je ne crois pas m'identifier à elles. Elles étaient beaucoup plus jeunes que moi, je n'ai pas de cousine, je ne vais jamais à Marseille, je ne suis pas étudiante. J'attends un·e bébé·e. Non, ce n'est pas cela.

Je pense aussi à l'homme qui les a tuées et il m'attriste peut-être encore davantage que les deux jeunes mortes. Quels sont les méandres de la conscience pour arriver à commettre un acte aussi odieux ? Bien sûr, il serait facile de penser et de croire qu'il s'agit d'un monstre. Mais, si l'on y réfléchit mieux, l'autre n'est-il pas toujours un monstre ?

Pourrais-je tuer ? Je ne me suis jamais posé la question. Là encore, il serait facile de répondre par la négative. Il est plus honnête et plus sincère d'avouer que je ne sais pas. Je n'imagine pas aujourd'hui de circonstances qui m'amèneraient à donner la mort à quelqu'un, moi qui ne tue ni les mouches, ni les guêpes et même pas les araignées que j'ai pourtant en horreur. Mais, ni moi ni personne ne pouvons assurer qu'il n'y a en nous aucune part de monstruosité.

Bon, j'arrête de penser à ça.

Je vais aller en Allemagne, en fait. Gunther me manque.




28
vendredi 11 octobre 2024 mercredi 11 octobre 2017 Il m'attendait à la gare et il avait l'air aussi heureux que je l'étais. Nous sommes allés directement chez lui, c'est à dire dans son camping-car qui est installé sur un terrain qui lui appartient. Il y a aussi un grand garage dans lequel tient le camping car et aussi une voiture, car c'est trop compliqué d'aller faire des courses avec la maison sur roues.

Je sais juste assez de mots en allemand pour dire bonjour et demander deux ou trois choses dans les magasins. Sinon, je fais mon apprentissage de l'Allemagne. Les voisins sont à la fois beaucoup plus tolérants et discrets qu'en France, ne marquant par exemple aucune espèce d'étonnement à ma présence et ne posant aucun question d'aucune sorte, ni à moi qui ne les comprendrais de toute façon pas, ni à Gunther, qui ne répondrait pas. Et, en même temps, ils sont nettement plus intolérants à tout écart de comportement de voisinage. Il ne s'agirait ainsi pas de se tromper dans le tri des déchets ou encore pire de les laisser dans un sac qui ne serait pas réglementaire. En revanche, personne ne trouvera à redire que l'on se promène nu dans son jardin.

De toute façon, je ne me promène pas nue dans le jardin.

Nous ne sommes pas très loin de Cologne. Je vais demander à Gunther d'aller à Cologne. Je voudrais revoir la cathédrale.




29
mercredi 23 octobre 2024 lundi 23 octobre 2017 Je progresse en allemand. La littérature abonde en exemples pointant les difficultés, et souvent s'en moquant, des francophones voulant s'essayer à la langue de Goethe. Moi, ça m'amuse beaucoup. Pour moi, c'est la langue du suspense. C'est dû à l'ordre des mots qui fait que l'on doit attendre la fin de la phrase pour comprendre ce dont il s'agit, sauf bien sûr si l'on a déjà compris par le contexte de la situation. Contrairement aux caricatures nombreuses et qui viennent principalement des funestes discours de Hitler ou des ordres jetés par les kapos ou la gestapo, l'allemand est une langue très douce, très musicale et je ne m'étonne pas qu'elle ait donné d'immenses musiciens et d'immenses poètes.

Je crois que j'aime l'Allemagne et qu'aimant l'Allemagne, j'aime encore davantage Gunther.

J'ai oublié de préciser que l'allemand est une langue sexy, mais cela c'est mon petit secret.

Mon ventre s'arrondit. Bientôt, je pourrai m'asseoir aux places réservées aux femmes enceintes, entre autres.

Quelle sensation curieuse, le bonheur !




30
dimanche 27 octobre 2024 vendredi 27 octobre 2017 Je rentrerai à Brest après le premier novembre. J'aurais aimé que Gunther m'accompagne, mais il souhaite être présent pour ses enfants pour Halloween, qui prend cette année pour eux un tour particulier. Ils savent qu'ils vont avoir un demi-frère ou une demi-sœur demi français·e et ils le prennent de manière contrastée. Leur éducation libertaire leur commande d'accueillir cette perspective avec joie quand ils se sentent malgré tout concurrencés dans un environnement familial, certes ouvert et libre, mais parfois un peu distant.

Gunther m'a dit qu'il me rejoindrait après le 11 novembre. Je ne lui ai pas posé la question, mais je peux imaginer qu'il ne souhaite pas être en France au moment où, si l'on commémore la fin de la guerre, malgré tout, on commémore la défaite de son pays et surtout les conditions de cette défaite qui joueront un rôle important dans la montée du nazisme dans les années qui suivront.

