Diégèse Les narratrices et les narrateurs
Journal d'Ulrich en 2020 - 39 jours -
Ulrich vit et travaille à Florac en Lozère.











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mardi 9 janvier 2024 jeudi 9 janvier 2020 Si j'avais su, j'aurais passé les fêtes de fin d'année à Florac. C'est ici que je les passe d'ordinaire et je ne sais pas quelle mouche nous a piqués que de vouloir aller à Palavas. C'est sans doute la station balnéaire la plus proche de la sous-préfecture de la Lozère. Ce n'est pas la plus riante pour passer des fêtes de fin d'année. Nous nous sentions un peu confinés. L'ambiance était vraiment étrange et l'hôtelier semblait penser que nous étions des espions à la solde de quelque puissance ennemie.

J'avais choisi Palavas pour sa proximité avec la cathédrale de Maguelone, vaisseau de pierre inattendu sur le tombolo qui va de Frontignan, au sud, jusqu'à la Grande-Motte. La promenade à pied depuis ce qui sert de centre à Palavas n'est pas désagréable. Nous avons même vu des baigneurs. Il y a quelques années, je les aurais volontiers rejoints. Je suis désormais devenu frileux.

Le dernier jour du séjour, nous avons fait une dernière fois la promenade jusqu'à Maguelone et c'est là que je lui ai annoncé que je souhaitais que nous nous séparions. Et puis, je suis parti. Quand je suis rentré à l'hôtel, ses affaires avaient été débarrassées. Je suis rentré seul à Florac avec la voiture de location.




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lundi 15 janvier 2024 mercredi 15 janvier 2020 Cela fera demain déjà une semaine que je vis seul à Florac. Il y avait bien une quinzaine d'années que cela ne m'était pas arrivé. Quand je lui ai dit que je voulais que nous nous séparions, je n'imaginais pas que ce serait aussi soudain, aussi brutal. Une rupture, c'est d'abord rompre avec la concertation. Même quand on choisit de rompre, on n'en choisit pas les modalités et celles-ci sont surprenantes.

Je me demande quand j'ai choisi de rompre ou même quand j'ai pensé pouvoir choisir de rompre. C'est assez indécidable. Dans les films et les romans, les auteurs font croire qu'il faut un fait déclencheur, qui peut être une dispute ou la découverte d'une trahison. Ce n'est pas le cas pour moi. D'ailleurs, je pense que les faits présentés comme les causes de la rupture ne sont en vérité que des prétextes. La séquence n'est pas : « tu me trompes, donc, je te quitte. », mais bien : « Je veux te quitter, or tu me trompes, ce qui me permet de rompre, ce qui m'en donne l'occasion. »

Pour être suffisamment précis, la rupture diffère sensiblement de la séparation. Dans « rupture », il y a toujours de la violence. Peut-être ne voulais-je qu'une séparation sans rupture ? Il est trop tard pour qu'il en soit autrement.




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lundi 29 janvier 2024 mercredi 29 janvier 2020 Il faut que je me décide à acheter une voiture. Jusqu'alors, nous avions sa vieille guimbarde, bien suffisante pour aller faire les courses. Il nous arrivait, non sans crainte, d'aller jusqu'à Mende et à Marvejols, soit environ cent kilomètres aller et retour. Pousser plus loin ne nous aurait pas semblé raisonnable. C'est d'ailleurs pour cela que nous avions loué une voiture pour aller à Palavas-les-Flots. Je vais aller chez Giraud, le concessionnaire Peugeot de Mende. Mais, il faut que je trouve quelqu'un qui accepte de m'y emmener...

Et puis aussi, il faut que je m'assure que la banque suivra. La séparation me coûte cher. J'ai gardé l'appartement, mais je suis seul pour payer le loyer. Je vais devoir faire des heures supplémentaires. Le problème, c'est que faire des heures supplémentaires quand on est à son compte ne rapporte pas nécessairement plus d'argent. Je devrais plutôt diversifier mes activités. On verra bien.

Je n'ai toujours aucune nouvelle. Je vais finir par m'inquiéter.




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samedi 10 février 2024 lundi 10 février 2020 Je croise les doigts. C'est demain que je dois aller chercher ma nouvelle voiture à Mende. J'ai finalement pris un modèle Peugeot en L.L.D. C'est ce qui me revient le moins cher tous les mois. J'ai appris à cette occasion que L.L.D signifie « Location Longue Durée ». C'est un peu comme un contrat de mariage qui prévoirait le divorce.

En parlant de divorce, une cliente, fort jolie, a proposé de m'emmener à Mende. Je n'ai pas refusé. Elle porte le prénom étrange mais très joli de « Ombrelle ». Je me demande comment ses parents ont pu faire accepter ce prénom à l'État-civil. Mais, peut-être n'est-ce pas son prénom de naissance. Elle va aussi à la salle de sport. Bref, elle est super. Et elle vient, m'a-t-elle dit, de divorcer. Il faut quand même que je fasse attention à ne pas m'emballer. Je vais lui proposer de l'inviter à déjeuner à Mende après avoir récupéré la voiture. Je verrai bien si elle accepte.

Ai-je envie d'être de nouveau en couple ? Je ne sais pas. Ai-je envie d'être amoureux ? Je sens bien qu'il est un peu trop tard pour me poser la question.




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mercredi 14 février 2024 vendredi 14 février 2020 J'ai rendez-vous avec Ombrelle ce soir et c'est la Saint-Valentin. Je lui ai proposé en souriant de nous voir le 14 au soir et elle a accepté en souriant. Je vais lui faire un petit cadeau, un de ces petits cadeaux qui n'engagent à rien mais qui soulignent une complicité naissante. J'ai commandé sur l'internet un bandeau coloré pour faire du sport. J'espère qu'il lui plaira. Il est dit qu'il a des vertus relaxantes. J'ai réservé à La Salamandre au bout de l'esplanade du marché. Il paraît que c'est bien et que c'est abordable. J'ai bien conscience que d'aller dîner en couple le soir de la Saint-Valentin peut déjà sembler une forme d'engagement. Pourtant, il ne s'est rien passé entre nous. J'allais écrire : il ne s'est encore rien passé entre nous. C'est bien le signe que j'ai quelque chose derrière la tête... J'ai l'air malin avec mon petit cadeau et mon invitation légère. Mais après tout, elle aussi a peut-être quelque chose derrière la tête.

Mais en tout cas, je sais désormais que je n'ai pas envie d'être en couple et que ça se finisse à Palavas-les-Flots.