Je vais donc aller à Brest seule, ce qui n'est pas un problème. Mon ventre un peu arrondi n'entrave pas encore ma mobilité et même en Allemagne, personne ne s'est encore levé dans le bus pour me laisser sa place. C'est donc que cela ne se voit pas trop.

Je vais revenir vite ici et j'envisage toujours plus de quitter la France pour que mon enfant grandisse dans cet environnement à la fois simple, policé et socialement sophistiqué.

Mais, il n'y a pas la mer.




31
jeudi 14 novembre 2024 mardi 14 novembre 2017 Je repars demain en Allemagne et j'y accoucherai. J'ai pris cette décision dès que j'ai mis le pied sur le quai de la gare de Brest. Il n'y avait rien de particulier qui m'a poussé à décider cela, sur ce quai. Il ne faisait même pas froid, ni pluvieux. Mais en fait, j'ai envie que notre enfant naisse en Allemagne et bientôt, il sera préférable que je ne voyage plus.

Reste à expliciter pourquoi je préfère que notre enfant naisse en Allemagne.

Je crois que je suis sensible au pragmatisme allemand. Ils ont vu où les menait la passion et l'enrôlement. Il est donc surtout question de donner place au discernement. Ils ont vu aussi où les conduisait l'obéissance aveugle à de mauvais règles et ni Kant, ni Goethe ne sont venus à leur rescousse. Ils ont donc compris que face à l'ordre mauvais, la source de résistance est individuelle.

Et puis, comme l'allemand est quand même très difficile à apprendre, je préfère qu'elle ou il l'apprenne en premier, que le bain linguistique soit germanophone.

Voilà.

Et puis Gunther me manque.




32
samedi 16 novembre 2024 jeudi 16 novembre 2017 C'est super. Je suis arrivée et je suis contente d'être arrivée. Gunther m'attendait à la gare avec des fleurs. Je l'aime. Il y a des gens qui ont applaudi quand je me suis jetée dans ses bras. On aurait dit un film, mais un de ces films où tout se passe bien et où tout finit bien. En fait, on aurait dit une série télévisée du matin ou de l'après-midi, celles où il ne se passe rien ou pas grand chose.

En fait, c'est idiot de penser cela. Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas d'événements marquants à raconter qu'il ne se passe rien. Il se passe beaucoup de choses au contraire, que je choisis de noter ou pas.

Je pourrais noter que Gunther a acheté une nouvelle poêle à frire parce que je lui ai dit que celle qu'il avait était trop abîmée et que ce n'est pas bon pour la santé. Mais, je ne suis pas certaine que ce soit nécessaire de noter cela.

Je pourrais noter que la voisine d'en face m'a fait un grand signe de la main avec un joli sourire. Elle a dit quelque chose, que je n'ai pas bien entendu mais qui voulait certainement dire que mon retour était le bienvenu.

Je suis heureuse et quand je suis avec Gunther, il ne me manque plus.




33
mercredi 4 décembre 2024 lundi 4 décembre 2017 Que raconter quand tout va bien ? Mon séjour ici commence à ressembler au feuilleton de La petite Maison dans la prairie. Mais je ne vais pas inventer des problèmes, juste pour avoir quelque chose à écrire.

Nous nous levons tôt. Nous faisons une séance de yoga ensemble, parfois dans le jardin même s'il fait froid. Gunther n'a jamais froid et moi je tente de me souvenir que je suis une brestoise. Puis, Gunther quitte la maison pour aller travailler sur les marchés. C'est comme cela qu'il gagne de l'argent pour pouvoir ensuite partir faire du surf avec le camping-car. Moi, je fais un peu de ménage tranquillement, puis je vais à mon cours d'allemand où je retrouve mes copines. Il y a une Italienne, une Grecque, deux Turques, une Cypriote du nord, donc turque et une Suédoise. Bien sûr la Suédoise est avantagée. Il y a beaucoup de mots qui ressemblent à l'allemand. Mais du coup, elle fait des erreurs que je ne fais pas. On ne peut pas tout avoir.

J'aime beaucoup l'allemand. J'adore l'ordre des mots. Une fois qu'on a compris le truc, cela devient facile. En allemand, on dirait : une fois que a on le truc compris, facile devient cela. Ou à peu près. Enfin, je pense.

Tout le cours se passe en allemand mais nous en sommes encore aux phrases faciles. Parfois, j'aimerais que la prof nous fasse des cours de grammaire. J'aimais bien la grammaire à l'école. Mais il paraît que ce n'est pas la méthode.

J'adore surtout parler allemand avec Gunther. Nous parlons au bébé en allemand. Je crois l'avoir senti bouger quand il entend nos deux voix.




34
samedi 14 décembre 2024 jeudi 14 décembre 2017 Je suis heureuse car nous allons aller visiter Berlin. C'est un peu loin alors il ne fallait pas trop attendre si nous voulions y aller avant l'accouchement. En fait, Berlin est un symbole qui nous relie malgré notre différence d'âge et ce symbole, c'est la liberté. J'étais trop jeune pour participer à la chute du mur de Berlin. Je n'avais que onze ans et mes parents n'avaient pas du tout l'intention d'y aller. On a suivi cela à la télévision. Mes parents étaient heureux, je crois, même si c'était aussi l'enterrement de leurs rêves de jeunes communistes. Certes, ils étaient déstalinisés depuis longtemps, mais ils sont de la génération des échanges scolaires avec l'Allemagne de l'Est. Ils étaient allés à Berlin, mais de l'autre côté du Mur. Le régime de l'époque prenait soin de montrer que la vie y était douce. Il n'en était évidemment rien mais c'était particulièrement bien caché.

Quand Gunther est venu chez mes parents, mon père a voulu frimer en ressortant les quelques mots d'allemand dont il se souvenait. C'était gentil de sa part et Gunther l'a remercié chaleureusement. Je suis sûr que mon père avait répété et était même allé voir le dictionnaire dans la bibliothèque ou utilisé un traducteur automatique sur l'internet. Bien sûr, la conversation s'est vite arrêtée.

Je voudrais voir la porte de Brandebourg. Nous y serons pour noël. Je sais comment on dit noël en allemand. Et je vais apprendre à chanter Mon beau Sapin.

J'ai hâte et je sens mon bébé qui frétille. Il ne faudrait pas qu'il frétille trop quand même.




35
lundi 16 décembre 2024 samedi 16 décembre 2017 Gunther a ressorti le camping-car. Nous avons jugé que ce serait le mode de voyage le plus agréable pour moi et le plus adéquat parce que je peux m'allonger quand j'en ai envie. En plus, il est super bien équipé. Il faut dire que le camping-car, en Allemagne, c'est une institution, c'est un rite, c'est une culture. Je ne tenterais pas de demander à Gunther s'il préfère son camping-car à moi car je ne suis pas certaine de la réponse.

Bien sûr, je plaisante.

La voisine de droite, toujours intrusive, est venue nous dire qu'il n'était pas conseillé d'entreprendre un voyage en camping-car dans mon état. Nous l'avons remerciée aussi vivement que le permet la culture allemande. Elle a donc le sentiment d'avoir accompli son devoir citoyen et nous avons respecté les devoirs de bon voisinage.

Parfois, je ne peux m'empêcher de penser que ce regard permanent sur les voisins, quand cela a vrillé, cela a donné le résultat que l'on connaît. Alors je pense à autre chose.

J'espère que le chauffage du camping-car a bien été réparé. Il ne fait pas chaud ici et il ne fera pas plus chaud à l'approche de la capitale.

Mais Gunther, comme toujours, a dû penser à tout.

Je l'aime.




36
vendredi 20 décembre 2024 mercredi 20 décembre 2017 C'est aujourd'hui le grand départ.

J'écris ces lignes alors que nous sommes déjà en route. Le moteur fait ce bruit si particulier des Volkswagen, que l'on retrouve aussi dans les vieilles coccinelles. Cela me rappelle la voiture de ma grand-mère, quand nous partions à la plage dans l'enfance. Je ne sais pas ce qu'est devenue cette voiture. Je l'aurais bien gardée. Mais ce doit être un morceau de rouille désormais.

Je regarde Gunther qui conduit à côté de moi. Parfois, il se tourne vers moi et me demande ce que j'écris encore. Il est très curieux de cette écriture. Mais, même à lui, je ne permets pas de la lire. Il n'y a rien de bien secret, mais je parle de lui et c'est très intrusif d'écrire sur les gens, même sur ses proches et je ne veux pas qu'il lise ce que j'écris sur lui, même quand j'écris que je l'aime.

Parfois, j'ai l'impression que le bébé bouge. Je pense qu'il est bien lui aussi.

Je regarde encore Gunther. Il a un profil incroyable que je comparerais à celui de cet acteur qui joue Louis II de Bavière. Une petite vérification sur l'internet. C'est Helmut Berger. Mais Gunther fort heureusement n'a pas la même folie destructrice.

Je progresse en allemand, mais en allemand courant. Je ne suis pas prête encore à lire Goethe. Mais je peux aussi le lire en français. Je me demande quels poètes allemands je pourrais lire.

Les kilomètres passent. De temps en temps je regarde sur la carte où nous sommes.