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mercredi 28 février 2024 vendredi 28 février 2020 Ombrelle est partie. Elle n'est pas partie pour toujours et elle n'est pas partie fâchée. Elle est seulement partie voir sa mère à Brive. Elle ne m'a fort heureusement pas proposé de l'accompagner, ce qui aurait été une manière un peu dure d'officialiser notre liaison. Ce n'est pas d'ailleurs que cette liaison soit clandestine. Elle est libre autant que je le suis et nos amis respectifs savent qu'il y a « quelque chose » entre nous. Mais, justement, ce « quelque chose », ni elle ni moi ne voulons l'expliciter pour le moment. Ce « quelque chose » fait que nous nous voyons presque tous les jours, fait que je l'attends souvent à la sortie du travail, que nous faisons de longues promenades dans le froid, que nous nous réchauffons en nous tenant dans les bras l'un de l'autre et que nous passons plusieurs nuits de la semaine dans le même lit. Et bien sûr, nous faisons l'amour, nous nous embrassons sur la bouche avec la langue. Nous faisons des courses ensemble. Je crois qu'avec tout cela, nous ressemblons vraiment à un couple et que nous pouvons dire à bon droit qu'il y a bien « quelque chose » entre nous. Mais quoi ?




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dimanche 3 mars 2024 mardi 3 mars 2020 Ombrelle m'a appelé dimanche soir pour me dire que sa mère ne se sentait pas très bien et qu'elle allait rester auprès d'elle. J'espère que sa mère n'a pas attrapé le virus chinois dont tout le monde parle. Elle n'est pas allée en Chine mais elle travaille à l'hôpital de Bordeaux, or c'est dans cet hôpital que les premiers cas ont été détectés. J'espère que sa mère se remettra rapidement et qu'Ombrelle pourra revenir à Florac.Depuis le 29 février, dans l'Oise, les rassemblements sont interdits.

Le médecin de la mère d'Ombrelle a utilisé un drôle de terme. Il lui a dit que si sa mère avait le COVID, elle serait elle-même « cas-contact ». Je parie que ce terme va faire florès avec ses trois « c » et ses deux « a ». Ça s'entend bien et ça se dit bien. c'est un peu comme le fameux slogan publicitaire des années 1980 « Clic Clac Merci Kodak ». Je suis donc certain que si l'épidémie se confirme et se développe, ce qui semble bien être le cas, alors, même à Florac ça va faire florès.

« Faire florès à Florac... Signé Furax... » Bon, je délire, je ferais mieux d'aller me coucher.




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jeudi 21 mars 2024 samedi 21 mars 2020 Bon, c'est fait... Nous sommes confinés. Ombrelle est restée à Bordeaux et je suis à Florac. Elle a attrapé une forme légère du COVID. De ce fait, elle ne voit plus sa mère. Elle vit dans le même appartement, mais l'une et l'autre ne sortent pas de leur chambre. Elles commandent sur internet de la nourriture qui leur est livrée. Elles commandent des livraisons à des heures différentes.

Tout cela est angoissant.

Avec Ombrelle, nous nous sommes parlé hier en visioconférence. Il a suffit de télécharger une application. C'était drôle de faire cela. Mais, je pense que cette expérience renforce l'attachement que nous avons l'un pour l'autre. C'est quand même bizarre, mais je dois l'avouer, nous nous sommes dit pour la première fois que nous nous aimions sur ordinateur. Cela avait un petit côté dramatique, surtout que la mauvaise connexion hachait les images et le son. Le président de la République a dit que nous étions en guerre. Ce soir-là, nous avions vraiment l'impression de l'être. Je crois bien que nous pleurions.




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samedi 23 mars 2024 lundi 23 mars 2020 C'est fait, j'ai vu sur internet que les textes officiels organisant le confinement ont été publiés. C'est encore un bel exemple du centralisme français. Le COVID en Lozère est quasi inexistant et si je pars me promener sur les chemins, je peux bien faire plus d'un kilomètre sans rencontrer qui que ce soit. Ici, nous ne souffrons pas de la pénurie de masques. D'ailleurs, je n'ai jamais vu en ville que le maire pour en porter un et aussi le sous-préfet, mais il sort peu. Ceux qui ont fait des réserves partagent avec les autres. Moi qui me demandais si c'était une bonne idée de vivre à Florac, même devenue Florac-Trois-Rivières, je ne me pose plus de questions.

Mais il faut que je me renseigne, car mon activité professionnelle de guide et de moniteur de canoë dépend du tourisme et sans tourisme, pas de revenus. Je suis en auto-entrepreneur. J'espère que je vais avoir le droit à des aides, sinon, je ne sais pas comment je vais faire. Je vais regarder s'il n'y a pas de demandes d'embauche temporaire, mais je crains que non. Déjà, l'emploi n'est pas ce qui fait florès à Florac (jeu de mot), mais en ce moment, c'est carrément sinistré. Peut-être la mairie a-t-elle besoin de bras pour porter des paniers-repas aux personnes âgées isolées ? Je vais m'occuper de tout cela.

Ombrelle est toujours isolée à deux pièces de distance de sa mère qu'il va peut-être falloir hospitaliser.




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mardi 2 avril 2024 jeudi 2 avril 2020 Le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, a annoncé que l'on pourrait bientôt avoir les formulaires justifiant les sorties sur les téléphones portables. C'est franchement formidable. Je me demande si on va aussi inventer des lignes de démarcation numériques. Je peux très bien les imaginer. Chaque citoyenne et chaque citoyen au-dessus de douze ans aurait l'obligation de porter en permanence sur elle ou sur lui un téléphone mobile doté de l'application « Border ». Les technos du ministère de l'Intérieur lui auraient donné un nom anglais pour faire plus vrai. On peut même penser qu'ils l'auraient volontiers appelée « Borderline » avant qu'un communicant un peu moins décérébré ne l'empêche en en révélant la signification. Ensuite, un périmètre serait assigné sur justificatifs à chacune et à chacun. Les critères seraient divers et fondés sur l'âge, potentiellement sur le genre, les conditions de ressource... Si l'on y réfléchit un peu, cela rendrait visibles les conditions de déplacement réelles de la population hors temps de pandémie. Plus on est vieux et aisé, plus on peut se déplacer. Les enfants sont consignés à des trajets précis et nécessairement limités. Il en va de même du pauvre qui, dans les pires des cas, est assigné à résidence sur un bout de carton dans le métro d'une métropole.

Les critères d'autorisation de déplacement annoncés ne font pas mention d'un amour naissant comme un motif de nécessité absolue. Ce sont donc de mauvais critères qui m'empêcheront d'aller à Bordeaux.