Il faudra bientôt trouver l'endroit où passer la nuit en sécurité. Mais ce ne sera pas difficile. On trouvera même une borne pour l'électricité. Comme je l'ai écrit déjà, le camping-car est ici une culture.




37
dimanche 22 décembre 2024 vendredi 22 décembre 2017 Bon... Il va falloir continuer le voyage en train. Le vieux moteur du vieux camping-car s'est arrêté dans un horrible bruit de ferraille. Grâce à ses réseaux de surfeurs allemands, Gunther a trouvé un garagiste qui va faire la réparation pour pas trop cher. Mais il ne peut pas pendant les fêtes. Alors, nous lui avons laissé la machine, nous sommes allés en bus jusqu'à la gare la plus proche et nous terminerons le voyage en train.

C'est la première fois que je prends le train en Allemagne. Bien sûr je pense aux trains... C'est stupide, parce que sur les rails français ont aussi circulé les trains de la déportation. Je dois donc penser à autre chose. Mais cela reste difficile de ne pas penser aux trains quand on est dans un train.

J'en ai parlé avec Gunther qui m'a dit que c'était normal, qu'il y pensait souvent lui aussi et que cela faisait partie de son envie d'aller à Berlin en camping-car et pas seulement pour que je puisse m'allonger et pour économiser des nuits d'hôtel.

J'ai appelé ma mère qui m'a envoyé de l'argent. Depuis qu'elle sait qu'elle va être grand-mère, elle ferait tout pour moi. Surtout qu'elle était déjà une maman-gâteau... Nous avons donc de l'argent pour prendre un hôtel décent.

Je suis bien dans ce train. Les mots viennent sur ce carnet au bruit des bogies. Ce n'est pas la prose du Transsibérien, mais presque.

Gunther dort à côté de moi.

Je l'aime.




38
jeudi 26 décembre 2024 mardi 26 décembre 2017 Je dois faire des progrès en allemand pour pouvoir parler avec notre enfant et ensuite pour pouvoir suivre ses devoirs de classe. Certes, j'ai encore un peu de temps, mais l'allemand est une langue complexe.

J'ai acheté une méthode audiovisuelle, mais elle me laisse insatisfaite car elle est centrée sur la conversation. Or, moi, pour la conversation, j'ai un professeur particulier disponible jour et nuit et il m'a même appris des mots et des expressions que l'on ne trouve dans aucune méthode de langue.

Ce que je voudrais, c'est pouvoir lire en allemand. J'ai toujours voulu lire Lettres à un jeune poète de Rilke. Ce n'est pas très difficile à trouver sur l'internet. Je vais me donner comme but pour cette nouvelle année de les lire et de les traduire, sans faire usage d'un dictionnaire en ligne. Si je sens que je suis bloquée, je demanderai de l'aide.

Je vais commencer par la dernière lettre, parce qu'il l'a écrite deux jours après Noël en 1908, il y a donc cent-neuf ans.

Elle commence ainsi  :

Sie sollen wissen, lieber Herr Kappus, wie froh ich war, diesen schönen Brief von Ihnen zu haben. Die Nachrichten, die Sie mir geben, wirklich und aussprechbar, wie sie nun wieder sind, scheinen mir gut, und je länger ichs bedachte, desto mehr empfand ich sie als tatsächlich gute.

Dieses wollte ich Ihnen eigentlich zum Weihnachtsabend schreiben; aber über der Arbeit, in der ich diesen Winter vielfach und ununterbrochen lebe, ist das alte Fest so schnell herangekommen, daß ich kaum mehr Zeit hatte, die nötigsten Besorgungen zu machen, viel weniger zu schreiben.

Aber gedacht hab ich an Sie in dieses Festtagen oft und mir vorgestellt, wie still Sie sein müssen in Ihrem einsamen Fort zwischen den leeren Bergen, über die sich jene großen südlichen Winde stürzen, als wollten Sie sie in großen Stücken verschlingen. Die Stille muß immens sein, in der solche Geräusche und Bewegungen Raum haben, und wenn man denkt, daß zu allem noch des entferntesten Meeres Gegenwart hinzukommt und mittönt, vielleicht als der innerste Ton in dieser vorhistorischen Harmonie, so kann man Ihnen nur wünschen, daß Sie vertrauensvoll und geduldig die großartige Einsamkeit an sich arbeiten lassen, die nicht mehr aus Ihrem Leben wird zu streichen sein; die in allem, was Ihnen zu erleben und zu tun bevorsteht, als ein anonymer Einfluß fortgesetzt und leise entscheidend wirken wird, etwa wie in uns Blut von Vorfahren sich unablässig bewegt und sich mit unserm eigenen zu dem Einzigen, nicht Wiederholbaren zusammensetzt, das wir an jeder Wendung unseres Lebens sind.

Je sais déjà presque traduire des phrases entières.