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mercredi 10 avril 2024 vendredi 10 avril 2020 Nous sommes devenus, Ombrelle et moi, experts des logiciels de vidéoconférence. Nous décalons nos conversations, car, à partir de huit heures du matin et au moins jusqu'à vingt-deux heures, le réseau est souvent saturé. C'est incroyable d'ailleurs de constater comment une population considérée comme rurale s'est vite habituée à échanger par ce canal et ce, à tous les âges ou presque. Hier, je suis sorti pour mes courses essentielles ou considérées comme telles. J'attendais à la boulangerie dans laquelle seule la boulangère portait un masque et des gants pour servir. Il y avait devant moi une dame plus très jeune, et même très avancée en âge, qui racontait à l'une de ses connaissances qu'elle avait fait un zoom la veille au soir avec ses enfants qui étaient à Paris. Je l'aurais volontiers embrassée, mais, ce n'est pas conseillé et c'est même interdit.

Il y a tellement d'interdictions que certains en inventent même. Un copain qui travaille à la mairie m'a dit qu'ils recevaient tous les jours ou presque des lettres de dénonciation. Il n'a pas fallu longtemps pour que les délateurs sortent du bois. Même si, la délation, en Lozère, n'a jamais été une tradition locale. Peu importe, il en suffit de quelques-uns et le ton est donné.




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dimanche 14 avril 2024 mardi 14 avril 2020 On en aurait, selon le Président de la République, jusqu'au 11 mai. Le déconfinement, selon lui, ou plutôt, selon ce qu'il nous dit, serait progressif et sélectif. Moi je propose que Florac soit une terre d'expérimentation. Elle ferait d'ailleurs partie des villes les moins touchées par le virus. Et je propose aussi que l'on autorise les Bordelaises qui le souhaitent à revenir en Lozère et plus particulièrement dans sa sous-préfecture.

Je ne sais pas si ma proposition sera entendue.

La mère d'Ombrelle va un peu mieux. Ombrelle semble aller bien. Elle peut désormais sortir en ville pour aller faire les courses. C'est déjà ça.

Quelle drôle de période... Si, comme l'avait dit le président Macron, nous sommes en guerre, il s'agit bien là d'une drôle de guerre.

Je lis que le Président est déjà en campagne. Les élections sont en 2022. Espérons que les gens pourront sortir pour aller voter.




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lundi 22 avril 2024 mercredi 22 avril 2020 Je n'avais avant la pandémie jamais lu le Journal officiel, ni les comptes rendus du Conseil des ministres sur le site internet de l'Élysée. On se prend vite au jeu. L'activité réglementaire, en ce moment, est particulièrement touffue et le gouvernement publie des ordonnances qu'il modifie ensuite en fonction de l'état sanitaire du pays. Aujourd'hui, par exemple, il s'agit d'adapter le prolongement de la trêve hivernale aux territoires et départements d'Outre mer. C'est une bien bonne chose. Je ne lis pas que l'on puisse adapter les mesures de confinement à l'état amoureux. Voilà qui est bien dommage et l'on devrait pouvoir sans difficulté aller de Florac à Bordeaux au seul motif d'embrasser sa bien aimée.

Surtout qu'elle va bien maintenant, si je la crois et si je crois ce que je vois lors de nos échanges par visioconférence. Sa mère aussi va mieux. Beaucoup mieux même. Elle sont toutes les deux sorties de l'isolement obligatoire et peuvent même aller faire leurs courses essentielles en dehors de chez elle.

Et si je m'échappais de Florac malgré les mesures de police ? Je vais mieux y réfléchir. Je pourrais faire une surprise à Ombrelle pour le premier mai, par exemple.




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jeudi 2 mai 2024
samedi 2 mai 2020
Le pays est fatigué. Son économie est fatiguée. Les beaux jours arrivent et plus que jamais les gens ont envie de se saisir du printemps. Le déconfinement est annoncé pour le 11 mai. J'espère que la date n'en sera pas repoussée.

Je ne sais pas si ma relation avec Ombrelle va survivre à ce long éloignement. Les appels téléphoniques et en vidéo s'espacent. On n'a plus grand chose à se dire. Je vois mal comment il pourrait en être autrement. Au début, il y avait au moins les bulletins de santé à partager, mais maintenant, sauf à ce que j'attrape le COVID avant le 11 mai, tout le monde va bien. Sa mère a encore besoin d'une assistance respiratoire, mais c'est géré.

Je ne suis même pas certain qu'Ombrelle reviendra à Florac et elle ne semble pas pressée que je vienne à Bordeaux dès la fin du confinement.

Bref, je ne sais plus où nous en sommes. Notre jeune couple aura peut-être succombé aux mesures de protection contre la pandémie.




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mardi 14 mai 2024 jeudi 14 mai 2020 Le point épidémiologique publié aujourd'hui par le ministère de la Santé ou l'une de ses agences est formel : les indicateurs épidémiologiques de circulation du SARS-CoV2 sont en baisse depuis six semaines en France, sauf à Mayotte. Il n'en reste pas moins que ces dernières 24 heures, on a compté 351 nouveaux décès dûs à cette saloperie, portant le décompte morbide à 27 425 personnes décédées. Cela fait seulement 4 jours que le déconfinement a augmenté et tout le monde se rue sur les magasins dont la marchandise était jugée comme non essentielle. On ne sait pas si la pandémie ne va pas repartir.

Le Premier Ministre Édouard Philippe a annoncé que les Français pourront voyager dans l'Hexagone cet été. C'est la seule bonne nouvelle, à supposer qu'Ombrelle veuille un jour revenir de Bordeaux ou qu'elle accepte que je vienne la voir.

Je ne vais pas provoquer d'explications. Elle a été très éprouvée par la maladie de sa mère et la sienne propre. Notre histoire était à peine naissante quand elle est partie. Je me suis peut-être raconté des histoires. On verra bien. En attendant, je vais préparer le matériel pour les touristes de cet été puisque touristes il y aura semble-t-il.




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samedi premier juin 2024
lundi premier juin 2020
C'est le lundi de Pentecôte. Il y en a qui travaillent, d'autres non. Il y a encore plus de quatorze mille personnes hospitalisées et il y a eu 31 morts des suites de la COVID ces dernières vingt-quatre heures. Il n'y a eu aucun mort en Espagne. Cela ne veut pas dire que le pays est sorti de la pandémie. En France,  il y avait environ deux mille personnes de plus dans les hôpitaux la semaine dernière. Tout semble indiquer que la pandémie reflue. Cependant, l'OMS a rappelé que le virus n'était pas devenu moins pathogène.

Je ne vais pas aller à Bordeaux. Ombrelle semble réticente à l'idée que je vienne et ne parle toujours pas de revenir à Florac. C'est peut-être mieux que l'on en reste là. Je ne suis même plus certain que je la reconnaîtrais dans la rue.

Quand la vie sera redevenue normale, nous aviserons, ou plutôt, j'aviserai. Mais je ne suis pas certain que la vie redeviendra normale un jour. En tout cas, ce ne sera pas la même normalité qu'avant le COVID.




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mercredi 19 juin 2024
vendredi 19 juin 2020
Je n'y crois pas ! J'ai attrapé le COVID à Florac !

Je ne sais pas combien de cas il y a eu en ville jusqu'à présent mais ça doit se compter sur les doigts de la main. Je me demande comment je l'ai attrapé. C'est sûr que la plupart des pays européens ouvrent de nouveau leurs frontières, sauf l'Espagne, mais ça ne devrait pas trop tarder.

Peu importe. J'espère au moins que cela favorisera mon immunisation. J'ai beaucoup de fièvre, je tousse, je n'ai ni goût ni odorat et du courage pour rien. Même tenir mes mains sur le clavier de l'ordinateur m'est pénible.

Ce virus est quand même une vraie saloperie. Je l'ai lu, bien sûr, comme tout le monde, mais c'est très différent quand on l'a. C'est comme si on avait adopté un mauvais animal domestique par inadvertance. On vit avec et il vous détruit. Il allonge les distances, alourdit les objets, rend tout projet difficilement réalisable.

Cela pourrait sembler paradoxal, mais le fait que j'aie le COVID semble nous avoir rapprochés Ombrelle et moi.




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jeudi 27 juin 2024 samedi 27 juin 2020 Je sors progressivement du COVID. Je n'ai pas eu d'autres complications, notamment de complications pulmonaires, qui semblent pourtant courantes, mais comme frappant les personnes de manière aléatoire. Tel sportif hyperventilé toussera quand tel fumeur invétéré continuera de tousser également, mais à cause du tabac. J'ai un temps pensé descendre à Marseille pour tenter de me faire prescrire le médicament miracle du Professeur Raoult. Mais, il n'est pas certain que ce monsieur, malgré tous ses diplômes et malgré sa position officielle, ne soit pas un charlatan. L'histoire le dira.

Je vais essayer de reprendre les cours de canoë-kayak sur la rivière mais, il faut que je fasse moi-même d'abord plusieurs descentes pour repérer l'état de la rivière et aussi pour vérifier que je suis assez en forme pour me sortir de l'eau si nécessaire et surtout pour sortir une ou un stagiaire.

Ombrelle m'y encourage, ce qui me semble bon signe. Je lui ai proposé de s'inscrire. Elle n'a pas dit oui, mais elle n'a pas dit non. Ce serait bien de la revoir à Florac en faisant du Kayak, et pas seulement pour la rime.




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mercredi 3 juillet 2024
vendredi 3 juillet 2020
Ombrelle arrive à Florac demain. Je n'y crois pas. Je n'ai pas osé lui demander où elle allait loger et je ne lui ai pas proposé de venir chez moi. Je pense d'ailleurs qu'elle a gardé son appartement et qu'elle va donc le reprendre sans problème.

Je ne sais pas si je dois aller chez le coiffeur. Si j'y vais aujourd'hui, ça se verra demain que j'y suis allé la veille. Mais si je n'y vais pas, je vais paraître négligé. Je sais bien qu'il y a pire comme dilemme mais peu importe, je n'arrive pas à le résoudre. Je pense que j'irai demain matin. Il n'y a  rien d'étrange à aller chez le coiffeur le samedi matin et c'est pure coïncidence si elle arrive aux alentours de 14 heures.

Je vais l'inviter à dîner à la maison. Il est encore trop tôt pour retourner au restaurant. Mais si je l'invite à la maison, cela pourrait paraître un peu insistant, sinon inconvenant. Je vais donc l'inviter au restaurant. Encore faut-il que j'en trouve un ouvert et dont les prix seront compatibles avec mes moyens.

Je suis vraiment complètement fauché. Et les cours de canoë ne reprennent que lundi. Et je n'ai pas eu beaucoup d'inscrits. Peu de gens savent que c'est déjà possible de refaire du kayak sur la rivière.




20
dimanche 21 juillet 2024
mardi 21 juillet 2020
Je lis que le centre des finances publiques de Florac est fermé jusqu'au 30 juillet pour cause de suspicion de cas de COVID-19. Il n'y a rien d'extraordinaire à cela, mais on a tellement envie de faire comme si ce virus était derrière nous que tout le monde est surpris. Je l'ai appris d'ailleurs par hasard en ville en allant à la boulangerie. Et puis, il est vrai qu'à Florac, la population ne se sentait presque pas concernée.

Les cours de kayak sur la rivière reprennent doucement, mais surtout les cours d'initiation pour les enfants. Ombrelle ne s'est pas inscrite. D'ailleurs, je ne l'ai presque pas vue. Nous avons pris un café de temps en temps près de l'église comme deux étrangers. On pourrait dire que le COVID nous a rendus étrangers l'un à l'autre.

C'est comme si elle avait quelque chose à me dire, sinon à m'avouer et qu'elle n'osait pas, ou qu'elle n'y parvenait pas. À vrai dire, cela m'est un peu égal. Certaines histoires de cœur se terminent dans la violence des émotions quand d'autres tombent d'elles-mêmes comme les feuilles des arbres à l'automne. Nous sommes certainement dans l'automne de notre histoire, dont le printemps a été volé par le coronavirus.

Ce n'est pas la meilleure période de ma vie. Ce ne sera pas non plus la pire, je pense.




21
mardi 6 août 2024
jeudi 6 août 2020
Je dîne avec Ombrelle aujourd'hui. C'est assez inattendu. Nous nous sommes croisés par hasard au supermarché. Nous étions embarrassés comme deux adolescents. Nous ne nous sommes évidemment pas fait la bise, ce qui avec nos masques aurait ajouté du ridicule à un risque de contagion, même ténu, ayant été contaminés tous les deux.

C'est elle qui a proposé de dîner. Et elle a proposé que ce soit chez moi. Elle m'a un peu dicté le menu pour que je ne me trompe pas. Elle est végan et intolérante au Gluten. Cela exclut une grande part de mon alimentation habituelle. La pizza, par exemple ne sera pas au rendez-vous. Sauf, si je trouve une pâte sans gluten ou si je parviens à faire une pâte à pizza avec une farine sans gluten. Pour la garniture, cela sera plus simple. Elle a bien précisé qu'elle ne mangeait pas de poivron. Je me suis bien fait préciser qu'elle mangeait des tomates.

Je me demande comment va se passer la soirée. Si je ne trouve pas de farine sans gluten, je ferai une salade. Je ne ferai pas de dessert avec du lait car elle est aussi intolérante au lactose.

J'espère qu'elle n'est pas intolérante à moi.




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mardi 20 août 2024
jeudi 20 août 2020
Nous nous voyons presque tous les jours et surtout sur la rivière. Ombrelle s'est inscrite aux cours, que je lui ai offerts bien volontiers. Elle est vraiment superbe et très douée. Je pourrais presqu'en faire une championne, même s'il est un peu tard, déjà. Après tout, c'est une discipline olympique.

En cette fin août, les indicateurs épidémiques ne sont pas bons. Il y aurait eu plus de 4700 nouveaux cas ces dernières vingt-quatre heures. Le sinistre ministre de l'Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, exclut le report de la rentrée et annonce que les enseignants de maternelle seront dispensés de masque. Ici à Florac, le nombre de cas de COVID est encore proche de zéro. C'est notre privilège. Et il semblerait que même les touristes ont eu le bon goût de laisser le COVID chez eux. Cela dit, c'est aussi qu'ils sont fort peu nombreux. Malheureusement. Heureusement que j'ai réussi à faire valoir la baisse de revenus de mon activité saisonnière, car sinon, je ne sais pas bien comment je ferais.

Ombrelle n'a pas ces soucis. Elle perçoit sa bourse de doctorat. Elle vit dans un appartement qui appartient à ses parents et pendant l'année scolaire, elle ajoute à cela le revenu de quelques cours particuliers. Elle est historienne, mais elle fait aussi réviser le français et jusqu'à la sixième le calcul.

Notre relation est toujours aussi chaste et nous n'en parlons pas. Après tout, nous sommes bien ensemble et le COVID a refroidi beaucoup d'élans libidinaux. L'échange de fluides n'est pas à la mode.




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lundi 26 août 2024
mercredi 26 août 2020
La saison se termine. J'arrêterai les cours de canoë-kayak le 13 septembre. Je vais prendre un peu de vacances. Je n'en peux plus de répéter toujours la même chose. Je crois aussi que j'ai envie de me baigner dans la mer. Je ne suis pas retourné à la mer depuis ce mois de janvier funeste quand nous avons rompu. Je n'ai jamais eu de nouvelles d'ailleurs. Il est vrai que je n'en ai jamais pris.

Je crois que je vais conjurer le sort en retournant sur les lieux de cette rupture inopinée. Palavas-les-Flots est fréquentable et même agréable en septembre et un de mes élèves de l'été dernier y loue un petit appartement qui appartenait à sa grand-mère. Je vais proposer à Ombrelle de venir avec moi, tout en craignant qu'elle accepte. Je vais d'abord vérifier que l'appartement a bien deux chambres. Je ne voudrais pas qu'elle croie que je lui tends un piège. Ce serait un doux piège, mais ce serait un piège.

Ombrelle a cette particularité de n'être ni proche, ni lointaine. Je ne dirais pourtant pas d'elle qu'elle garde ses distances. Ce n'est pas ce que je ressens et d'ailleurs, plusieurs fois pendant l'été, nous avons été très près l'un de l'autre, physiquement. Pourtant, quelque chose n'est pas résolu entre nous. C'est un peu comme si la pandémie avait éteint le désir.




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dimanche premier septembre 2024 mardi premier septembre 2020
Je sais pourtant que les dernières semaines de l'été sont les plus dangereuses. Les élèves, surtout les plus jeunes, croient tout savoir du canoë-kayak et sont moins attentifs aux consignes que je leur donne. Dans le même temps, les conditions météorologiques se font plus variables. C'est la saison des orages et celle conjointe d'épisodes cévenols aussi violents que soudains. On ne sort donc pas très loin. Mais, cela suscite des frustrations qu'il faut gérer. Et personne ne veut prendre en compte que le moniteur est fatigué. J'ai donc été un peu vif avec un jeune. Ses parents sont venus me voir pour se plaindre. J'ai été un peu vif avec les parents. Le père m'a dit qu'il me ferait retirer ma licence, ce à quoi j'ai répondu que je préférais perdre ma licence qu'un de mes élèves dans une crue. Cela les a momentanément calmés. Mais, avec ce genre de personnes, rien n'est certain. Je verrai bien sir je reçois un courrier ou non.

Pour tout arranger, le tout de France, retardé cette année à cause du COVID, passe par Florac. La sous-préfète de Florac, qui s'appelle Chloé a publié un arrêté de 14 articles, qui m'a au moins appris que la sous-préfète s'appelle Chloé. En gros, il faut laisser passer le tour, ne pas copier les badges, bref ne pas faire l'idiot. Je n'ai d'ailleurs pas envie de faire l'idiot. Je ne sais pas s'ils auront besoin de volontaires ou non. J'irais bien voir passer le tour avec Ombrelle. Je vais lui demander si l'idée la tente.

J'ai hâte en fait de partir en vacances avec elle. J'ai hâte de partir en vacances, même sans elle.




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mercredi 11 septembre 2024 vendredi 11 septembre 2020
Nous sommes arrivés à Palavas et je retrouve Palavas comme je connais Palavas. Je viens ici depuis l'enfance, mais c'est à l'adolescence que j'ai préféré la station balnéaire. Tout semblait plus simple ici à l'adolescent que j'étais. C'est d'ailleurs ici que je suis monté dans mon premier canoë, qui était un canoë de mer, lourd, trop lourd, surtout pour moi qui étais encore une brindille. Je me suis dit que ce serait bien d'essayer un canoë plus léger et de faire de la glisse en rivière. J'ai eu la chance d'accomplir mon rêve.

Nous avons célébré mon anniversaire. J'ai vingt-sept ans et cela me semble déjà vieux. Ombrelle me dit que ce n'est vraiment pas vieux. C'est facile pour elle de dire cela. Elle n'a que vingt-trois ans à peine. Moi, je me souviens du 11 septembre 2001. J'avais donc huit ans. C'était peu de temps après la rentrée des classes. On n'avait pas encore de téléphone mobile dans nos cartables, mais je me souviens de la mère d'un copain qui était venu le chercher en début d'après-midi en insistant pour l'emmener avec elle. Elle était persuadée que c'était le début de la troisième guerre mondiale. Alors, on nous a réunis dans la salle de sport pour nous expliquer que quelque chose de grave s'était produit très loin d'ici, à New-York, mais que nous étions en sécurité et que ce n'était pas du tout le début de la troisième guerre mondiale.

Le soir, j'ai regardé le journal télévisé avec mes parents. Je me souviens de cette forme qui s'est lancée dans le vide. Elle me revient souvent en mémoire. Je n'ai pas bien dormi cette nuit-là. Ombrelle, bien sûr, n'avait aucun souvenir. Cela, me dit-elle, lui faisait penser aux jeux vidéos de son grand-frère.




26
mercredi 25 septembre 2024 vendredi 25 septembre 2020
Il ne s'est rien passé entre Ombrelle et moi pendant ces petites vacances. Mais, nous sommes rentrés ensemble à Florac. Alors que la dernière fois que j'étais venu, j'étais rentré seul.

Je crois que je vais laisser tomber cette histoire. Un échec de plus. C'est à croire que je ne parviens pas à être amoureux. Ou plutôt, je ne parviens pas à faire que la personne dont je suis amoureux soit aussi amoureuse de moi. C'est peut-être aussi que je ne suis pas suffisamment amoureux.

Ombrelle m'a avoué qu'elle avait rencontré un garçon à Bordeaux. Je ne lui ai pas demandé comment elle l'avait rencontré et elle ne me l'a pas dit. Je ne sais pas ce qui s'est passé entre eux. Mais, elle m'a dit qu'elle l'avait encore dans la tête. Je lui ai dit que je comprenais très bien.

Mais en fait, je ne comprends pas du tout pourquoi elle ne me l'a pas dit plus tôt et surtout pourquoi il aura fallu attendre d'être à Palavas-les-Flots pour qu'elle me dise cela.

Je suis assez fier de moi. J'ai fait bonne figure. Et puis je suis sorti pour aller courir. L'avantage d'être sportif c'est que l'on peut sortir pour aller courir. Cela évacue le stress plus rapidement que la marche. J'ai très bien couru ce jour-là.




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dimanche 29 septembre 2024 mardi 29 septembre 2020
Je ne sais pas ce que je vais faire de cet hiver. J'ai fermé l'école de canoë-kayak. Je n'ai pas les finances pour aller dans l'hémisphère sud. De toute façon, les voyages internationaux sont encore limités. Je n'ai plus d'amourette en vue. Je n'ai plus d'amour en vue. Je suis seul à Florac, l'une des plus petites sous-préfectures de France.

Cela m'inquiète de me sentir aussi sec et désœuvré. Même le sport ne me fait plus envie. Fort heureusement, je parviens à me forcer à courir tous les jours et à m'entraîner avec le matériel que j'ai chez moi. C'est une routine qui me fait du bien. Si j'arrêtais, je crois que j'en mourrais.

J'ai croisé Ombrelle hier en face de la poste. Je l'ai trouvée bien jolie. Elle m'a fait un signe de la main. Elle était en pleine conversation téléphonique. Elle m'a tourné le dos comme on le fait pour signifier que l'on ne veut pas être dérangé. Je n'ai pas traversé la rue. Je ne suis pas allé à la poste. D'ailleurs, je n'avais rien à y faire.

Il ne faut pas que je reste à Florac. Je dois trouver un autre point de chute. Au moins pour l'hiver.




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samedi 5 octobre 2024 lundi 5 octobre 2020
On devrait toujours faire attention à ce que l'on écrit ou à ce que l'on dit. Quand je relis la dernière page de ce carnet, les mots résonnent en moi de manière étrange. J'écrivais devoir chercher et sans doute trouver un autre point de chute. Je crois que je l'ai malheureusement trouvé. En voulant remonter un canoë coincé par une racine, j'ai lourdement chuté sur des rochers. J'ai dû être hélitreuillé et je suis hospitalisé à Mende. Je suis dans une coque. Le médecin m'a assuré que je pourrai remarcher. Mais, ce sera au prix d'une rééducation exigeante. En revanche, il m'a dit que ce serait sans doute difficile de refaire du canoë. Cela sollicite trop la colonne vertébrale. Je lui ai répondu que c'était pourtant mon métier. Il m'a dit que ma colonne vertébrale ne savait pas que c'était mon métier, voire, que justement, elle en avait assez d'être malmenée.

Je suis donc à l'hôpital. J'ai un masque contre le COVID. Les médecins aussi. J'ai l'impression que je suis dans l'antichambre de la mort. Mais ce doit être à cause des antalgiques. On m'a dit que j'avais eu de la morphine et qu'on avait changé pour que je ne m'habitue pas.

En tout cas, je peux écrire. Je peux lire aussi. Je pourrais sans doute téléphoner si j'avais quelqu'un à qui parler.




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lundi 7 octobre 2024
mercredi 7 octobre 2020 J'ai eu une surprise. L'infirmière est entrée pour faire mes soins et m'a dit que j'avais de la visite. Je me suis étonné car je ne voyais pas qui pouvait venir me voir. Mais, c'est que je n'avais pas réfléchi. Ce ne pouvait être qu'elle et c'était elle. Ombrelle est venue me voir à l'hôpital. Malgré le masque anti-covid, obligatoire en ces temps particuliers, elle était encore plus ravissante que dans mon souvenir.

L'heure n'était ni aux déclarations, ni aux explications. Elle s'est assise sur le bord du lit et nous avons parlé comme de vieux amis, que nous ne sommes pourtant pas. Elle a un nouveau travail, qu'elle aime bien. Elle va sans doute quitter Florac pour s'installer à Bordeaux. J'ai osé lui demander si c'était pour vivre avec son amoureux. Elle m'a dit qu'elle n'avait pas d'amoureux à Bordeaux et que c'était pour se rapprocher de sa mère, qui avait rechuté. J'ai fait une mauvais plaisanterie sur la chute et la rechute. Et elle a ri.

C'était incroyable de constater combien nos relations étaient apaisées, à l'opposé de nos dernières rencontres.

En partant, radieuse, elle m'a dit en riant qu'elle avait toujours détesté faire du canoë.




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samedi 19 octobre 2024 lundi 19 octobre 2020 J'ai commencé la rééducation. Ce qui est amusant, c'est que l'on m'a envoyé pas très loin de Palavas-les-Flots, à la clinique mutualiste Jean Léon, à La Grande Motte. Je dois avoir quelque chose à faire à Palavas pour qu'à chaque moment important de ma vie, j'y sois comme appelé.

La clinique n'est pas désagréable pour une clinique. Les chambres sont petites, mais elles sont équipées d'une petite cuisine qui me permet de faire chauffer de l'eau pour les pâtes. Quand je suis triste, c'est le seul aliment qui me fasse vraiment envie.

Le kiné qui me suit est positif et encourageant alors je fais des progrès rapides. Il est vrai que mon entraînement quotidien aide beaucoup à cela. L'infirmière rigole en me disant que je suis le plus musclé de toute la clinique, brancardiers compris. Je ris aussi pour ne pas le décevoir, mais cela ne me fait pas rire. Et si c'est une technique de drague de sa part, ce n'est pas malin, parce qu'elle est bien placée pour savoir que je ne suis pas en mesure de faire des galipettes torrides.

Je ne suis pas certain d'en avoir envie.

Ombrelle est venue me voir. Elle a pris une chambre dans un hôtel pas loin. Je l'ai trouvée très belle.

Nous avons beaucoup pleuré. Nos masques anti covid étaient trempés.




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jeudi 31 octobre 2024 samedi 31 octobre 2020 Pour la Toussaint, j'ai demandé à Ombrelle si elle acceptait de me conduire au cimetière le plus proche, celui de la Grande Motte. Quand on est blessé, affaibli, il est toujours bon d'aller chercher la protection des morts. Les ignorants craignent les morts, comme s'ils pensaient que ceux-ci allaient les tirer par la jambe pour les attirer dans une tombe, comme dans les films d'horreur. C'est une mascarade de l'industrie du divertissement. Les morts, en fait, ne nous veulent que du bien et c'est pourquoi nos lointains ancêtres ont toujours choisi de les garder au plus près, dans des grottes ou des jardins, pour pouvoir bénéficier de leurs bienfaits.

Nous sommes donc allés avec Ombrelle au cimetière. Ce n'est pas très loin, mais je marche encore difficilement et Ombrelle avait insisté pour prendre le fauteuil. Il n'a d'ailleurs pas été inutile pour le retour.

Nous sommes restés longuement à circuler entre les tombes dans ce cimetière-jardin aux arbres majestueux. Il faudra y revenir au printemps, mais les tombes étaient fleuries et il y avait pas mal de personnes, surtout des femmes, car, ce sont surtout les femmes qui fleurissent les tombes et pas seulement parce qu'elles vivent plus longtemps que les hommes.

Nous avions acheté une bruyère à l'un des fleuristes du port et nous l'avons déposée sur la tombe d'une très jeune femme. Ses parents avaient mis sa photo sur la tombe et elle souriait. Sur la bruyère, il était écrit « à notre amie ». Nous qui n'avons pas d'amis en commun, nous avions désormais une amie. Nous lui avons promis de revenir la voir chaque année. Il faudra bien tenir cette promesse.

Il y avait bien sûr les parents et amis des morts récents du COVID. Ils portaient tous des masques, comme si le virus demeurait actif, même après la mort.







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lundi 4 novembre 2024
mercredi 4 novembre 2020
J'ai réussi. Nous sommes allés tous les jours au cimetière sur la tombe de la jeune morte que nous avons adoptée. Je m'étais donné pour objectif de faire l'aller et le retour sans utiliser le fauteuil. Et, donc, j'ai réussi. Le médecin à qui j'ai raconté cela ce matin ne pouvait pas le croire. Je ne lui ai pas dit que mon objectif était maintenant de pouvoir faire ce voyage sans les béquilles. Puis viendra le moment de tenter d'améliorer le temps qu'il me faut pour y aller et pour en venir. Mais je n'en suis pas encore là.

Je rentrerai si tout va bien à Florac à la fin du mois. Je pourrais aussi déménager ici. Mais ce sera pour plus tard. Il faut que je règle la question du club de canoë-kayak, que je cède l'affaire et le matériel et je ne sais pas qui je vais trouver en plein hiver. Ce serait plus facile sans doute au printemps, quand on commence à préparer la saison.

Demain, on me met dans la piscine. Je me demande d'ailleurs pourquoi on ne l'a pas fait plus tôt. S'il y a quelque chose que je sais faire, c'est bien nager et je peux très bien nager plusieurs centaines de mètres sans les jambes. Or, à ce que je sache, il n'y a que les jambes qui sont affaiblies depuis l'accident.

Je vais demander aussi à aller à la salle de gymnastique de l'établissement.

Je pense que ça va aller.




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dimanche 10 novembre 2024 mardi 10 novembre 2020 Je fais des progrès que le médecin a qualifiés de surprenants. Je pourrais presque participer aux cérémonies du 11 novembre demain. Mais, je n'ai rien à y faire. Je ne sais d'ailleurs pas s'il y a même un monument aux morts à la Grande Motte. Je vais demander au kiné. Il saura peut-être.

Ombrelle est repartie à Florac. J'en profite pour mettre les bouchées doubles pour ma rééducation physique, même si, pour ma rééducation psychique, elle est le meilleur exercice et le meilleur médicament que l'on pourrait me prescrire.

Au fond de moi, je suis persuadé que je pourrai un jour refaire du canoë. Je suis encore faible des jambes mais mon torse et mes bras sont intacts. Le bassin se rééduque assez rapidement et c'est important pour l'assise et pour l'équilibre. Si j'en crois les conditions nécessaires à la pratique olympique de mon sport, avec un bon entraînement, je peux même envisager d'être sélectionné aux jeux olympiques de Paris en 2024. Je pourrais même être en KL3.

Pas très loin d'ici, je pourrais m'entraîner sur le bassin du Thau. Mais je crois que le club de Mende propose aussi l'activité. Je vais demander à Ombrelle si elle accepterait de m'emmener pour voir le club et pour les rencontrer. J'en connais bien sûr déjà certains membres. On s'est croisés sur l'eau et dans les compétitions. Mais, à l'époque, je ne m'intéressais pas au paracanoë.

J'ai hâte.




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samedi 16 novembre 2024 lundi 16 novembre 2020 Bon, c'est décidé. Je quitte la Grande Motte à la fin de la semaine. J'ai trouvé un centre de rééducation à Mende. J'en profiterai pour m'inscrire au club de paracanoë. Je vais aussi déménager de Florac à Mende. Ce n'est pas un long déménagement, mais je ne pourrai pas le faire tout seul, évidemment. Et mes finances ne sont pas florissantes. Je pourrais peut-être avoir des aides et un appartement accessible en fauteuil.

Les médecins disent que je ne resterai pas toute ma vie en fauteuil, mais que pour le moment, c'était préférable de ne pas sortir marcher seul. Je risque de tomber et tombant, de me faire mal. Ce n'est pas le moment.

Je vais demander à Ombrelle si elle veut venir habiter avec moi à Mende. Je verrai bien si elle accepte.

J'ai demandé au médecin s'il pense que j'aurai un jour de nouveau des érections. Il est resté évasif. On peut faire beaucoup de choses sans érection, mais je préfèrerais quand même retrouver cela. Je me sentirais plus en confiance et je suis sûr que cela m'aiderait aussi dans ma rééducation.

J'en ai un peu assez de toute cette histoire. Mais je dois l'accepter. Je n'ai pas le choix.

En fait, on ne choisit pas grand chose dans la vie.




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jeudi 28 novembre 2024 samedi 28 novembre 2020 C'est le jour du déménagement. C'est ombrelle aidée par quelques connaissances qui a tout fait ou presque. Je me suis contenté de lui indiquer ce que je gardais, ce que je donnais et ce qui trouverait place à la déchetterie.

Je voyais tout à l'heure ces hommes, ces travailleurs, qui portaient les cartons avec vaillance et qui les mettaient dans le camion avant de les reprendre quelques heures plus tard pour les déposer dans l'appartement de Mende. Ombrelle l'appelle « l'appartemende ». C'est une jolie trouvaille. Elle dit aussi que c'est doux d'aller « amande ». Je crois que je suis encore amoureux. En fait, je crois bien que je n'ai pas cessé d'être amoureux d'elle, Ombrelle.

Pendant tout le déménagement, je suis resté dans le fauteuil, comme pour bien montrer aux gars que je n'aidais pas pour une raison impérieuse. Quand je me suis levé pour aller aux toilettes, le patron et un autre gars se sont précipités pour m'aider à aller jusque là, c'est à dire à dix pas. Je les ai remerciés. Il ne s'agissait pas aujourd'hui de faire une démonstration de mes progrès.

J'habite à côté du rond point de la bête. Je suppose qu'il s'agit de la bête du Gévaudan, qui ressemble plus à un dragon marin. Peut-être que le sculpteur a confondu avec le monstre du Loch Ness.

J'entame une nouvelle vie.

Je regretterai peut-être la douce Florac.




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samedi 30 novembre 2020 lundi 30 novembre 2020 Je m'habitue lentement à mon nouvel appartement de Mende. Lentement, c'est bien le mot d'ailleurs. Je vais lentement partout là où je vais. J'avance prudemment. Le kiné m'a bien dit qu'il était vraiment préférable que je ne tombe pas, que cela ralentirait certainement la rééducation, qui, par ailleurs, avance bien.

Je ne suis pas encore allé me présenter au club de canoë kayak tout à côté. Me présenter n'est pas vraiment le terme adéquat d'ailleurs, car ils me connaissent, ou plutôt ils me connaissaient. Ils ne me connaissent pas encore tel que je suis aujourd'hui, un peu désarticulé. Ils ne seront pas surpris. Mon histoire a fait le tour des clubs, surtout ceux de Lozère et du Gard, que je connais presque tous. Mais il paraît que lorsque l'on me voit pour la première fois, ça fait drôle.

Ombrelle semble s'être habituée. Elle me soutient quand il faut me soutenir. Elle m'attend quand il faut m'attendre et me laisse aller quand elle voit qu'il n'y a pas d'obstacle.

Elle est vraiment parfaite et je me demande pourquoi un temps nous nous sommes séparés. Certes, elle avait eu une histoire, mais moi aussi j'ai eu une histoire... avec des rochers.

Il ne s'est encore rien passé physiquement entre nous, même si, selon toute apparence, de ce côté-là, ça fonctionne bien sinon parfaitement. C'est déjà ça. D'ailleurs, je ne sais même pas comment c'est possible. C'est bon signe. Mais, si ça fonctionne, ça ne sert pas beaucoup.

Chaque chose en son temps.




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lundi 16 décembre 2024
mercredi 16 décembre 2020
On m'a raconté aujourd'hui une histoire rigolote. Il y a deux ans à peine, un sous-préfet ici a dû changer de poste parce qu'il avait été surpris en galante compagnie. Je n'ose même pas croire que ce soit encore possible de nos jours. Il paraît qu'il avait été pris en pleine action dans une camionnette en bord de route nationale. C'est à croire qu'on lui a tendu un piège. Le pauvre. Lui qui venait d'être promu sous-préfet pour la première fois de sa carrière, il a été rétrogradé à Sainte-Menehould. Je n'ai aucune idée d'où cela peut bien être, a fortiori j'ignorais qu'il y eût là une sous-préfecture. La préfectorale est plus rigoriste que l'Église. Je suis sûr que si c'était le curé que l'on avait pris ainsi en flagrant délit de péché de luxure, l'évêque n'aurait rien dit. Il faut dire que l'on manque plus de curés que d'aspirants sous-préfets dans ce pays. En l'occurrence, il semblerait que dans cette histoire, ce n'était pas lui qui... aspirait.

Je suppose que ce sont les médicaments que l'on me donne qui me font écrire des cochonneries et même des cochoncetés. Je pense plutôt que c'est l'abstinence. Je passe les détails.

Ombrelle passe tous les jours ou presque. Elle m'a dit qu'elle avait une proposition à me faire. Je me demande ce qu'elle peut être. J'espère qu'il ne s'agit pas d'aller passer noël avec elle à Bordeaux chez sa mère.

J'exagère. Si elle me le proposait, bien sûr, j'accepterais.




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mercredi 18 décembre 2024
vendredi 18 décembre 2020 Bingo ! J'avais bien deviné. Elle m'a proposé d'aller passer noël chez sa mère à Bordeaux. Je lui ai d'abord demandé si elle habitait au rez-de-chaussée, maximum au premier étage ou bien s'il y avait un ascenseur où tient un fauteuil roulant. Je peux encore en avoir besoin. Elle habite au dernier étage, il y a une terrasse et un ascenseur très vaste. J'ai demandé à Ombrelle ce qui ferait plaisir à sa mère mais elle m'a dit que dans sa famille, la tradition était de ne pas faire de cadeaux pendant les fêtes de fin d'année et de privilégier les anniversaires. Je n'ai pas demandé quand était l'anniversaire de sa mère. Nous n'en sommes pas à ce degré d'intimité.

Pour Ombrelle, j'ai ma petite idée. Mais je dois vite passer la commande avant qu'il ne soit trop tard pour la recevoir avant les fêtes.

De Mende à Bordeaux, c'est 500km en prenant l'autoroute afin de ne pas trop solliciter ma colonne vertébrale.

Je vais quand même demander à mon médecin si je peux faire le trajet en voiture jusqu'à Bordeaux. Pour venir ici, j'avais une coque et une ambulance. J'ai une ceinture de maintien, mais ce ne sera peut-être pas suffisant. Je ne vais pas arriver chez la mère d'Ombrelle en ambulance !




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lundi 30 décembre 2024 mercredi 30 décembre 2020 Je crois bien que je vais passer seul le passage de l'année. Mon médecin m'a formellement interdit de faire deux fois 500km en voiture, une fois pour aller à Bordeaux et une fois pour en revenir. C'est ainsi.

Je dois absolument éviter de faire le bilan de cette année 2020, si catastrophique pour moi comme pour beaucoup de gens sur toute la planète. Dans les journaux, les récapitulatifs habituels sont principalement consacrés à la maladie.

Il y a eu aussi d'autres faits que l'on retiendra. Le Brexit effectif le 31 janvier ; la mort de George Floyd à Minneapolis sous les coups de la police  ; l'explosion du port de Beyrouth ; l'assassinat de ce professeur, Samuel Paty ; l'attentat de la basilique de Nice... et même la mort de Valery Giscard d'Estaing.

Je vais finir l'année seul, avec mes blessures physiques et mentales. Je vais prendre des médicaments. J'espère ne pas en prendre trop.